lundi 30 mai 2016

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée"

La célèbre phrase du Discours de la méthode a souvent été commentée et discutée : Descartes assume-t-il cette phrase, ou bien est-il ironique? Est-il vrai que le pouvoir de reconnaître la vérité est égale en tout homme, ou bien est-ce un constat que les hommes sont orgueilleux, se pensant tous capables de discerner la vérité? La suite du texte montre que Descartes assume vraiment ce qu'il dit, bien qu'il le dise d'une façon évidemment provocante.
Cependant, mon but n'est pas de commenter Descartes, mais plutôt d'ajouter un argument supplémentaire à son idée. On pourrait donc lire ce qui suit comme un commentaire libre du Discours, ou bien comme une extension de son propos.

Descartes dit la chose suivante :
- on peut regretter de ne pas avoir assez de mémoire, de ne pas raisonner assez vite, mais personne ne regrette de ne pas avoir assez de faculté de discerner le vrai du faux. La raison serait "tout entière en un chacun", alors que chacun est différemment pourvu en matière de mémoire ou de vivacité d'esprit.
Il me semble que c'est incontestable. Nous pourrions dire :
1) je regrette d'avoir une si mauvaise mémoire.
2) je regrette de ne pas être plus intelligent.
3) je regrette de ne pas être capable de résoudre ce problème difficile.
Par contre, il n'y aurait aucun sens à dire :
4) je regrette de ne pas être capable de discerner en général le vrai du faux.
5) je regrette de tenir cela pour vrai alors que c'est faux.
6) je regrette d'avoir une opinion sur ce sujet alors qu'il n'y a aucun indice qui soutienne cette opinion.
Ce ne sont que quelques exemples, mais ils permettent déjà d'en inférer les choses suivantes :
A) les capacités intellectuelles, de nature psychologique, sont susceptibles de degrés, et nous pouvons souhaiter avoir de meilleurs capacités intellectuelles. Certains problèmes ou exercices demandant des capacités intellectuelles élevées, nous pouvons aussi regretter ne pas être capables de les résoudre, ce qui revient à dire que nous aurions aimé avoir de meilleurs capacités. Résoudre un problème, c'est être capable de déterminer si quelque chose est vrai ou faux. Par conséquent, la capacité de discerner le vrai du faux dans telle ou telle situation (ou problème) est une capacité intellectuelle pouvant être plus ou moins puissante selon les individus.
B) le fait de tenir quelque chose pour vrai ou de tenir quelque chose pour faux, une fois que nous avons les informations suffisantes pour juger, n'est pas une faculté intellectuelle. Il n'y a rien à faire, ni activement, ni passivement. Il n'est donc pas possible de vouloir une meilleure faculté, et il n'est pas non plus possible de regretter de ne pas en avoir une meilleure. Descartes a raison de dire que personne ne veut plus de bon sens. Cependant, il faut préciser que le bon sens n'est pas la faculté de savoir ce qui est vrai ou faux, car cette faculté a des degrés, mais c'est seulement la faculté d'adhérer à ce qu'on sait être vrai. Les Méditations métaphysiques diraient que c'est la volonté qui est pleine et entière en chaque homme, car la volonté a juste à adhérer, alors que l'entendement est plus ou moins performant selon les hommes. Je suis en désaccord avec Descartes sur la manière exacte de qualifier l'acte de la volonté. Descartes en fait une opération psychologique, ce qui entretient la confusion entre acte de l'entendement et acte de la volonté. On voit mal, dans ce cas, pourquoi la liberté de la volonté serait absolue en tout homme, alors que la force de l'entendement serait très variable selon les hommes. La réponse de Descartes, plus ou moins théologique, n'est guère satisfaisante. Je propose donc l'explication suivante, non théologique : la volonté n'est pas une faculté psychologique, du moins elle est hors de son contexte ici. Par contre, il existe une pratique sociale visant à s'imputer des croyances en vue de pouvoir discuter et justifier ces croyances auprès les autres. Or, il faut bien que cette imputation soit à l'abri du doute, car l'objectif de la discussion est de discuter du contenu des croyances, et pas du fait que nous y croyions sincèrement ou pas. Ainsi, notre pratique linguistique repose sur le fait que l'imputation soit infaillible. Il nous est impossible de tenir sincèrement quelque chose pour vrai si nous savons que c'est faux. Cette opération est exclue par postulation. On peut se contredire sans s'en rendre compte, mais pas tenir pour vrai le contraire de ce qu'on sait vrai.
Pour le dire d'une manière plus traditionnelle, quoiqu'un peu lapidaire : Descartes est une fois encore victime d'une illusion grammaticale, qui lui fait prendre pour une thèse métaphysique ce qui n'est qu'une condition de possibilité de la discussion. Nous avons besoin d'admettre que personne ne se trompe pour tenir pour vrai ou faux ce qu'il se représente ainsi. Descartes en fait une thèse sur le bon sens, alors que ce n'est pas une thèse, mais seulement une règle de la discussion. Il est simplement exclu que, dans la communication, quelqu'un puisse se dérober en disant "je ne savais pas exactement ce que je tenais pour vrai". La seule erreur possible est la vraie erreur, c'est-à-dire l'affirmation du contraire de ce qui existe réellement. 

