jeudi 5 mai 2016

La liberté de ne pas contracter

Mon objectif est de réfléchir au problème de la justice sociale, c'est-à-dire de la définition de la justice relative aux conditions de vie et aux inégalités économiques au sein d'une société. Il semble aller de soi qu'il est impossible de totalement "laisser faire" l'économie, parce qu'il faut au moins contrôler que chacun des agents économiques respecte les contrats signés et n'utilise pas la force ou la ruse, mais aussi pour faire en sorte que les grands principes de justice et de liberté individuelle soient respectées, et peut-être encore afin d'assurer un filet de sécurité à chacun des agents, que ce soit sous forme de sécurité sociale, de services publics de logement, de système de formation, etc.
Ainsi, les différentes théories de la justice sociale vont de la plus libérale (le libertarisme) à la plus égalitaire (le marxisme), selon qu'elles posent des principes de justice plus ou moins fort sur les conditions sociales d'existence. A l'extrême, on exige seulement que les individus respectent la parole donnée, peu importe le contenu des contrats et les conséquences auxquels ils aboutissent. A l'autre extrême, on exige l'instauration d'une égalité réelle des conditions, chacun devant recevoir exactement la même quantité de ressources que les autres.
Je voudrais donner un argument qui n'a pas pour but de prendre position sur un extrême ou entre ces deux extrêmes, mais qui vise plutôt à montrer ce que partagent toutes ces conceptions, et qui me paraît discutable. En effet, toutes ces conceptions centrent leur réponse sur la question de la justice, donc de l'égalité. Il s'agit de savoir relativement à quel critère il faut établir l'égalité. Pour les uns, l'égalité est une égalité des droits à vivre comme on l'entend et s'approprier ce que l'on veut. Pour les autres, l'égalité est l'égalité des ressources disponibles. Et une société est juste dans la mesure où elle respecte le critère en question. C'est pourquoi le libertarien estime qu'une société est juste seulement parce que l’État ou autrui ne contraint personne à faire ce qu'il ne veut pas, et que le marxiste estime qu'une société est juste si chacun a exactement les mêmes ressources que les autres. Je tire de ceci la conclusion suivante : aussi bien le libertarianisme que le marxisme sont des théories de l'égalité des individus, la liberté n'étant pour le libertarien qu'un "bien" à distribuer, et non pas le principe de la distribution (tout ceci est montré avec détails par Kimlicka dans les Théories de la justice). 
Par opposition, je voudrais donc ici proposer une défense de la liberté comme principe de justice fondamental. Dans cette conception, les libertés ne sont pas des biens à distribuer, mais la condition naturelle des personnes, que l’État doit absolument préserver, contre les tentatives permanente des agents de détruire cette liberté. Pour finir, je dirai un mot sur les règles de justice qui doivent être appliquées dans les institutions économiques et sociales.


Partons de la théorie du contrat social, telle qu'on en trouve des variantes chez Hobbes, Rousseau, ou Rawls. Cela peut sembler éloigné des questions de justice sociale, mais je vais établir un lien assez direct. Il y a évidemment de grandes différences entre ces théories contractualistes. Néanmoins, il me semble qu'on trouve les points communs suivants :
Tout d'abord, la dimension contrefactuelle du contrat est presque toujours admise. Hobbes, dans le Leviathan, admet qu'il s'agit d'une fiction qui n'a peut-être pas de réalité. Rousseau, dans le Contrat social, admet aussi ne pas faire une histoire humaine mais une reconstruction visant à dégager les conditions de légitimité du pouvoir (son texte sur Les origines de l'inégalité est cependant moins évident à analyser, de ce point de vue). Enfin, Rawls, dans sa théorie de la justice, affirme explicitement la dimension hypothétique et non historique du contrat. Dans ces trois cas, l'objet n'est évidemment pas de décrire un contrat réel, car celui-ci ne vaudrait que pour ceux qui se sont engagés réellement. Il décrit une situation dont le but est de déterminer des conditions générales de légitimité du pouvoir, de sorte que celui qui est déjà dans l'Etat pourrait aussi bien faire subir à son pays le test du contrat, qu'une personne totalement extérieure qui se demande s'il doit entrer dans un pays, ou en fonder un nouveau. La question du contrat est donc "si j'étais dans la situation de pouvoir choisir les institutions de mon pays, aurais-je institué celles qui existent réellement?". En répondant oui, le citoyen reconnaît qu'il vit dans des institutions justes. En répondant non, il affirme que son pays est injuste, et ne maintient son pouvoir que par la force.
