lundi 16 mai 2016

Le bien n'est pas éliminable

Je voudrais discuter l'approche nihiliste en morale, approche qui est assez facile à concilier avec une approche naturaliste. L'approche nihiliste soutient qu'il n'existe rien de tel que des valeurs morales. Le bien et le mal n'existent pas, et tous nos jugements moraux sont faux. Le bien et le mal sont des projections humaines sur des choses, mais ces projections ne représentent rien de réel, aucune propriété qui appartiendrait aux choses. Ces projections reposent seulement sur nos réactions à ces choses, et ces réactions n'ont aucune généralité, et ne dépendent d'aucune caractéristique naturelle. Par conséquent, il n'y a aucune corrélation entre propriété naturelle et réaction humaine. En ce sens, les conditions minimales de la possibilité d'une représentation ne sont pas satisfaites.
Une telle approche, néanmoins, pourrait être légèrement amendée, pour être conciliée avec une approche naturaliste. Dans celle-ci, on continue à considérer que les jugements moraux ne représentent rien. Il n'y a pas non plus de correspondance entre propriétés physiques et jugements moraux. Néanmoins, les jugements moraux ont une fonction biologique, par exemple celle d'améliorer les chances de survie de l'espèce, et c'est pourquoi ces jugements tendent à se généraliser et sont relativement constants dans la population humaine. Ainsi, les jugements moraux ne sont pas totalement arbitraires, à la différence de ce que soutient le nihilisme. Néanmoins, le naturalisme continue de penser qu'il n'y a aucune justification rationnelle aux croyances. Il ne fait qu'ajouter qu'on peut construire une genèse causale satisfaisante. En résumé, les jugements moraux ne décrivent rien, mais ils nous incitent à adopter des comportements qui sont globalement adaptatifs.
Je voudrais montrer ce qu'une telle approche de la morale souffre d'une contradiction difficile à supporter. Elle nie la réalité du bien, tout en ayant quand même besoin de cette notion comme condition de possibilité de son discours. Il s'agit donc d'une contradiction non pas logique, puisqu'il n'est pas logiquement contradictoire de prétendre que le bien n'existe pas, mais d'une contradiction performative, à savoir une contradiction entre ce que l'on dit, et ce qui est présupposé pour pouvoir le dire. Celui qui dit "je n'existe pas" commet une contradiction performative, puisque, pour le dire, il faut exister. De même, je voudrais montrer que celui qui prétend que le bien n'existe pas présuppose aussi la notion de bien que son discours nie pourtant.

