jeudi 15 octobre 2015

Interprétation hétérodoxe de l'impératif catégorique

Je voudrais proposer ici une lecture de l'impératif catégorique kantien qui n'a certainement pas la prétention d'être une lecture acceptable pour l'historien de la philosophie. Par certains aspects, elle s'oppose même à la lettre du texte de Kant (je m'appuierai essentiellement sur les Fondements de la métaphysique des mœurs). En cela, cette lecture est hétérodoxe. Néanmoins, je voudrais la présenter quand même parce qu'elle a le mérite de rendre compréhensibles certains points de doctrines qui sont difficiles à comprendre si on les prend à la lettre, et de plus, elle me semble extrêmement simple à comprendre. Ainsi, sa valeur est de pouvoir éclaircir certaines thèses de Kant au lieu de se battre sans fin dans des querelles exégétiques. Par ailleurs, cette lecture me semble suffisamment acceptable pour être défendable en tant que conception morale à proprement parler. Il ne s'agit donc pas seulement d'une lecture d'un texte de Kant, mais de la construction d'une position en matière d'éthique normative. 

Je voudrais expliquer l'impératif catégorique kantien. Selon lui, cet impératif, qui est unique, a néanmoins trois formulations :
1) je dois agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que la maxime de mon action devienne une loi universelle.
2) je dois agir de telle sorte que je traite l'humanité aussi bien dans ma personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. 
3) je dois me considérer, au même titre que tout autre être raisonnable, comme volonté instituant une législation universelle (un règne des fins).
Ceci étant posé, je serai moins soucieux de la lettre du texte. Kant essaie de montrer que ces trois principes expriment de l'impératif catégorique respectivement la forme, le contenu, et la réunion des deux. Cela permet de montrer pourquoi il y a trois et seulement trois formulations, mais cette explication de Kant est loin d'être claire. Kant essaie de distinguer fins objectives et fins subjectives, et ceci aussi est loin d'être évident. Kant développe beaucoup le thème de l'autonomie de la volonté, thème aussi assez délicat. Je voudrais faire plus simple.

Pour ce faire, il me semble qu'il faut renoncer à un dualisme des volontés rationnelles et des intérêts empiriques, voire pathologiques. Contre l'usage que fait Kant du terme d'intérêt, qui le lie presque toujours à la partie de l'homme qui est déterminé par la nature, je voudrais utiliser ce terme au sens de quelque chose que l'agent reconnaît comme bon pour lui. Une personne a de multiples intérêts, qui correspondent aussi bien à ce que cette personne valorise à titre de moyen, que ce qu'elle valorise à titre de valeur intrinsèque, de fin. En un certain sens, ce choix est encore plus dualiste que Kant. Car il revient à soutenir qu'il n'y a rien de tel que des intérêts dans la nature. La nature est rempli de corps et de mouvements, mais pas d'intérêts. Un intérêt n'existe que si la raison (Kant dirait la volonté) tient quelque chose pour bon. Un intérêt est donc le résultat d'une évaluation, et n'est donc pas simplement une tendance naturelle.
Cette définition de l'intérêt par ce qu'un agent tient pour bon a une conséquence : seule une personne peut avoir des intérêts. L'ensemble des êtres vivants n'en a aucun. Un animal ou une plante n'a pas d'intérêt, faute d'avoir les capacités rationnelles lui permettant de se représenter un choix à faire, de justifier ce choix, de s'imputer des actions, etc. Il y a bien entendu des choses bonnes et mauvaises pour un animal, mais ces choses ne le sont que relativement à un point de vue choisi arbitrairement par l'homme. Nous trouvons évidemment que rester en vie n'est pas un intérêt totalement arbitraire,et donc, en un sens, il est admissible de tenir le fait de rester en vie pour un intérêt objectif de l'animal ou de la plante. Pourtant, cet intérêt-là n'a pas ce statut réflexif qu'un intérêt a chez une personne, qui est toujours capable de l'examiner et de le mettre en balance avec d'autres. Après tout, pour nous humains, il arrive parfois que notre intérêt pour notre vie soit confronté à d'autres intérêts, par exemple la justice, le bien-être de nos proches, etc. Il n'y a pas de raison qu'en droit, un animal ne puisse pas avoir un conflit semblable. Sauf que, faute de moyens intellectuels pour avoir ce genre de délibération, l'animal est condamné à n'avoir que les intérêts que nous humains voulons bien leur concéder, sur la base d'une observation (en gros : vivre pour les plantes et animaux, ne pas souffrir pour les animaux sensibles). 

