lundi 11 janvier 2016

Ethique protestante et capital humain

Je voudrais ici, de manière très peu respectueuse des deux références qui ont inspiré ce post (à savoir Weber pour son œuvre sur l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, et Gary Becker pour sa théorie du capital humain), tenter de construire une position éthique qui me semble cohérente. Je laisse le lecteur juge de sa crédibilité intrinsèque. Qu'il y voit d'abord un jeu. Avant d'y arriver, il me faut donner quelques éléments au sujet des notions de capital, production, consommation, investissement. 

D'abord, je définis le capital comme l'ensemble des moyens permettant de produire des biens ou des services échangeables sur un marché, mais aussi l'ensemble des moyens qui permettent d'acheter ces mêmes biens ou services sur ce marché. J'emploie ce terme au sens étroit. Une usine, de l'argent, des employés constituent un capital, puisqu'ils sont les moyens pour produire des biens manufacturés. Des connaissances, une belle voix, etc. sont aussi un capital, puisqu'ils sont des moyens pour produire des services éducatifs qui sont vendus sur le marché. Moyennant l'argent, ce sont ces mêmes choses qui nous permettent d'obtenir de nouveaux biens. 
Je précise que ce mot est utilisé au sens étroit car toutes les choses qui ne sont pas susceptibles d'être mises sur le marché, ou qui ne servent pas à produire des biens sur le marché, ne sont pas du capital. Par exemple, contrairement à l'expression de Bourdieu, le "capital social" n'est pas toujours un capital, car avoir des amis n'a souvent aucune conséquence marchande. De même, avoir un bon "capital culturel", une bonne culture générale, n'apporte souvent aucun bénéfice économique. Cependant, et c'est l'idée juste de Gary Becker, il arrive aussi que des actions à première vue non marchandes aient des conséquences marchandes : en vivant en couple, on réduit ses charges fixes, en ayant des amis, on s'ouvre de nouveaux débouchés économiques, en prenant des cours de chant, on se met à vendre des disques, etc. de sorte que Gary Becker donne un poids aux idées de Bourdieu sur les différents types de capitaux. Il faut cependant préciser que tous les biens et compétences ne sont pas forcément des capitaux. Et plus fondamentalement, alors que Bourdieu associe chaque capital à un champ spécifique (par exemple, le capital culturel "paye" à l'école, ou à la limite dans les milieux sociaux cultivés, mais n'a pas cours dans le champ social des ouvriers), Becker montre que tout capital, quel que soit sa nature, peut être investi dans l'unique marché économique. Autant pour Bourdieu le capital culturel produit des diplômes et le capital social produit des amis haut placés, autant pour Becker, le capital culturel ou social produit de la richesse économique à plus ou moins long terme. Un diplôme rapporte un bon salaire, des amis font des transferts monétaires sous forme de cadeaux, de services, etc. 
J'ai dit qu'il ne suffisait pas d'avoir des biens ou des compétences pour avoir un capital. C'est que le capital peut être utilisé de deux façons. Il peut être productif, ou improductif. Le capital est productif s'il est utilisé au service de la production d'un bien sur le marché. Dans ce cas, le capital garde sa nature de capital, et change juste de forme, ce changement de forme étant un moyen d'augmenter sa quantité. Par exemple, un individu a un million d'euros. Il achète un magasin, des marchandises, une caissière, et arrive à lancer un commerce qu'il peut revendre ensuite cinq millions à un repreneur. C'est le capital productif. Il est donc productif parce qu'il produit quelque chose qui se vend, et qui retourne donc sous une forme monétaire (ou sous la forme d'autres biens, en cas de troc). Le capital improductif, lui, est à première vue le capital utilisé pour la consommation, qui n'est pas destinée à la production. Quand un individu utilise son capital pour acheter sa maison, des tableaux pour décorer, de la nourriture, son capital devient improductif. Il n'est pas vendu, mais juste utilisé. Ainsi, la différence entre capital productif et capital improductif recouvre grossièrement celle entre investissement et consommation.
On pourrait objecter que la consommation n'est pas toujours improductive. Quand un salarié mange et se repose chez lui, il reconstitue sa force de travail. Ceci revient donc à utiliser son capital (son salaire) pour conserver son propre capital humain, qui est générateur pour lui d'un nouveau capital sous forme de salaire le mois suivant. Marx dit que toute consommation est production, et c'est en effet une idée juste. Les individus qui consomment des marchandises reproduisent leur force de travail qui est un capital à investir dans une activité productive au sens ordinaire du terme. Donc, dépenser pour manger et se reposer est en réalité une dépense de production en même temps que de consommation.
Il faut apporter une précision. Le terme de consommation doit être réservé pour les seules dépenses qui ne permettent pas d'augmenter notre capital productif, et celui d'investissement pour toute dépense qui augmente notre capital productif. Un banquier qui achète un livre sur les fleurs d'altitude détruit son capital. Il consomme de manière improductive. S'il s'achète à manger, il préserve son capital. Il consomme de manière productive. S'il achète un livre sur les nouvelles normes comptables, il fait un investissement, qui lui permettra de mieux travailler, et peut-être de demander une augmentation ou une promotion. On peut donc distinguer, à la manière des comptables, les charges et les investissements. Les charges sont les dépenses permettant de remettre en marche les moyens de production. Les salaires sont des charges, et les salaires permettent justement aux salariés de retrouver l'énergie qu'ils ont dépensée au travail. Alors que l'investissement est la dépense qui vient après les charges, et qui permet à l'entreprise de s'étendre, de conquérir de nouveaux marchés. On peut ainsi décomposer les dépenses qui sont des charges, comme manger et dormir, et les dépenses d'investissement, comme se payer une formation, lire un livre, sortir se faire de nouvelles relations. Le renouvellement n'est pas la croissance. Quand Marx dit que la consommation est production, il mélange renouvellement et croissance. Je propose de les distinguer plus nettement.
Je résume : le capital peut être mobilisé de deux façons : l'investissement, ou la consommation. L'investissement est toujours productif, car il permet d'accroître le capital. La consommation a deux formes, une productive, qui permet le renouvellement du capital, et une improductive, qui ne sert à rien.