Imaginons un monde sans humains, sans société d'aucune sorte, ni institution, ni rien qui ne semble mental d'une façon ou d'une autre. N'existent que des matériaux inertes, des réactions chimiques, et quelques vivants élémentaires (végétaux, bactéries, etc.). Dans ce monde, n'existe aucune valeur morale. Moore se demande dans les Principia Ethica si un tel monde pourrait être tenu pour beau ou laid. Mais Moore n'arrive pas véritablement à donner une réponse argumentée. Aborder la question ainsi me semble définitivement impossible. Néanmoins, il me semble raisonnable de supposer que les valeurs morales n'y existent pas. Car puisqu'il n'existe aucune personne qui pourrait les suivre, les promouvoir ou au contraire agir contre elles, ces valeurs ne trouveraient aucun point d'application. On pourrait à la limite prétendre qu'elles existent en puissance, mais on ne pourrait jamais dire qu'elles ont cours, et que certaines choses sont moralement bonnes ou mauvaises, et que certains êtres devraient promouvoir le bien et éviter le mal. Un monde sans personne est un monde sans valeur, strictement conforme au portrait qu'une science naturelle pourrait donner. Dans le Traité de la nature humaine (livre 3), Hume prétend que le parricide n'est pas dans la nature des choses, mais dans notre jugement sur un certain acte. Et il prend l'exemple d'une jeune pousse qui détruit l'arbre qui lui a donné naissance. En un sens, il s'agit d'un parricide. Pourtant, personne n'appellerait cela parricide, car il manque évidemment des personnes capables de prendre des décisions, de mesurer la portée de leur geste, il manque encore les institutions minimales pour qu'un tel acte ait un sens (par institutions minimales, je pense à des coutumes, qui indiquent aux personnes les comportements attendus et ceux qui sont désapprouvés). Donc, je me range évidemment avec Hume pour dire qu'un arbre qui en déracine un autre ne commet pas un parricide, qu'un animal qui en dévore un autre ne commet pas un meurtre, que le coucou ne viole pas la propriété des autres oiseaux en venant pondre dans leur nid. Les notions morales exigent bien plus que cela.
Les valeurs morales commencent à avoir cours une fois que les êtres vivants deviennent suffisamment conscients pour prendre des décisions réfléchies, incluant la prise en compte de diverses valeurs, et des conséquences de leurs actes sur autrui. Il faut aussi, probablement, qu'un minimum de coopération existe entre humains. Je ne souhaite pas ici décrire précisément toutes les conditions nécessaires à l'apparition de la morale. C'est une question bien trop difficile. Néanmoins, on peut donner des conditions suffisantes : quand des agents en coopération sont conscients de leurs actions, et vivent selon des règles, coutumes, institutions, etc., alors les valeurs morales ont cours et les agents ont le devoir d'en tenir compte dans leurs délibérations.
Un nihiliste ou un naturaliste dirait cependant que la nature ne fait pas de saut. Les humains sont des animaux sociaux parmi d'autres, leur intelligence leur a permis de développer des systèmes sociaux complexes, mais qui ne se distinguent pas qualitativement de ceux des fourmis, des abeilles ou des chimpanzés. Il n'y a donc aucune raison que la morale valle pour les humains mais pas pour les fourmis. Il n'y a donc rien de tel que la morale. Mais chaque société produit des pressions sociales en vue d'orienter le comportement de ses membres. Le nihiliste admet la pression sociale, qui est juste un fait, mais n'admet pas l'existence de la morale, qui a cours de droit et non de fait. Un nihiliste a donc une théorie purement descriptive des jugements et attitudes morales, qu'il voit comme des comportements favorisant la survie du groupe. Mais il refuse catégoriquement d'admettre l'existence d'un véritable système moral, c'est-à-dire d'un ensemble de règles valables pour toute personne dans ses interactions, règles qui sont absolument inconditionnelles. Les comportements adoptés par les agents le sont parce qu'ils favorisent ceux qui les adoptent, et leur permet plus facilement de survivre et se reproduire, mais il n'y a aucune obligation de les suivre. Ne pas les suivre conduit plus souvent à l'extinction, mais aucune valeur morale transcendante ne dirait : il faut rester en vie, il faut coopérer, il faut respecter autrui.
Pour le dire dans des termes philosophiques assez classiques, un nihiliste admet l'existence de valeurs instrumentales, puisqu'il admet que certaines règles sociales sont des moyens efficaces pour rester en vie et se reproduire. Mais il refuse d'admettre l'existence de valeurs intrinsèques, donc de valeurs qui auraient cours pour tout agent quel qu'il soit. Et par conséquent, il peut aussi admettre la rationalité instrumentale, et des prises de décisions fondés sur des calculs de coûts et bénéfices, ou même fondées sur des stratégies impliquant d'autres agents. Mais il ne peut pas admettre l'idée d'un raisonnement moral, c'est-à-dire fondé sur des règles ou des valeurs indépendantes des préférences individuelles. Car il n'existe aucune règle ou aucune valeur de ce genre. C'est pourquoi naturalistes et nihilistes sont si proches. Puisque le bien en soi n'existe pas, tous ceux qui pensent qu'ils agissent pour des raisons morales se trompent tout simplement. John Mackie est célèbre pour sa théorie de l'erreur (dans son Ethics), selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. En effet, une délibération dont la visée n'est rien ne peut être qu'un échec. Par contre, bien sûr, les raisonnements instrumentaux ou stratégiques sont acceptables, car leur visée est bien déterminée dans une perspective naturaliste. Si mon but est d'allumer un feu pour me réchauffer, on peut juger scientifiquement la valeur instrumentale des techniques que j'utilise. Par contre, si mon but est de vivre en respectant la justice et les droits de mes concitoyens, on ne peut plus juger scientifiquement la valeur morale de mes actions, car il n'y a aucun critère scientifique pour déterminer ce qu'est exactement la justice ou le respect des droits. On peut évidemment poser des critères arbitraires puis juger l'adéquation des moyens, mais la morale consiste plutôt à suivre les bons critères, et non pas à satisfaire des critères posés arbitrairement.

