samedi 31 octobre 2015

Que doit-on aux cadavres?

Il y a assez longtemps, j'avais soulevé la question du respect dû aux morts (Cadavres et objets d'art). La conclusion de l'époque était qu'il y a une morale à l'égard des choses, et pas seulement à l'égard des personnes, ce qui m'autorisait à rapprocher cadavres et œuvres d'art, comme des exemples d'objets devant être traités correctement. Pour être complet, j'aurais pu ajouter d'autres objets ayant une valeur symbolique, sans être des œuvres d'art, comme le drapeau de la nation, des pierres tombales, des symboles religieux, etc. 
Je voudrais ici reprendre cette discussion en la développant davantage, ce qui va m'amener à prendre mes distances avec ce que je soutenais à l'époque. Il me semble maintenant que j'étais un peu trop naïf en soutenant qu'il peut y avoir une morale à l'égard des choses.

Ayant eu à donner des cours à des étudiants infirmiers, j'ai été surpris de voir que leur notion de personne est assez éloignée de celle que la philosophie véhicule le plus souvent. Pour la philosophie, une personne est un être conscient, consciente d'elle-même, capable de délibérer, décider, s'imputer des actes, etc. Je ne dis pas que tous les philosophes sont d'accord avec Locke, mais que tous partagent une idée assez proche. Une personne est un agent suffisamment conscient pour agir de manière réfléchie, et suffisamment intelligente pour se représenter comment sont les choses. Cela a une conséquence, qui apparaît explicitement dans le texte de Locke (ESEH, II, 27) : La notion de personne est un sous-ensemble de la notion de vivant, qui est elle-même un sous-ensemble de la notion de chose. Donc, par définition, une personne est vivante. Pour Locke, une personne morte n'est pas une personne du tout. Je pense que tout le monde partage cette idée, au moins chez les philosophes. Il y a parfois des discussions au sujet des fœtus, pour savoir s'ils sont des personnes potentielles et pour savoir si ce genre de concept a un sens, mais aucun philosophe ne parle des cadavres comme étant des personnes, assorties d'une modalité quelconque.
Or, il ressort justement de mes discussions avec les infirmiers qu'il y a pour eux une continuité stupéfiante de la personne, avant et après la mort. Pour eux, c'est la même personne qui peut se trouver dans deux statuts, vivant ou mort. Autant pour un philosophe personne morte est une contradiction dans les termes, autant pour un infirmier, une personne peut être vivante ou morte. D'un point de vue pratique (et psychologique), cela se comprend assez bien : quand une personne alitée passe progressivement de la vie inconsciente à la mort, la transition est douce, et il semble qu'il faille traiter de la même manière la personne vivante alitée et la personne morte. Pourtant, bien qu'on puisse comprendre que la ressemblance des apparences pousse les infirmiers à ne pas marquer la différence entre vivant et mort, on est bien obligé de rappeler les évidences qui vont suivre.