Passons maintenant à la dimension éthique. Les conséquences sont évidentes. L'éthique protestante exige de ne jamais faire de consommation improductive, donc de ne jamais rendre son capital improductif. Elle exige au contraire d'utiliser tout son capital pour investir. Quant à la consommation productive, elle est tolérée, pour la raison que nous humains avons besoin de manger. Mais cela n'a rien de méritoire, il ne s'agit que des nécessités humaines. L'éthique protestante est une éthique intransigeante et perfectionniste. Chaque action doit être passée au crible de ces questions :
- est-ce que cette action augmente mon capital humain?
- quel est le coût d'opportunité de cette action? C'est-à-dire y a-t-il une autre action qui aurait davantage augmenté mon capital humain que celle que je fais, et si oui, quelle est la différence entre les deux?
Plus le coût d'opportunité est faible, plus l'action est bonne. L'action qui est à préférer est celle dont le coût d'opportunité est nulle, donc celle qui apporte la plus grande quantité de capital. 
Noter que, dans cette théorie, le capital n'est pas toujours détruit dans la consommation, car il est parfois transformé en capital improductif. Celui qui achète des livres sur les fleurs transforme son capital productif en capital improductif. Mais il reste toujours possible de rendre ce capital à nouveau productif. Par exemple, si cet individu tente de revendre son livre d'occasion, son capital redevient productif. Ceci a une signification importante : investir, c'est souvent transformer du capital improductif en capital productif. L'investisseur est celui qui sait voir que certaines choses que l'on avait pas pensé à vendre peuvent en réalité trouver preneur. Il y avait ce livre qui prenait la poussière sur une étagère. C'était improductif. L'investisseur voit le capital productif et propose de faire quelque chose de ce livre. Mon exemple est simple, mais la conséquence est que n'importe quoi est potentiellement capital productif, à partir du moment où l'investisseur trouve une manière de le placer sur un marché. Le rapport avec le protestantisme est le suivant : dans un monde dont Dieu s'est retiré (les protestants ne croient pas aux miracles), pouvoir montrer que chacune des choses du monde a de la valeur, est productif, c'est rendre gloire à Dieu. Laisser des choses improductives, c'est dire que l'oeuvre de Dieu ne sert à rien. Rendre sa création productive, c'est dire que son oeuvre est utile. Être un investisseur, c'est être le porte-parole de Dieu chargé de montrer que tout ce qu'a fait Dieu est bon, est utile.
Or, que tout soit potentiellement productif signifie aussi que tout ce que nous faisons peut aussi être productif. Mais que, tant que nous n'avons pas d'idée claire pour savoir comment rendre les siestes, les soirées bière et le surf à Hawaï productifs, notre devoir est de consacrer notre temps à des activités permettant d'augmenter notre capital humain, par exemple se former, apprendre des choses intéressantes, chercher à nouer des relations humaines profitables. Si on avait le goût du jeu, on pourrait construire une grande métaphysique. La réalité serait, non pas matière ou esprit, mais capital. Le capital, souvent, est caché. Il est partout autour de nous et paraît pourtant absent. Mais en regardant bien, on finit par le découvrir et pouvoir l'utiliser. Bien l'utiliser, c'est le rendre visible, c'est faire voir le capital comme capital. Alors que d'autres le découvrent, mais l'utilisent mal. Au lieu de le rendre visible, ils le masquent, ils le rendent à nouveau invisible et inutilisable. L'éthique, c'est rendre le capital visible. Le sommet de l'éthique, c'est d'être soi-même capital, capital qui s'investit en soi pour s'augmenter.
Dernière chose: il est possible de détruire le capital. En tuant quelqu'un, en cassant un objet, en détruisant des billets, en faisant de grands efforts physiques ou intellectuels qui ne servent à rien. Même si, dans l'absolu, le capital peut toujours être redécouvert, il y a des limites pratiques. La mort et la destruction ne sont à peu près jamais productives. Seuls les médias arrivent à vendre des papiers et des documentaires sur les guerres ou sur des faits divers scabreux. Mais c'est exceptionnel. Enfin, il faut dire un mot sur le péché suprême de l'éthique protestante, c'est évidemment le suicide. C'est le seul acte absolument inutile, celui qui ne peut pas être productif. En se suicidant, on détruit le capital en soi, et on renonce à la possibilité de découvrir le capital dans les choses. Il n'y a aucun retour arrière. Le sacrifice pour les autres peut encore se discuter, mais le suicide solitaire est une perte absolue. 