Mackie ne se limite pas à une théorie de l'erreur, il pense aussi pouvoir développer une éthique utilitariste qui aurait selon lui le mérite de ne pas reposer sur des valeurs morales, mais seulement sur des états de bien-être subjectifs pouvant être décrits scientifiquement, ce qui semble cohérent avec le fait d'admettre la rationalité instrumentale, l'éthique consistant à maximiser le bien-être subjectif des individus. Cependant, il serait trop facile de critiquer cet ajout (de quel fait naturel vient l'obligation de tenir le bien être d'autrui pour égal au sien, c'est-à-dire l'exigence de justice? Mackie ne pourra pas avoir de réponse à cette question, si ce n'est une réponse naturaliste qui n'est justement pas une réponse, mais seulement une description des mécanismes qui nous poussent à valoriser la justice). Et cela n'aurait pas grand intérêt.
Plus intéressante serait la critique du fait d'admettre la rationalité instrumentale. Mackie, en effet, admet la possibilité de ce type de raisonnement, tout en refusant l'existence de valeurs. En effet, pour lui, la question de déterminer les meilleurs moyens pour une fin donnée est purement scientifique. Il suffit en effet d'avoir un critère de réussite de l'opération, et des critères d'évaluation de l'efficacité du protocole, et il semble que tout cela devienne scientifique. Par exemple, pour évaluer la rationalité instrumentale des moyens permettant d'allumer un feu, il faut :
1) un test pour déterminer si le feu est effectivement allumé.
2) un test permettant d'évaluer si le protocole est le plus rapide, le plus économe en énergie et en matériaux, etc.
Or, pour Mackie, et plus généralement pour tout naturaliste, ce genre de questions est strictement scientifique. Il suffit d'un dispositif d'observation pour déterminer si le feu est allumé (les yeux, suffisent, en l'occurrence), d'un dispositif de mesure du temps et des efforts déployés (une montre, et la sensation subjective de fatigue), et enfin d'une mesure des coûts des moyens mobilisés (par exemple, le coût d'acquisition d'un silex, d'herbe sèche, etc.). Et une fois ces moyens de mesure établis, la question devient purement scientifique.