On peut ensuite étendre l'argument de Descartes de la manière suivante :
- on peut regretter de manquer d'énergie, de ne pas avoir des désirs suffisamment forts pour nous mettre en mouvement. On peut encore regretter de ne pas arriver à savoir ce qui est bien ou mal, pour nous, ou moralement parlant. Mais personne ne peut regretter de manquer de la faculté de distinguer le bien du mal, quand il se présentent à nous.
Cette affirmation est seulement le versant pratique des affirmations de Descartes, qui elles portaient sur le champ théorique. Ainsi, nous pourrions dire :
7) je regrette de n'avoir le goût pour rien.
8) je regrette de manquer d'énergie, et de rester dans mon lit au lieu de faire des choses.
9) je regrette de ne pas être capable de savoir ce qui rendrait ma vie digne d'être vécue. 
10) je pensais que c'était bon, mais en fait c'était mauvais.
11) j'ai tendance à avoir des réactions racistes ou sexistes bien que j'estime qu'elles sont injustifiables 
Par contre, il n'y aurait aucun sens à dire :
10) je regrette de trouver ceci bien alors que c'est mal.
11) je regrette de ne pas arriver à comprendre la différence entre le bien et le mal.
12) je regrette d'avoir les valeurs de mon pays parce que je pense que les valeurs n'existent pas.
Comme pour la vérité, on peut regretter de ne pas être capable de résoudre un dilemme moral, mais personne ne peut nier être capable de voir la différence entre le bien et le mal, ou bien être capable de comprendre ce que signifie "devoir faire quelque chose". On peut avoir besoin de clarifier la différence entre bien individuel, bien-être, bien moral, vie bonne, valeur instrumentale et intrinsèque, etc. Cependant, on ne peut pas ne pas connaître ce que signifie le bien en général, au moins de manière intuitive (de même qu'à défaut d'une théorie philosophique sophistiquée de la vérité, tout le monde a une idée du sens de la notion). 
De ces quelques exemples, on peut déduire :
C) les dispositions pratiques à l'action, la force des désirs, les réactions instinctives, la motivation etc. sont inégalement réparties entre individus. Certains ont plein d'énergie, arrivent à prendre des décisions et savent mener leur vie, alors que d'autres n'y arrivent pas. Certains ont été tellement bien "dressés" qu'ils ont des réactions qu'ils désapprouvent. D'autres ont des dépendances physiologiques ou psychologiques qu'ils voudraient combattre. 
D) le fait d'adhérer à quelque chose comme étant bon ou comme étant mauvais ne relève pas de la psychologie, et n'est pas susceptible de degré ou de variation individuelle. Quand on a tous les éléments pour juger que quelque chose est bon, on ne peut pas ne pas tenir cela pour bon. Comme la vérité, le bien est une notion qui n'est pas appliquée volontairement, par décision. Ici aussi, Descartes serait peut-être tenté de parler d'un acte libre de la volonté. Pourtant, il n'y a pas véritablement d'acte. Un acte suppose une mise en mouvement, dont rien ne nous dit qu'elle soit possible. Au contraire, estimer que quelque chose est bon suppose simplement que l'esprit ait considéré les éléments pertinents. Une fois qu'ils sont considérés, le jugement est automatiquement là aussi. Comme pour la vérité, l'attribution est infaillible. On peut se tromper sur la valeur des choses, mais pas se tromper sur le fait de tenir quelque chose pour bon ou mal. Comme pour la parole, nous n'accepterions pas que quelqu'un dise "je ne savais pas ce que je tenais pour bon". 

En résumé, l'adhésion à des valeurs de vérité ou à des valeurs morales n'est pas un acte qui puisse être manqué, ou qu'on puisse plus ou moins bien maîtriser. Tenir pour vrai et tenir pour bon ne sont pas des actes, car s'ils l'étaient, ils ne seraient pas infaillibles. Ces adhésions sont plutôt des états que nous nous attribuons et qui permettent ensuite la discussion et la justification. Il faut donner à certaines pensées un statut normatif pour pouvoir les discuter. Evidemment attribuer des adhésions est aussi un acte, qui donc n'est pas infaillible. Seulement, nous proclamons qu'il est infaillible, dans la mesure où nous voulons avant tout discuter de la vérité des croyances ou de la valeur morale des désirs, et que l'interprétation des agents est une question qui se pose plus rarement (et qui ne doit pas se poser trop souvent, sous peine de détruire ces discussions sur la vérité et le bien).
Ainsi, il est certain qu'un cartésien ne voit pas d'un bon œil la psychanalyse. Car la psychanalyse prétend découvrir des désirs inconscients, et des croyances inconscientes. Or, dit Descartes au tout début du Discours : "quand je tiens quelque chose pour vrai, je le sais". Et j'ai ajouté dans sa lignée "quand je tiens quelque chose pour bon, je le sais". En disant cela, j'espère avoir rendu plus précise l'opposition de Descartes et de la psychanalyse. Descartes est souvent tenu assez bêtement pour le philosophe de la transparence à soi. C'est faux. Rien ne permet de défendre l'idée que Descartes pense que tout ce qui est dans notre esprit est conscient. Descartes dit seulement que les actes de tenir pour vrai et de tenir pour bon, les actes de la volonté, donc, sont conscients. La psychanalyse nie ceci. Les objections que j'ai adressées à Descartes valent exactement contre la psychanalyse. Ces affirmations sur la conscience ou l'inconscience des actes sont fausses car ce ne sont pas des actes psychologiques. L'idée qu'on sait toujours ce qu'on tient pour vrai ou pour bon est une règle de la pratique discursive, qui implique juste qu'on ne puisse pas reprocher à quelqu'un quelque chose qu'il n'assume pas. 

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