Le second aspect, c'est de mettre en avant le contenu du contrat, et de ne pas vraiment théoriser ses formes, ou ses conditions. Je veux dire que chaque individu est censé s'entendre sur le contenu des institutions, sur une règle qui rend l'obéissance légitime. Ce contenu, cette règle, est évidemment une règle posant l'égalité fondamentale de tous les hommes. Hobbes dit : " J'autorise cette homme ou cette assemblée d'hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et tu lui autorises toutes ses actions de la même manière" (chapitre 17). Autrement dit, l'obéissance est justifiée si chacun est égal aux autres face au pouvoir. Quant à l'homme qui dirige, il n'est pas vraiment au-dessus des hommes puisqu'il est choisi par eux. On peut néanmoins trouver ce point contestable, ce que fait Rousseau, sans doute à raison. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'un principe plus fondamental existe chez Hobbes, mais seulement que son souhait de donner au pouvoir tout pouvoir pour assurer la sécurité a tendance à mener à un égale servitude qu'à une égale liberté, puisque le souverain peut faire absolument ce qu'il veut, une fois choisi. Rousseau dit "Chacun de nous met en commun sa personne et tout sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (I, VI). Cela résout le problème de "s'unir à tous et pourtant n'obéir qu'à soi-même, et rester aussi libre qu'auparavant". Ici aussi, l'idée de Rousseau est que chacun doit être absolument égal aux autres, et l'est s'il abandonne tout à l'Etat, tout en étant à chaque décision d'accord avec les volontés du souverain. Chacun décide de tout, et doit être prêt à tout donner. Enfin, Rawls construit la situation de position originelle et de voile d'ignorance pour éviter l'impartialité liée au fait de connaître sa position sociale. Ainsi, personne ne sachant quelle place il occupera dans la société à venir, il est obligé de rendre égales toutes les conditions, en établissent des institutions qui accordent des libertés égales pour tous, et qui n'instrumentalisent personne au service des autres.

Mais ce que ces théories négligent, c'est la condition même du contrat. En effet, toutes ces théories supposent que l'état de nature est devenu totalement invivable (CS I, VI : "(...) les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature, l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état"). En disant cela, Rousseau synthétise en une phrase toute la fiction décrite par Hobbes d'un état de violence généralisée dont il faudrait se protéger. Hobbes et Rousseau mettent donc les hommes dans une condition primitive de violence, où la vie devient impossible. Cela rend le besoin d'en sortir absolument indispensable. On ne contracte pas parce qu'on le veut, mais parce qu'on est contraint. Rawls, lui, épure sa fiction, puisqu'il dit seulement que des agents rationnels et libres doivent déterminer les principes de justice de leur future société. Ils en sont contraints, sans que Rawls précise pourquoi ils le seraient.
Je veux dire que les conditions que tracent ces philosophes remettent en cause totalement les conditions de légitimité du contrat. Les contrats qui sont signés le sont par la force des choses, pour la simple raison que c'est le contrat ou la mort. Soit je me joins à d'autres, soit je suis tué par d'autres dans l'état de nature, d'autant plus que les premiers groupements d'hommes me rendent bien plus vulnérables. On trouve tout cela chez Hobbes, qui oppose notamment institution et acquisition, la seconde correspondant à la création d'une république par la force, en faisant prisonnier des individus et en les obligeant à signer. Hobbes dit même, au chapitre 20 : "dans les deux cas, ils le [c'est-à-dire passer le contrat social] font par peur, ce qui doit être remarqué par ceux qui soutiennent que toutes les conventions de cette sorte, en ce qu'elles procèdent de la peut de la mort, ou de la violence, sont nulles". Hobbes admet que le contrat social est toujours signé par peur de mourir, et que ce contrat est contraint. Pour le dire brutalement, la liberté de contracter n'existe pas. Nous sommes contraints au sens le plus physique du terme : nous avons le choix entre signer ou mourir. Evidemment, chez Rousseau et Rawls, on ne trouve rien de si tragique. Pourtant, les circonstances sont les mêmes : les contractants n'ont tout simplement pas la possibilité de refuser de s'engager. Ils doivent décider quelque chose. Et c'est pourquoi la liberté n'est pas absolue, les agents ne peuvent pas décider de rejeter la signature et retourner dans l'état de nature. Aucun de ces auteurs ne donne la possibilité à un agent de ne pas signer.