Ces arguments souffrent de ce qu'on pourrait appeler le "paralogisme du Tractatus", parce que ces arguments tombent dans la même erreur que le premier Wittgenstein a commise, et qui justifie un changement philosophique majeur. L'auteur du TLP estimait qu'une chose peut en représenter une autre si ces deux choses partagent la même forme logique. Et quelles que soient les formes de représentation employées (verbale, graphique, etc.), il est toujours possible pour un symbole de partager la même forme logique que la réalité. Or, le paralogisme de Wittgenstein consiste à négliger totalement la question de savoir comment mettre en correspondance le symbole et la réalité. Par son silence, Wittgenstein laissait penser que par magie, les phrases ou les schémas s'ajustaient d'eux-mêmes à la réalité, et faisaient par eux-mêmes référence à quelque chose. Wittgenstein adoptait une conception quasi-magique de la représentation, puisque la représentation n'était pas une opération qu'accomplissent des locuteurs dans un contexte donné, mais une opération qu'accomplissent les signes eux-mêmes, en vertu de cette fameuse forme logique. Tout se passait comme si les formes logiques avaient un pouvoir magique de se reconnaître elles-mêmes, et de se lier les unes aux autres. Les hommes, eux, se contentaient d'utiliser des liens symboliques constitués indépendamment de leurs activités.  Le second Wittgenstein a critiqué de manière récurrente cette idée, montrant que le langage ne fonctionnait que parce qu'il était inséré dans un tissu d'activité, et que l'idée de forme logique ne sert à rien. Car même si elle existait, encore faudrait-il que nous humains ayons des activités consistant à comparer et rapprocher les formes logiques. Bref, les mots ne se lient pas aux choses tous seuls. Il faut que nous puissions établir ces liens avant que les liens existent.
Or, si ce sont des activités humaines qui établissent les rapports de représentation entre symboles et réalité, alors on ne peut jamais identifier le rapport de représentation à un quelconque fait naturel. Les activités humaines sont d'abord très diversifiées, et elles sont normatives. En d'autres termes, on détermine le sens d'un mot non pas à partir de ce qu'en font les hommes, mais à partir des règles qu'ils ont établies, règles qu'ils peuvent ne pas respecter plus ou moins fréquemment. Evidemment, il faut bien qu'existe un certain rapport entre les règles et les pratiques : si une règle n'est jamais suivie dans les faits, on peut s'interroger sur le fait qu'il y avait vraiment une règle. Néanmoins, il est normal et inévitable qu'il puisse y avoir des écarts ponctuels par rapport aux règles. Donc, se fonder uniquement sur les pratiques pour déterminer le sens d'un mot reviendrait à faire erreur, et autoriser des usages incorrects. C'est la règle, et seulement elle, qui donne le bon usage.
Je reviens maintenant aux procédures de vérification de l'efficacité des techniques pour allumer un feu. Dire que ces procédures sont purement scientifiques est vrai, mais il ne faut pas oublier que cela n'exclut pas, au contraire, que ces procédures relèvent de décisions humaines mobilisant des valeurs. Pour mesurer le temps, il faut être d'accord sur ce qu'est une bonne mesure. Une bonne mesure doit employer un instrument précis, permettre un relevé numérique qui donne une valeur unique, être d'accord sur le moment de début de l'opération et sur le moment de fin (par exemple, s'arrête-t-on au moment où les braises rougissent, au moment où la fumée apparaît, au moment où des flammes apparaissent?). Tout ceci ne relève pas de problèmes qui peuvent être décidés scientifiquement. Mais cela ne relève pas non plus de l'arbitraire. Quand on décide qu'un feu suppose une flamme, ce n'est pas arbitraire, car cela dépend de l'ensemble des autres choix du langage, qui ne sont pas non plus arbitraires. De plus, la conception de ce qu'est une bonne mesure suppose aussi des choix normatifs. Pourquoi serait-il pertinent de mesurer l'allumage d'un feu à plus ou moins une seconde près, mais que, s'il fallait mesurer la vitesse de démarrage d'un sprinter, nous voudrions avoir une précision au dixième de seconde près? La réponse est qu'il nous faut pouvoir continuer à discriminer les procédures d'allumage ou les sprinters, et que cet objectif, qui n'est donc pas arbitraire mais intrinsèque à l'activité même de mesure, impose des conditions sur la précision de la mesure.
Ainsi, j'en arrive à l'idée suivante : quand nous avons une activité de description, de mesure, d'évaluation, etc. même si ces activités peuvent paraître rigoureusement scientifiques, elles impliquent des valeurs sur ce qui peut être tenu pour une bonne description, une bonne mesure, et une bonne évaluation. Et ces valeurs ne sont pas instrumentales. Ce n'est pas seulement qu'il faut avoir une mesure qui permette l'action. C'est plutôt qu'il faut avoir une mesure qui soit intrinsèquement satisfaisante, intrinsèquement bonne. Une mesure intrinsèquement bonne est une mesure qui repose sur une unité de mesure suffisamment fine pour que des différences entre objets mesurées apparaissent. Il n'y a rien là d'instrumental. Ce jugement est purement intrinsèque : il indique ce qu'est une bonne mesure, il ne dit rien de ce que nous pourrions faire des mesures effectuées. De même, une bonne description n'est pas une description qui rend possibles la vie, l'action, etc. Une bonne description est une description qui donne suffisamment d'informations, relativement au niveau expressif dont nous disposons. Bien entendu, ce niveau d'expression peut considérablement varier. En géographie, nous pouvons dire que la France est hexagonale, alors qu'un géomètre ne se contenterait pas d'une si pauvre caractérisation. Mais l'essentiel n'est pas dire qu'une description serait intrinsèquement meilleure qu'une autre. L'essentiel est de dire que, compte tenu de notre vocabulaire et de nos outils d'analyse, nous puissions faire suffisamment de différences.

