mardi 26 janvier 2016

Le conformisme

Le texte d'Eric Maurin, La fabrique du conformisme, tente de montrer, sur des sujets assez divers (le rythme de travail, les temps de travail hebdomadaire, les périodes de vacances, les choix scolaires, les lieux de vie) que les individus n'agissent pas de manière autonome, indépendante, c'est-à-dire sans tenir compte de ce que font les autres, mais qu'ils agissent souvent comme les autres, en se conformant à eux, formant ainsi des mouvements collectifs alors même que leurs intérêts devraient pourtant les pousser à agir différemment. Par exemple, les travailleurs salariés sans enfant auraient intérêt à partir en vacances hors des périodes scolaires, parce qu'ils paieraient beaucoup moins cher les hôtels, moyens de transport, etc. Pourtant, ils font comme tout le monde, et partent lors des vacances scolaires. De même, les élèves font leur choix d'orientation non pas seulement en fonction de leurs goûts et de leurs compétences, mais en fonction du choix des amis, faisant tout ce qu'ils peuvent pour rester avec eux. Enfin, des salariés ont assez spontanément tendance à se calquer sur les travailleurs les plus rapides s'ils sont dans leur champ de vision, alors qu'en leur absence, ces mêmes salariés ont souvent tendance à travailler moins vite.
Malheureusement, Maurin ne fait pas le travail théorique nécessaire pour comprendre précisément le mécanisme dont il parle. Il évoque rapidement la querelle entre Durkheim et Tarde, et en effet, le thème du conformisme semble largement correspondre à celui de l'imitation telle que l'a comprise Gabriel Tarde. En effet, pour celui-ci, les déterminants sociaux ne sont pas collectifs, comme chez Durkheim, mais inter-individuels. Chaque individu agit sur les autres par ses actions et par sa manière d'être, et chaque individu subit l'influence des autres du fait de leurs actions et du fait de l'observation des choix qu'ils font. Eric Maurin est donc opposé à l'idée durkheimienne selon laquelle le social serait en lui-même une force de contrainte sur les choix individuels. Pour Maurin, il y a bien des jeux de force inter-individuels, et c'est ainsi qu'il faut expliquer les choix individuels. Sa position théorique est bien individualiste. Cependant, aucun sociologue sérieux, à mon sens, ne serait prêt à faire reposer son travail sur la métaphysique de Gabriel Tarde, qui estime que l'imitation est une sorte de force générale qui vaut pour le monde physique, le monde biologique et le monde social. Il faut donc une théorie du conformisme qui soit moins fantaisiste que celle de Tarde. C'est ce que je souhaite proposer ici. 

Ma contribution sera modeste. Je ne souhaite pas construire une théorie générale de l'imitation ou des rapports individuels. Je souhaite plutôt proposer un début de classification, visant à distinguer deux cas forts différents. 
Tout d'abord, certains cas relèvent clairement de la rationalité, au sens étroit de l'agent rationnel. Prenons l'exemple des dates de vacances. Une personne seule, sans enfant, a le choix entre deux options :
1) partir au ski en plein milieu du mois de janvier, ce qui lui coûterait 100 euros de train, et 500 euros d'hébergement. Mais à cette date, les scolaires ne sont pas en vacances, et il n'y a personne dans la station, ni sur les pistes.
2) partir au ski au milieu du mois de février, ce qui lui coûterait 200 euros de train, et 800 euros d'hébergement. A cette date, tous les scolaires sont en vacances, et il y a du monde sur les pistes.
La différence est de 300 euros, en faveur de l'option 1. Admettons ensuite que l'agent prenne l'option 2. Cela signifie que, pour lui, avoir un peu de compagnie dans la station et sur les pistes améliorera considérablement ses vacances, et qu'il est prêt à payer 300 euros ou peut-être plus pour profiter de cette amélioration. Certes, les pistes risquent d'être un peu surchargées, mais avoir une station animée est bien plus agréable pour lui, qui a besoin de rencontrer des gens étant donné qu'il est seul. 
Présenté ainsi, le raisonnement de ce vacancier n'est pas encore rationnel, car il faudrait pouvoir montrer que son budget et ses goûts en matière de loisir ne prescrivent pas une autre manière de dépenser cet argent. Par exemple, si son budget est limité, il risque d'être obligé de sacrifier la qualité de ses vacances pour partir quand même. Justement, Maurin signale que ce sont surtout les salariés aux salaires les plus élevés qui se permettent de partir pendant les vacances scolaires. De même, il faut encore qu'il ne puisse pas dépenser les 800 euros de son voyage au ski d'une manière plus efficace en termes de plaisir. Par hypothèse, on suppose donc que les vacances au ski sont son activité favorite. Ainsi, on peut donc dire que l'agent est parfaitement rationnel.
En disant cela, on veut dire que l'agent n'est victime d'aucun biais cognitif, aucune faiblesse de la volonté, aucune influence ou contrainte sociale, aucune norme sociale, etc. Il fait un choix sur la seule base d'un calcul de ce que coûte la compagnie des autres, et choisit en toute lucidité de dépenser une somme d'argent supplémentaire pour avoir cette compagnie. Pour cette raison, il serait absurde de parler de conformisme. L'agent ne se conforme à rien du tout. Il ne fait pas comme les autres. Il fait seulement le choix d'aller en un lieu où sont les autres, au moment où ils y sont. L'agent n'est pas conformiste, il aime seulement la compagnie. C'est radicalement différent. 