Armé de ma notion d'intérêt, je souhaite maintenant expliquer le premier impératif kantien. Toute action humaine est motivé par un intérêt. Cet intérêt se retrouve dans l'intention de l'action : une action intentionnelle est une action réalisée dans le but de parvenir à satisfaire l'intérêt qui la suscite. Par exemple, mon intérêt est de rester en bonne santé. Je vais donc à la pharmacie acheter des médicaments pour me soigner. Ici l'intention de l'action d'aller à la pharmacie est le fait de se soigner. L'intention est donc reliée à l'intérêt qui est de rester en bonne santé. 
L'impératif exige d'agir de sorte que la maxime de mon action devienne une loi universelle. Il est incontestable que la maxime de mon action est l'intention de mon action. Kant ne se demande jamais ce qu'il se passerait si une action était universalisée (ce serait grotesque, car cela rendrait presque tout immoral). Il se demande ce qui se passerait si une action considérée selon une certaine intention était universalisée. Par exemple, l'action de mentir à son banquier avec l'intention de ne jamais rembourser le prêt qu'il va me consentir est-il moral? Non répond Kant, car l'universalisation de l'intention de tromper aboutirait à une situation paradoxale, dans laquelle il ne serait plus possible de tromper. En effet, si tout le monde avait l'intention de tromper, les banquiers ne prêteraient tout simplement pas, ce qui ferait disparaître toute occasion de mentir. 
Cet impératif peut être exprimé en termes d'intérêts. Ce qu'il prescrit, c'est de se demander si nous pourrions vouloir que nos intérêts soient publiquement observables, ou connus de tous. C'est ici le sens de l'universalité. En imaginant que tout le monde a les mêmes intérêts, on se représente une situation dans laquelle tout le monde connaît nos intérêts. Or, certains intérêts ne seraient jamais satisfaits s'ils étaient publics. Par exemple, obtenir de l'argent sans le rembourser est un intérêt qui ne supporte pas la publicité. Si autrui sait que j'ai cet intérêt, alors il ne me prêtera pas d'argent. De même, désirer manipuler quelqu'un par la persuasion, désirer le violenter pour avoir un rapport sexuel, désirer monter dans un bus sans avoir payer, sont tous des intérêts qui ne survivraient pas à leur publicité. Si mon interlocuteur sait que je veux le manipuler, cela ne marche plus. Si une personne sait que je veux la violer, elle va s'éloigner. Si le chauffeur de bus sait que je ne veux pas payer, il va appeler le contrôleur. Bref, l'universalisation kantienne signifie l'exigence de publicité des intérêts.
On voit d'ailleurs que la publicité des intérêts n'a un effet que parce qu'autrui a aussi ses propres intérêts. Mon interlocuteur veut croire seulement des choses qu'il a jugées lui-même ; la personne ne veut avoir des rapports sexuels que consentis ; et la compagnie de bus veut gagner de l'argent. Sans ces intérêts antagonistes, la loi morale n'aurait aucun sens. Voilà, il me semble, de quoi expliquer bien plus simplement que Kant pourquoi la morale se destinerait aux êtres raisonnables. Au lieu de chercher à tout prix pourquoi la raison aurait une valeur par elle-même, ou pourquoi une volonté bonne serait bonne, on peut simplement dire que la morale est seulement la règle qui permet de vérifier que mes intérêts n'empiètent pas sur les intérêts des autres. Et cette règle est donc très simple : supposant que mes intérêts sont accessibles à tous les autres, alors sont morales toutes les actions qui n'obligeraient pas les autres à changer de ligne de conduite pour éviter que je nuise à leurs intérêts. 

j'en viens maintenant au second énoncé de l'impératif catégorique, celui exigeant de traiter les humains comme des fins, et jamais seulement comme des moyens. Là encore, cet énoncé est profondément obscur. On comprend assez bien ce que signifie instrumentaliser autrui, mais l'idée de traiter une personne comme un but est à la limite du non-sens. Une personne n'est pas un but. Les seuls buts que nous pourrions avoir, c'est être ami avec une personne, avoir de l'argent, être de bonne humeur et en bonne santé, etc. Être ami avec quelqu'un est un but, mais ce quelqu'un n'est pas un but. Donc, il faut réexpliquer correctement cet impératif.
Là encore, c'est la notion d'intérêt qui permet d'en rendre compte. Traiter une personne comme un moyen, c'est tenir ses intérêts pour secondaires par rapports aux nôtres. C'est donc se permettre de sacrifier les intérêts des autres si cela peut bénéficier aux nôtres. Reprenons l'exemple du banquier à qui je mens pour avoir un prêt. Son intérêt est d'être remboursé. Le mien est de nuire à ses intérêts en vue de garder tout l'argent. Je hiérarchise donc ses intérêts et les miens, en tenant les siens pour inférieurs aux miens, ce qui justifie que je en lui rembourse pas l'argent qu'il m'a prêté. Instrumentaliser revient toujours à cela. Au contraire, tenir l'autre pour une fin, c'est tenir ses intérêts pour ayant même valeurs que les nôtres. Moi-même, ma propre existence et mon propre bien-être sont des fins pour moi, et c'est pourquoi mes intérêts sont absolus, et ne peuvent être sacrifiés pour quelque motif que ce soit. Or, être moral, c'est, selon Kant, estimer que la vie et le bien-être des autres est aussi une fin pour moi, donc que les intérêts des autres sont aussi absolus que les miens. Je ne peux donc pas sacrifier les intérêts des autres pour servir les intérêts de quiconque (aussi bien moi-même, que mes proches, ou la société). 
C'est probablement ici que l'on voit la différence radicale entre Kant et les approches utilitaristes. Pour Kant, un intérêt est toujours absolu, il ne peut pas être abandonné pour un motif quelconque, excepté, évidemment, si cet intérêt porte le projet de nuire à d'autres intérêts. La personne étant égale à toutes les autres, ses intérêts ne peuvent être sacrifiés au nom de ceux des autres. Voici donc mon explication de la dignité de la personne : avoir une dignité, c'est avoir des intérêts qu'on ne peut pas sacrifier au nom de la satisfaction d'autres intérêts, aussi beaux et nobles qu'ils puissent être. Seul le consentement d'une personne permettrait d'aller contre ses intérêts, justement parce que ce consentement signifie que la personne abandonne un (ou plusieurs) de ses intérêts. En acceptant, par exemple, de mourir pour sauver deux autres personnes, celui qui le fait admet que son intérêt n'est dorénavant pas de rester en vie, mais que les deux autres personnes survivent. La personne peut donc très bien adopter des intérêts altruistes, et renoncer à ses intérêts égoïstes. Mais il n'est jamais possible de sacrifier les intérêts d'une personne. Au contraire, pour l'utilitarisme, c'est la valeur en termes de bien-être qui compte, et non pas le respect des intérêts. Une société ou un individu peut donc très bien aller contre les intérêts de quelqu'un parce que cela augmenterait la somme totale de bien-être. L'utilitarisme refuse totalement l'idée de dignité des personnes : le respect des intérêts n'a aucune valeur morale particulière. C'est d'ailleurs aussi pour cette raison que l'utilitarisme est infiniment plus éloigné du libéralisme que Kant. L'utilitarisme pourrait réaliser le bonheur collectif en forçant les gens. Alors que pour Kant, il est tout simplement incompatible avec l'idée que les personnes sont des fins en soi que l'on puisse les forcer. 