Il y a donc même dans l'activité scientifique une notion de bien qui n'est pas éliminable, et c'est pourquoi cette notion vaut aussi pour la rationalité instrumentale. Cette notion de bien n'est pas morale, l'activité scientifique ne mettant pas spécialement en jeu nos rapports à autrui. Mais elle est pourtant intrinsèque aux pratiques, et non pas extrinsèque. Sans cette notion, nous ne pourrions jamais rien faire, car nous ne pourrions jamais juger si nous avons réussi à faire quelque chose, ou si nous avons échoué. Quand on décrit scientifiquement, on doit quand même savoir ce qu'est une bonne description. Sans la notion de bien, la description n'est plus une pratique, et ne peut pas être effectuée. Bien entendu, on pourrait donner des critères de ce qu'est une bonne description, un peu comme Wittgenstein était tenté de le faire avec sa notion de forme logique (qui permet l'identité de structure avec les faits). Ceci la repousse le problème, mais ne le résout. Il faut bien que, à la fin, nous puissions dire si ce que nous faisons est intrinsèquement réussi ou pas. Il faut bien que nous puissions dire si une structure est en isomorphisme avec une autre.
Et comme je l'ai déjà dit, puisque la réussite dépend de critères, et que ces critères peuvent être bien ou mal suivis, ce n'est jamais l'observation factuelle qui permet de déterminer si les critères sont satisfaits. Il faut, en plus de l'observation elle-même, des informations de nature normative sur ce qui compte comme un succès, et ce qui compte comme un échec. Même pour les cas en apparence les plus purs de représentation en isomorphisme avec la réalité, par exemple le dessin figuratif, chacun comprend que le dessin ne peut pas lui même se mettre en correspondance avec le réel, mais qu'il nous faut savoir faire certaines choses pour retrouver le référent à partir de sa représentation. Un dessin est en deux dimensions, il nous faut retrouver la perspective à partir d'une image plate. Les couleurs sont faites de pigments de peinture qui ne produisent pas le même effet que le réel et il nous faut corriger cette différence. Bref, il y a des milliers de facteurs qui font que reconnaître l'objet représenté est une pratique pouvant être bien ou mal faîte, mais que rien de factuel n'impose le résultat de l'opération. La connaissance du bien est nécessaire à la pratique.
Cependant, cela n'implique nullement que nous puissions faire n'importe quoi à partir de n'importe quoi, et que nous tomberions dans le relativisme absolu. Ce qui est relatif à chaque culture, ce sont les activités auxquelles ils se livrent, et donc en même temps le bien relatif à chacune de ces activités. Si décrire dans une tribu primitive consiste à trouver le Dieu qui est responsable de tel ou tel événement, il est évident que la vérité des descriptions ne relèvera pas des mêmes conditions que la vérité des descriptions dans un contexte scientifique. Néanmoins, l'activité étant posée, alors son bien relatif est quelque chose d'absolu. De même que n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie en contexte scientifique, n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie dans la tribu primitive. Quant à l'activité consistant à faire le tri entre les types de discours, il y a pour cette activité aussi un bien relatif. Une telle activité consiste à peser les avantages et inconvénients de ces méthodes, à développer des réflexions théoriques sur la fonction de la description (par exemple, nous transmettre des informations sur l'environnement, nous rassurer, montrer que les Anciens avaient un savoir solide, etc.). Et une fois cette analyse fait, nous pouvons prononcer un verdict, correct ou pas, sur ce qu'est une bonne description.
Le bien est donc relatif à une activité, mais absolu du point de vue de cette activité. Cela n'a rien de mystérieux : comprendre une activité, c'est comprendre comment bien la mener, et comment il ne faut pas la mener. On ne peut donc pas comprendre une activité sans savoir comment bien la faire. La notion de bien est nécessaire à celle de pratique. On pourrait d'ailleurs se demander si la notion de bien précède ou dérive de celle de règle. En effet, toute pratique suppose des règles. Mais il se pourrait que les règles soient seulement dérivées de ce qu'on tient pour un modèle d'activité réussie. Le bien serait donc notion primitive et la règle notion dérivée.

Ainsi, je conclus ainsi : en admettant que la science soit une pratique de description du monde, on est obligé de supposer qu'il existe une notion du bien qui permet de discriminer ce qu'est une bonne description et ce qu'est une mauvaise description. C'est pourquoi tout discours qui reviendrait à nier totalement l'existence des valeurs, et à réduire le monde à un ensemble d'objet pris dans des relations causales serait une contradiction performative. Ce discours détruit ses propres conditions de possibilité, en détruisant la condition qui permet à se discours d'être réussi, c'est-à-dire de dire vrai.
Bien sûr, on est encore très loin d'avoir prouvé l'existence de valeurs morales. Cela supposerait qu'il existe un bien pour l'action en général, et pas seulement pour telle ou telle action. Ce n'est pas facile. Néanmoins, on a déjà prouvé qu'il doit exister un bien relatif à chaque activité. C'est déjà énorme, et cela diminue considérablement la tentation du nihilisme moral. Car s'il existe déjà un bien pour chaque activité, pourquoi ne pas considérer qu'il existe un bien pour les activités humaines les plus importantes, comme la coopération, la vie en commun?
En tout cas, il semble que la montée en généralité soit un besoin à la fois pratique et théorique. Cette montée en général, sur le plan théorique, est la philosophie. La philosophie consiste à se demander ce qu'est une preuve, ce qu'est une description, ce qu'est une théorie. Et la montée en généralité, sur le plan pratique, est la morale. La morale consiste à se demander la finalité de toute action humaine, à se demander comment bien agir en général, à se demander comment nous devons établir les rapports aux autres. Philosophie et morale sont au fond une activité semblable : elles consistent à se demander ce qu'est le bien, pour la science ou pour l'action.