2 commentaires:

  1. C'est vrai qu'il est dans l'air du temps de dire de toute chose qu'elle est un capital, mais on franchit ici les frontières du ridicule pour entrer dans le royaume de la confusion (cette géographie est assez approximative).


    Dire que les employés constituent un capital, c'est tout confondre. Si on parle de capital humain, on parle d'un stock de connaissances et compétences que l'employé possède, mais pas de l'employé lui-même ! C'est aussi idiot de dire qu'une belle voix est un capital. On peut accumuler des connaissances et compétences, éventuellement des relations, mais pas une belle voix. Et c'est complètement absurde de dire qu'on utilise un capital pour décorer sa maison. Si un économiste lisait ce post, il s'étranglerait de rage.

    Un capital est quelque chose qui peut-être accumulé et qui génère un flux de revenu. Ce n'est pas d'abord un moyen d'échange ni même un moyen de production. Et tout moyen d'échange ou tout moyen de production n'est pas un capital, sauf à vouloir être l'anti-Plotin et faire toute la diversité rétro-procéder de l'un.

    Un philosophe a-t-il le droit de s'approprier les concepts de l'économie en méprisant totalement l'usage qu'on en fait en économie ? Non, parce qu'il n'a rien à gagner à tout confondre.

    Tu attribues n'importe quoi à Gary Becker, qui n'a jamais parlé de capital social ou culturel. La théorie du capital humain s'applique à la théorie de la croissance, à l'économie du travail pour comprendre les ressorts de la croissance économique ou la différentiation des marchés du travail. Il a aussi cherché à montrer que les décisions concernant le mariage ou le divorce sont explicables par un calcul rationnel de la part des intéressés (calcul qui porte sur la maximisation des préférences, pas forcément du seul revenu). Il ne s'agit pas du tout de dire que pour son mari, la femme est un capital.