Le problème direct et évident concernant le respect des morts vient du fait que toutes les théories morales reposent d'une façon ou d'une autre sur le devoir de prendre en compte les intérêts d'autrui. J'ai proposé tout récemment cette lecture en termes d'intérêts pour la morale kantienne. Je n'y reviens pas. En deux mots, une action est moralement correcte si et seulement si la maxime de l'action peut être rendue publique et les autres tenir cette maxime pour acceptable. Et si les autres trouvent cette maxime acceptable, c'est justement parce qu'elle traite leurs intérêts à égalité avec celle de l'agent. Il me semble que la lecture en termes d'intérêts s'applique assez naturellement à l'utilitarisme aussi. L'utilitarisme est une doctrine qui soutient que l'action moralement correcte est celle qui maximise la satisfaction des intérêts de tous les individus, en accordant à tous ces intérêts une égale prétention à la satisfaction (l'immoralité consistant à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres, ou bien à agir de sorte que des intérêts soient lésés). Habituellement, on parle aussi de l'éthique des vertus comme de la troisième théorie morale. J'aurais beaucoup plus de mal à réduire cette approche à celles des intérêts. Cependant, cette théorie est aussi bien trop abstraite pour pouvoir s'appliquer de manière intéressante au problème des morts. Car dire que la morale consiste à être vertueux est une chose, mais l'éthique des vertus ne donne pas de critère permettant d'identifier une action comme morale, ni de critère permettant de découvrir les vertus. Je vais donc la laisser de côté. 
Agir moralement est donc tenir les intérêts d'autrui pour d'égale importance aux siens. Mais cela signifie que l'on n'a aucun devoir à l'égard des morts, car les morts, évidemment, n'ont aucun intérêt. Ils ne vivent plus donc ils n'ont pas des intérêts liés à leur survie. Ils n'ont plus non plus de souci relatif à ce que l'on dit d'eux, puisqu'ils ne peuvent plus entendre ce qu'on dit. Etc. Toutes les notions morales classiques : respect du consentement d'autrui, liberté, égalité de traitement, bienveillance, etc. ne marchent plus à l'égard des morts. N'étant ni agent ni patient, mais juste de la chair humaine, il n'y a plus de considération morale qui s'applique à eux. Donc, le respect des morts ne peut pas être le respect pour les intérêts du mort. Il faut trouver autre chose.
La solution la plus évidente marche assez souvent, mais pas toujours. Elle consiste à soutenir que respecter les morts n'est pas dans l'intérêt des morts, mais dans l'intérêt de la famille des morts. En effet, massacrer ou ridiculiser un cadavre, ce serait assez directement insulter, humilier la famille du mort, et on peut évidemment admettre qu'il soit immoral d'humilier des personnes. Cependant, pour un libéral, il n'est pas non plus totalement évident qu'humilier soit moralement interdit. En effet, un libéral affirme que seule la nuisance à autrui doit être interdite, or, ce genre d'humiliation n'est pas exactement une nuisance à autrui. Massacrer un cadavre attriste sa famille, mais ne nuit pas aux intérêts de cette famille. Or, attrister des personnes est un droit, du moins pour un libéral. D'ailleurs, Ruwen Ogien, qui défend habituellement ce genre d'idées, ne s'est à ma connaissance jamais prononcé sur le sujet des cadavres, et il me semble évident que ce serait un sujet bien plus intéressant et sensible que celui des drapeaux, sur lesquels il s'est prononcé. Car dire qu'il n'y a rien d'immoral à brûler un drapeau même si cela choque les patriotes est une chose. Mais dire qu'il n'y a rien d'immoral à laminer un cadavre même si cela choque sa famille est déjà plus osé. On pourrait tenter de soutenir qu'enterrer un membre de sa famille est un droit. Néanmoins, l'enterrement n'est pas conditionné au bon état du cadavre. On peut enterrer un mort en mauvais état, ou même enterrer quelqu'un avec un cercueil vide. Et dernière chose, il arrive aussi que les cadavres n'aient pas de famille. Peut-on alors les massacrer à sa guise? Cela nous gêne à peu près autant que de massacrer un cadavre qui a une famille. C'est donc que le fait de respecter les cadavres n'est pas lié aux intérêts de la famille, puisque le bon état du corps n'est pas dans l'intérêt de la famille, et il semble qu'on est tenu de respecter les cadavres même s'ils n'ont pas de famille.
Un second argument consiste à parler des devoirs envers soi-même, plutôt qu'envers les autres. Cet argument est globalement acceptable, mais là encore, pas complètement. Il consiste à soutenir qu'on ne doit pas massacrer les morts parce que cela nous rend insensibles et cruels à l'égard des vivants et de leur souffrance. En effet, entre massacrer un mort et massacrer un vivant, il semble y avoir une frontière assez poreuse, et s'habituer à massacrer un mort rend cette frontière encore plus poreuse. Pour éviter cette pente savonneuse, on interdit donc de toucher aux morts. De cette façon, les gens ne prennent pas de mauvaise habitude et ne deviennent pas insensibles. C'est juste, mais il y a des professions qui touchent et découpent des corps, et qui pourtant ne suscitent pas la moindre réprobation morale. Prenons le cas des médecins légistes. Ils peuvent très bien découper les morts au scalpel, voire même les défigurer totalement, sans que nous trouvions que ce soit immoral. Cela provoque probablement du dégoût, mais un dégoût qui est esthétique et non moral. C'est pourquoi on voit souvent, dans les films, des personnes vomir de dégoût en voyant manipuler un cadavre, sans que cela soit associé à de la réprobation morale. Par contre, il y en aurait si le légiste joue avec le cadavre, au lieu de faire son travail avec un but précis. C'est quelque chose d'assez inexplicable. En effet, on dit parfois que la fin justifie les moyens : on fait quelque chose de mal, mais en vue de quelque chose de bien. Mais personne ne dirait que pour les légistes, la fin justifie les moyens. Ils ne font pas quelque chose de mal en vue d'un bien. C'est plutôt que ce qu'ils font n'est ni bien ni mal. Ils ne font que récolter des informations (ou autres) sur un cadavre. Il me semble qu'on n'y voit pas vraiment de problème moral, sauf si, et c'est ce qui est inexplicable, cela devient un jeu. Là encore, il me semble que l'explication par les devoirs envers soi-même n'est pas suffisante, parce qu'on ne reproche pas au médecin légiste de négliger un devoir envers soi-même. Il faut rechercher une meilleure explication. 