Ces auteurs ne défendent évidemment pas la tyrannie, et Hobbes pense même, abusivement me semble-t-il, qu'un contrat signé sous la menace de mort doit être suivi. Mais tous ces auteurs pensent la chose suivante : si on signe un contrat qui répond à un intérêt objectif de l'agent, à savoir vivre en sécurité, dans des institutions qui lui permettre de choisir sa vie et de développer ses talents et sa personnalité, alors on fait quelque chose de bon, et il y a une obligation morale et pratique à choisir ce qui est le meilleur pour nous. Faire ce qui est bon pour nous, même sous la contrainte, n'est donc pas une abominable destruction de la liberté. De plus, le fait que ce contrat mette chacun à égalité avec tous les autres rend encore plus supportable ce manque de liberté initiale. Au lieu de risquer d'être tué par un autre plus fort, le contrat social établit l'égalité parfaite entre membres, chacun étant dorénavant égal en droits, et pouvant faire valoir ses droits auprès du système politique et judiciaire.
En résumé, pour Hobbes, Rousseau, et Rawls, le contrat est subi, personne ne signe librement. Par contre, chacun y gagne l'égalité absolue, et c'est pourquoi le contrat est juste. Nul doute qu'il est parfaitement rationnel de signer un contrat qui nous place à égalité avec les autres, si cela nous permet d'échapper à la menace de mort permanente de l'état de nature.
Je voudrais donc, en opposition, rappeler qu'avant même de s'intéresser au contenu du contrat, il faut s'intéresser à ses conditions, c'est-à-dire l'état de liberté des contractants. La première règle de justice, avant même celle de l'égalité face au pouvoir, est celle de la liberté de contracter. Pour des agents rationnels, un contrat est juste si et seulement si il n'a pas été établi par la force, mais par choix. Tout contrat obtenu par la force est injuste, quel qu'en soit le contenu, et tout contrat librement consenti est nécessairement juste, dans la mesure toutefois où l'agent rationnel ne s'engagerait que si ses intérêts étaient correctement pris en compte (bien sûr, un contrat libre pourrait être injuste s'il était signé par des agents non rationnels, qui s'engageraient sur des principes qui ne satisfont pas ses intérêts, ou les font passer après ceux des autres). Pour être précis, il y a donc deux conditions pour la justice :
1) les agents sont libres de contracter.
2) les intérêts des agents sont également pris en compte.
Les théoriciens du contrat ont concentré leurs efforts sur 2, qui est apparu comme le lot de consolation de l'impossibilité de 1. Puisque le contrat est contrefactuel, et qu'il sert aux individus déjà dominés à se demander si cette domination est quand même juste, la condition 1 paraissait inutile. Il me semble au contraire que cette condition est absolument fondamentale dans une théorie de la justice. Pour être juste, un pouvoir doit avoir le consentement des sujets. Et ces sujets ne peuvent vraiment consentir que s'ils ont le pouvoir réel de ne pas consentir. Ainsi, la condition 2 est plutôt une conséquence logique du fait que des agents rationnels soient libres (condition 1). Un agent rationnel et libre n'acceptera une convention avec d'autres agents rationnels que si elle est bonne pour lui, ce qui revient à dire que les intérêts de chacun sont également pris en compte. Mais un agent rationnel ne va pas délibérer sur un système politique qui ne lui laisse tout simplement pas le choix. De toute façon, un tel système ne peut pas réellement faire son bien malgré lui, pour la raison simple suivante : un système est bon s'il permet à chacun de vivre comme il l'entend, dans la mesure où il ne viole pas les droits et libertés des autres, qui sont égales aux siennes. Or, ce pouvoir, étant contraignant, viole nécessairement la liberté des agents, puisqu'il ne leur permet pas de vivre indépendamment de lui. Les agents naissent et demeurent soumis à leur Etat, ce qui suffit à le rendre injuste, fut-il démocratique et traitant chacun à égalité.