Ce même type de raisonnement peut être appliqué à plusieurs autres paragraphes du livre de Maurin. Par exemple, les individus ont tendance à ajuster leur temps de travail à celui de leur conjoint. Là encore, il ne s'agit pas du tout d'une imitation stupide, mais d'un calcul prenant en compte la possible perte de revenue d'une diminution d'activité, et de l'autre du bien-être produit par le temps de loisir. Or, tant que le loisir est passé seul à la maison, les personnes trouvent ce loisir plutôt triste, et préfèrent rester au travail pour être avec leurs collègues et gagner de l'argent. Par contre, si le loisir est passé à la maison en présence du conjoint, ce temps de loisir devient bien meilleur, et justifie un renoncement à un revenu. Là encore, on pourrait mesurer très précisément le prix qu'est prêt à payer un salarié pour avoir une heure de loisir supplémentaire en compagnie de son conjoint, rapporté à ce qu'il serait prêt à payer pour avoir une heure de loisir sans son conjoint. S'il est prêt à renoncer à 40 euros pour avoir une heure de loisir supplémentaire, mais qu'il est prêt à renoncer à 100 euros pour avoir une heure de loisir supplémentaire en compagnie de son conjoint, c'est donc que la compagnie du conjoint est évaluée à 60 euros. Une précision : dans un tel cas, la fonction ne sera probablement pas affine, mais plutôt logarithmique (chaque heure supplémentaire passée avec son conjoint sera valorisée à un prix inférieur à l'heure précédente). En d'autres termes, plus la personne a du temps libre avec son conjoint, plus il sera prêt à retourner au travail même pour un salaire modique. 
En résumé, il est possible ici de mesurer de manière assez précise les choix individuels, justement parce que ces choix sont rationnels, et reposent sur des arbitrages entre travail et loisir. Au fond, les autres n'importent pas. Il n'est pas du tout question de l'influence des autres. Il est seulement question de la qualité du loisir, qui varie selon la présence des autres. Plus une personne est attachée à une autre, plus le prix attaché à un temps de loisir avec elle est élevée, et plus cette personne est prête à renoncer à un travail bien rémunéré. On ne provoque, ici aussi, que de la confusion à parler de conformisme. 