Je précise que je ne fais pas durer le suspens, mais que je fais part d'une certaine difficulté à trouver ce qui ne va pas dans la question du respect des morts. Je partage comme tous les membres de ma culture le sentiment que cela cloche de massacrer les morts, mais je pense avoir montré que les doctrines philosophiques ne sont pas à même d'expliquer pourquoi. On pourrait aussi se pencher sur l'anthropologie, mais on serait vite obligé d'avoir à discuter des croyances qu'on ne partage plus vraiment. Par exemple, si les morts nous surveillent encore, et peuvent nous punir en nous envoyant de mauvais sorts, on comprend qu'il faille prendre soin de leur corps et les enterrer dignement. Mais plus grand monde ne croit à la survie des âmes, et à peu près plus personne ne croit que les morts nous envoient des mauvais sorts. Il est possible que beaucoup de cultures aient adopté ce genre de croyances, et que nous ayons pris un certain pli psychologique, en traitant bien nos morts, de sorte que les croyances ont disparu aujourd'hui mais que ce pli psychologique perdure. 
D'autant plus que pas mal de clichés anthropologiques (il faudrait faire un long travail d'enquête pour savoir si ces clichés ont toujours cours, ce qui dépasse le cadre de ce post) associent l'enterrement des morts au passage à l'humanité. De sorte que ne plus manifester ce respect pour les morts revient à sortir de l'humanité pour retourner à l'animalité ou à la barbarie. On trouverait donc quelques points communs structurants toute société humaines : interdit de l'inceste, enterrement des morts. Le premier interdit permettrait à la société de se reproduire, donc de produire des vivants, alors que la seconde règle permettrait de fixer le rapports des vivants aux morts.
Je crois que cette explication est la plus satisfaisante, parce que nous avons le même type de prévention à l'égard de l'inceste qu'à l'égard du respect des morts. Nous sommes scandalisés par le massacre des cadavres de la même façon que par les relations entre pères et filles ou entre frères et sœurs. Dans les deux cas, nous sommes embarrassés de réduire cela à un dégoût seulement esthétique, mais nous ne savons pas non plus très bien comment justifier cela d'un point de vue moral. Je ne dit pas que mon argument est une preuve, mais il me semble qu'il est un bon indice que le respect des morts est seulement une longue pratique anthropologique, mais pas quelque chose qu'on puisse moralement justifier. On ne doit rien aux cadavres, on les respecte comme on respecte les règles de politesse y compris si elles ne servent à rien. 

3 commentaires:

  1. Clovis II le Fainéant6 novembre 2015 à 20:49

    Amusant et pertinent. Un système libéral soucieux d'efficacité économique (ou benthamien, ce qui en l'occurrence revient au même) devrait aller plus loin, il devrait autoriser la mise à disposition des cadavres (récents) des cannibales contre rémunération. Il faudra bien sûr un peu de régulation : édicter des normes sanitaires sur la qualité des cadavres, créer des labels sur le type de cadavre et ses morceaux, etc.

    Je ne suis pas sûr qu'on puisse massacrer un mort. Je cite le Grand Robert, article "massacrer" : "(1564). Compl. désignant des personnes. Tuer avec sauvagerie et en masse (des êtres qui ne peuvent pas se défendre). "
    Autrement dit, on ne peut massacrer un mort que s'il est une personne. Si tu penses qu'un mort n'est pas une personne, tu ne peux donc le massacrer.

    (Evidemment, le Grand Robert mentionne aussi un usage familier du mot : "Mettre (une chose) en très mauvais état." Mais ce blog répugne au registre familier, n'est-ce pas ?)

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    1. Erratum : il faut lire "autoriser la vente des cadavres aux cannibales"

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    2. Tout à fait d'accord. J'imagine déjà les éleveurs de la filière porcine crier à la concurrence déloyale.

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