Ainsi, un système politique est juste s'il est choisi par des agents rationnels dans une condition telle que le refus de signer n'impliquerait ni la mort, ni la terreur, ni aucun des malheurs de l'état de nature hobbesien. Cela a une conséquence notable. S'il faut bien signer quelque chose, les agents vont s'accorder sur l'importance de l'égalité, qui est le moyen de pousser tous les autres contractants à signer aussi. Et puisque les intérêts de chacun sont par hypothèse extrêmement variés, le système politique sera un système qui n'accorde aucune prééminence à certains types d'intérêts. Un système politique choisi sous la contrainte sera nécessairement libéral, parce que personne n'accepterait de signer un contrat qui valoriserait certains modes de vie alors que ce ne sont pas les siens. Donc, si tous ces modes de vie sont représentés (le voile d'ignorance étant une procédure pour simuler la présence de tous les intérêts et modes de vie), un tel contrat ne passerait pas.
Au contraire, si les individus ne sont obligés à rien, alors la nature des contrats passés sera profondément différente. Tout d'abord, on peut renoncer au voile d'ignorance, et accorder à chacun la connaissance de ses intérêts, de ses talents, etc. Les agents peuvent donc signer tous les contrats qui s'accordent avec leurs intérêts et talents. Si untel veut vivre dans une société religieuse, traditionnaliste, qui réprime terriblement les manières de vivre, par exemple sur le plan familial et sexuel, alors il le peut, dans la mesure où il trouve qu'un tel mode de vie lui convient. L'essentiel est cependant que les agents à qui cela ne conviendrait pas puisse aller fonder des sociétés ailleurs, reposant sur des principes différents. On voit donc que rien n'oblige les sociétés à être libérales. Elles peuvent être traditionnalistes et répressives. L'important est seulement que personne ne soit forcé d'appartenir à une société qu'il ne veut pas. Ce qu'on gagne par rapport au contrat social à la Rawls est évident : chacun peut trouver une société qui convient à ses aspirations, au lieu d'être contraint de vivre dans une société libérale qui doit faire une place à tous. L'autre gain est de permettre de pouvoir proposer une théorie du contrat qui ne soit pas contrefactuelle, et sous voile d'ignorance. Je parle ici de conditions qui devraient être réelles, et de décisions qui sont prises en connaissant ses aspirations et ses talents.
Il faut préciser la chose suivante : la conservation de la liberté, malheureusement, ne peut pas être obtenue simplement en laissant faire les agents. Car il y aura toujours quelques agents pour soumettre les autres. Si on me force à entrer dans une société religieuse alors que mon souhait est de vivre dans des communautés hippies libérées sexuellement, il y a de toute évidence une atteinte à la liberté. Il faut donc, pour garantir cette liberté, qu'un pouvoir supérieur garantisse les libertés, par la force s'il le faut. En cela, ma solution n'est pas totalement anarchiste. Mais ce pouvoir là, autant que possible, est totalement distinct de la ou des sociétés. Il n'a aucune réglementation, aucune valeur, aucun but défini. Il s'assure simplement que tous les contrats passés le soient librement. Il encadre chaque société, en vérifiant qu'à chaque instant les individus respectent les contrats passés, et gardent la liberté d'en contracter de nouveaux (dans la limite des anciens, puisque signer un contrat qui absoudrait d'un ancien revient à ne pas respecter sa parole, ce qui est une forme de violence faite à l'égard d'autrui, qui se retrouve manipulé).

Je reviens maintenant à la justice sociale. Presque toujours, il est question de se demander dans quelles mesure nous pouvons consentir aux inégalités. La solution de Rawls est de faire passer la justice avant l'efficacité, et la liberté avant les avantages socio-économiques (cf. p.302). Cela rend impossibles des systèmes aristocratiques, inégalitaires. Le désir de soumission ou les avantages de la richesse ne justifient jamais l'abandon de l'égalité et de la liberté. De même, dans la théorie du "luck egalitarianism", la justice consiste à rendre égales les opportunités d'agir, les seules inégalités de revenu acceptables étant celles qui découlent des choix d'utiliser ses opportunités pour s'enrichir plutôt que pour faire autre chose. Mais dans la mesure où ceux qui ont fait autre chose ont quand même tiré parti de leurs opportunités, on peut les tenir pour vraiment égaux aux riches.