Reste-t-il alors une place pour ce mécanisme de conformisme? Dans l'absolu, on pourrait probablement donner une explication en termes de rationalité pour tous les phénomènes que décrit Maurin. Mais il arrive quand même que l'explication devienne beaucoup trop artificielle pour convaincre. Par exemple, les individus ont tendance à calquer leur vitesse de travail sur le collègue le plus productif. Mais on n'observe pas vraiment de tendance des plus productifs à calquer leur vitesse de travail sur les moins productifs. C'est une asymétrie qui n'a pas vraiment d'explication rationnelle, car le salaire est généralement le même quel que soit la productivité (en tout cas, dans l'exemple de Maurin, il s'agit de caissières, qui ne sont pas payés en fonction de leurs performances, et ont donc plutôt intérêt à ralentir la cadence autant que possible). Les moins productifs n'ont rien à gagner à travailler plus vite. Mais on peut imaginer qu'ils ont peur des jugements sociaux dévalorisants, des reproches, des critiques, des moqueries, des brimades, etc.
Ce genre de réaction me semble bien relever du conformisme. Car la possibilité qu'une moquerie se transforme en une perte mesurable en termes financiers ou amicaux est presque impossible à évaluer, ou du moins ne serait évaluée que de manière honteusement arbitraire. Qui peut vraiment dire ce qu'on perd à être ridicule parce que très mauvais dans une activité? C'est presque impossible. Pourtant, ne pas être moqué est une préoccupation constante chez la plupart des gens. La fierté est une passion sociale très puissante. La différence entre la puissance de cette passion et l'impossibilité de mesurer précisément ce que l'on perd à perdre sa fierté laisse penser que les explications en termes d'agent rationnel ont des limites. Les gens agissent sans mesurer précisément les conséquences de leurs actions parce qu'ils veulent faire comme les autres, garder leur fierté, garder l'amour des autres, etc. 
Il ne m'est pas possible de faire ici une grande théorie des affects sociaux. Mais il me semble au moins possible de dire qu'ils existent, et qu'ils participent aux phénomènes de conformisme. Mais ces affects ne doivent être utilisés dans l'explication sociologique que si l'explication par la rationalité est trop artificielle, parce que les agents n'ont aucun moyen d'évaluer passablement les coûts et les bénéfices de telle ou telle ligne de conduite. Les gens sont conformistes assez souvent, chaque fois qu'ils font quelque chose dont ils ignorent totalement si c'est dans leur intérêt ou pas. Le reste du temps, ils ont une connaissance suffisante de leurs intérêts pour faire un choix rationnel et non dicté par les passions. 
On pourrait peut-être objecter la chose suivante : "les individus ne sont jamais poussés à agir par leurs passions. Ils sont toujours rationnels. Seulement, dans certaines situations, ils sont dans l'incertitude, et sont incapables d'évaluer les gains et les pertes de leurs comportements. Pour cette raison, la solution la plus rationnelle est de diminuer les risques, en faisant comme tout le monde. Le conformisme est la solution la plus rationnelle à l'incertitude." Ce type de propos n'est pas très satisfaisant, car un peu arbitraire. Il serait moins arbitraire de dire que la rationalité ne peut tout simplement pas se prononcer dans les cas où elle n'a pas accès aux informations suffisantes pour décider. Il n'est pas justifié d'imposer une décision arbitraire (par exemple, imiter les autres) quand il n'y a pas d'informations suffisantes pour prendre une vraie décision. Certains vont dire que nous avons de l'aversion au risque : faire comme les autres nous garantit de ne pas subir de pénalité par rapport aux autres. Mais rien n'exclut que l'agent rationnel ait une très faible aversion au risque, préférant au contraire faire ce que les autres ne font pas justement dans l'espoir de gagner quelque chose que les autres n'ont pas. La rationalité n'impose pas du tout de standard en termes d'aversion au risque. Notre "choix" ne dépend donc pas de la raison, mais au contraire des influences inter-individuelles, de notre niveau de fierté, de caractère, d'indépendance d'esprit, etc.

En résumé, le conformisme comme simple imitation des autres est un phénomène qui doit être coupé en deux. Parfois, les agents agissent comme les autres pour la bonne raison qu'ils y gagnent à faire comme les autres. Ils sont alors rationnels, et un agent rationnel n'est soumis à aucune pression sociale. Parfois, au contraire, ils agissent comme les autres parce qu'ils ignorent ce qu'ils peuvent y gagner ou y perdre. Dans ce cas, et ce cas seulement, il est justifié de parler de conformisme, d'imitation, de pression sociale, etc, car les agents cessent d'être rationnels et se mettent à agir pour d'autres raisons.

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