    Le capital ne peut pas être improductif ou ce n'est pas un capital. Mais on n'est pas à cela près, n'est-ce pas ? La consommation se définit comme une certaine part du revenu, celle qui n'est pas épargnée. Si on est marxiste, on peut dire que la consommation du travail correspond à la reproduction de sa force de travail, et donc à une certaine forme de production, mais cela ne vaut que pour un travailleur.
    Cette distinction entre consommation productive et improductive est aussi absurde que le reste. Non, consommer n'est pas produire, tout n'est pas dans tout, il y a un sens à distinguer les concepts.

    Toute la partie économique est du grand n'importe quoi, passons à la partie éthique.
    Il est clair que ce que tu appelles l'éthique protestante n'a rien à voir avec le protestantisme, comme ce que tu appelle capital n'a rien à voir avec le capital en économie.

    Tu n'as visiblement pas lu le Weber. A vrai dire moi non plus, mais j'en sais assez pour savoir que c'est un honteux détournement, comme d'ailleurs ce post tout entier. Ce qui essentiel pour Weber dans le protestantisme, c'est l'accent porté sur la (le?) "Beruf", la vocation, l'accomplissement des obligations professionnelles, le métier, pas l'accumulation du capital humain à la Becker. Mais peut-être est-ce un malentendu, parce que j'imagine que tu as aussi ta propre définition du capital humain qui est différente de celle de tout le monde et qui englobe toute chose.

    Il semble que l'idée défendue dans ce post, s'il y en a une, est que tout est productif, qu'il suffit de trouver la bonne façon de rendre la chose productive. Mais comme "productif" et "produire" n'est pas défini, cela ne veut rien dire. Si produire veut dire "rendre tel qu'on puisse obtenir des euros en échange", alors produire est l'activité du commerçant, et comme on sait, à peu près tout peut se vendre s'il y a quelqu'un pour le désirer. Nous voilà bien avancés.

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    1. Bien sûr que j'étends l'usage du mot. Mais pas de manière indue. Après vérification, toutes les définitions du capital incluent dans celui-ci les actifs financiers ET les facteurs de production. Certes, n'importe quel facteur de production n'est pas un capital. C'est pour cela que j'ai proposé l'idée d'un capital improductif, qui est un facteur qui est potentiellement du capital, mais qui n'est pas utilisé actuellement en vue de générer un profit. J'ai seulement adapté l'idée de travail improductif venant de Smith (qui lui aussi, prend l'exemple de la maison, et du domestique qui travaille pour la rendre propre, la ranger, etc.). Contrairement à ce que tu dis, ce n'est certainement pas un détournement monstrueux de la notion économique de capital. En fait, c'est plutôt toi qui restreint la notion de capital à son sens comptable.

      Dans l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, il n'y a pas de beruf. On n'y trouve que des calvinistes angoissés par l'idée de prédestination, et qui se disent que Dieu doit bien envoyer des signes qui manifestent l'élection de chacun. Pour des raisons que Weber reconnaît lui-même ne pas très bien comprendre, ces calvinistes se sont dit que c'est la réussite dans les affaires, l'enrichissement, qui est ce signe. De sorte que, pour un calviniste, tout transformer en capital devient un idéal éthique (s'il peut y en avoir un pour quelqu'un qui croit à la prédestination), parce que c'est le signe même de son élection par Dieu.
      Mais bien évidemment, il n'y a pas de capital humain chez Calvin ni chez Weber. Ce rapprochement est de mon fait, mais il me semble totalement raccord.

      Enfin, non l'idée n'est pas banale, parce que n'importe quel manuel d'économie distingue l'investissement et la consommation, et que la tentative de ce post est de brouiller un peu cette distinction. Si l'éthique protestante est utile, c'est justement à cause de sa condamnation de la consommation, et sa survalorisation de l'investissement. J'essaie de montrer qu'on ne peut y arriver qu'en montrant que la consommation peut toujours être transformée en investissement.

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