Or, dans ma proposition, il n'importe pas du tout de rendre les opportunités égales, ou de s'assurer que les inégalités n'entraînent pas des situations de domination économique. Un système économique est acceptable à partir du moment où des individus rationnels, connaissant leurs capacités, acceptent librement de s'y engager. Il est inacceptable s'il oblige d'une façon ou d'une autre les individus à s'y impliquer malgré eux. Le motif le plus évident d'implication malgré soi, c'est le besoin de manger, la peur de mourir de faim. J'estime donc que le fait d'être obligé de participer à une institution par peur de mourir de faim est une atteinte à la liberté contractuelle, puisque celui qui fait signer use de la peur d'un individu pour obtenir quelque chose qu'en temps normal, il n'aurait pas pu obtenir. Par contre, si les individus pensent avoir des talents et beaucoup d'opportunités d'action, ils vont sans doute s'impliquer dans le système économique et en retirer des bénéfices. Il n'y a donc pas à corriger les inégalités en aidant ceux qui manquent d'opportunités. Il y a juste à leur permettre de ne pas tomber dans un système qui les broierait. Voilà pourquoi la levée du voile d'ignorance me semble importante : tout le monde n'a pas intérêt à participer au jeu économique, parce que certains naissent avec des talents bien plus nombreux ou bien plus forts que d'autres. Au lieu donc de taxer les agents économiques et de fausser le jeu pour permettre aux moins doués de participer, il convient plutôt de faire en sorte que chacun des agents reste libre de ne pas participer.
Bien sûr, puisque le problème est essentiellement celui de la faim, il paraît raisonnable de taxer les agents économiques, de façon à pouvoir payer à quiconque le voudrait une pension lui permettant de vivre sans participer au système économique. Ce n'est pas une atteinte à leur liberté. C'est au contraire une petite cotisation de nature assurantielle, permettant à chacun, le jour où il le souhaite, d'échapper au système économique. Chacun y a intérêt, dans la mesure où chacun préserve ainsi sa liberté. Il y a intérêt d'un point de vue strictement égoïste, car il faut s'assurer contre les malheurs de la vie (la perte d'emploi, la maladie invalidante, la vieillesse, la grossesse), mais il faut aussi, d'un point de vue plus politique, faire en sorte que, quel que soient les choix de vie de chacun, et nos futurs choix de vie, nous puissions rester suffisamment libres pour participer aux activités sociales que nous voulons. Sans cette cotisation, nous acceptons de nous soumettre au destin et aux autres. Or, s'il y a bien un principe qu'il faut rejeter, c'est l'idée qu'une personne pourrait librement se soumettre. Il faut tenir une telle chose pour totalement injuste. Chacun peut s'engager, mais non pas s'engager à perdre définitivement toute capacité future à s'engager à nouveau. De même, je peux demander presque tout à autrui, mais non pas de définitivement renoncer à tout.

Ainsi, il me semble que la justice sociale serait réalisée s'il existait une allocation inconditionnelle, pouvant être obtenue par n'importe qui en faisant la demande, et permettant à chacun de vivre suffisamment bien pour ne pas être contraint par nos besoins naturels et par ceux qui sont maîtres du système économique, à y participer. L'Etat devant préserver la liberté, il doit entraver la liberté de chacun à la hauteur exacte de ce qui est nécessaire pour assurer celle de tous. Le montant de cette entrave correspond exactement à ce que chacun devrait cotiser pour pouvoir verser un revenu d'existence à ce qui en font la demande. On voit ainsi que cette allocation inconditionnelle a une fonction de désamorçage des conditions de l'état de nature hobbesien. Car, pour nous, l'état de nature n'est plus vraiment une situation de guerre violente de tous contre tous. C'est le fait que les gens se retrouvent dès la naissance pieds et poings liés à un système économique affreusement compétitif qui peut les broyer s'ils n'ont pas les talents suffisants. Au lieu de vouloir à tout prix que l'Etat corrige ce système économique, qui est pourtant juste dans la mesure où il est le résultats de contrats signés librement, mieux vaut que l'Etat emploie ses ressources pour faire en sorte que tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s'y faire une place puissent quand même vivre et créer, pourquoi pas, d'autres types de fonctionnements sociaux ou économiques.

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