Il reste maintenant à examiner la dernière formulation de l'impératif catégorique. Celle-ci énonce que nous devons nous considérer comme législateur d'un règne des fins. Cela signifie que nous sommes moraux si nous représentons nos intérêts comme entièrement compatibles avec ceux des autres, et donc que nous agissons au sein d'un monde dans lequel les actions et intérêts des autres ne sont jamais antagonistes avec les nôtres. Le règne des fins est une sorte d'utopie, une représentation d'un paradis moral. Tant que je me vois comme égoïste, je me vois nécessairement comme en conflit avec les autres, parce que je dois bien admettre que les autres seront aussi égoïstes et que nos intérêts seront inévitablement antagonistes. Alors que si je suis parfaitement moral, je souhaite que mes intérêts et mes actions puissent être totalement compatibles avec ceux des autres. Ils peuvent le devenir si ces intérêts sont parfaitement publics, et que ceux des autres le sont aussi. 
Bien sûr, cela ne signifie pas que tout dans le monde soit rose, parfait, sans douleur, sans tension. Il restera des pauvres, des amoureux éconduits, des grands malades, etc. Simplement, cela signifie que la manière dont se passent les choses est entièrement compatible avec les intérêts de chacun. Je peux bien me ruiner dans des entreprises hasardeuses, mais cela se sera passé sans que je fraude, ni que mes clients tentent de ne pas me payer. Je peux bien avoir une vie amoureuse frustrée, mais cela se sera passé sans que je me livre à des activités adultères ou autres. Je peux bien avoir perdu mes procès, mes parties de football, mais cela se sera passé selon des règles dont je reconnais la validité. Bref, la vie peut encore être affreuse dans le règne des fins, mais elle est entièrement morale, c'est-à-dire que les intérêts de tous sont absolument respectés. Il faut juste comprendre qu'un intérêt respecté n'est pas un intérêt satisfait. Quand je fais une excellente affaire en achetant à très bas prix une maison, je respecte les intérêts de l'ancien propriétaire, bien que je ne satisfasse pas ses intérêts, qui seraient de vendre cher. Dans le règne des fins, on peut encore être plumé, mais pas volé!


Je résume : l'impératif kantien exige le respect inconditionnel des intérêts des autres personnes. La formulation la plus directe se trouve dans la seconde formulation, qui énonce qu'il faut tenir les intérêts des autres pour des fins absolues, et non des choses que l'on pourrait sacrifier pour satisfaire nos propres intérêts. La première formulation, elle, ne donne pas le contenu de l'impératif mais plutôt un moyen de le mettre en oeuvre, un critère. Ce critère est la publicité des intérêts. En supposant que tout le monde connaît nos intérêts, on peut vérifier que notre action est morale. Si les autres changeaient leur comportement suite à la découverte de nos motifs, c'est que nous agissons immoralement, et que nous les instrumentalisons. Si au contraire les autres pouvaient continuer à agir comme ils le font, c'est que nous respectons leurs intérêts. Enfin, la troisième formulation est bien comme le dit Kant, une réunion de la première et de la seconde formulation : elle est la représentation d'une situation dans laquelle les intérêts de chacun sont à la fois publics, et parfaitement respectueux des intérêts de tous les autres. Elle est un idéal, non pas chargé directement de guider l'action, mais de montrer vers quoi tend l'action morale. 

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