6 commentaires:

  1. Bizarre.
    Il me paraît assez incontestable et assez banal de dire que l'effort scientifique est, dans la réalité, mû par des valeurs spécifiques, "épistémiques". Mais est-ce réellement nécessaire ? Un critère très simple et très instrumental de la bonne description est qu'elle permet une bonne prédiction. Un critère de la bonne prédiction est qu'elle permet le succès de l'action. Un critère du succès de l'action est que le besoin est satisfait.
    Savoir pour prévoir, prévoir pour agir, comme disait l'autre. Complétons : agir pour manger. Donc savoir pour manger.
    Où sont les valeurs ?

    Ton argumentation est difficilement compréhensible. Apparemment, le point essentiel de l'argument serait que discriminer les entités serait nécessairement une sorte de but en soi, ce qui est tout à fait absurde. Pas besoin de discriminer les races de chameau si on ne vit pas dans le désert.
    (si vraiment tu te soucies d'argumenter, pourquoi ne pas découper l'argumentation en différents points articulés ? D'un point de vue littéraire, c'est catastrophique, mais pour ton unique lecteur ce serait plus facile pour s'orienter dans cette mer de mot où les justifications traînent un peu partout)

    "Valeur instrumentale" semble une contradiction dans les termes.

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    1. Mon argument en résumé :
      1) un naturaliste a tendance à contester l'existence de valeurs morales absolues. Pour lui, seules existent des valeurs instrumentales, à savoir l'efficacité des choses pour réaliser tel ou tel but arbitrairement fixé. Car évaluer les valeurs instrumentales est une question purement empirique. Par instrumentale, il faut entendre "relatives à un but donné".
      2) Mais, selon moi, la science repose sur des valeurs absolues (épistémiques, mais pas seulement. Il s'agit plus généralement de valeurs relatives à la bonne manière de "calquer" une représentation sur la réalité). Je ne dis pas que ces valeurs sont universelles, mais seulement absolues, c'est-à-dire non relatives à un but donné différent de l'activité elle-même.
      3) donc, il est impossible de nier en général l'existence de valeurs absolues. Il n'y a donc pas de raison évidente de nier les valeurs morales.

      Je ne dis pas que la science ne peut pas avoir une fonction pratique. En effet, ce serait idiot. Je dis seulement que le critère de scientificité, ou de vérité, doit être un critère indépendant de celui de la réussite de l'action, dans le sens où la réussite de l'action ne peut être mesurée que si nous avons un critère épistémique pour décrire cette action, et son éventuelle réussite. Plus simplement : pour savoir si notre action est un succès, il faut déjà VOIR ce que nous avons fait. La réussite de cette action de VOIR suppose un critère épistémique, alors que la réussite de l'action suppose un critère pratique.
      Par contre, si nous mélangeons le critère épistémique et le critère pratique, alors nous perdons la possibilité de juger correctement. Car nous pourrions réussir notre action de manière triviale, en changeant la description de ce qui se passe. Imaginons un élève qui déclare qu'il aura au moins la moyenne au bac. Il obtient 9. Nous dirions que l'élève a échoué. Mais il répond qu'il parlait de la moyenne relative à ses notes habituelles. Ses notes sont habituellement à 8. Il a changé ici les critères de description pour changer son regard sur son action. C'est désastreux. Les critères épistémiques et pratiques doivent rester distincts.
      Quant à la citation de Comte, elle ne donne de critère ni nécessaire, ni suffisant. On peut rester en vie un temps indéfini avec des croyances fausses en grand nombre, et avec des croyances vraies reposant sur des explications délirantes. Pluton qui enlève Perséphone donne une bonne explication des saisons, donc permet la prédiction, et même l'agriculture. ET inversement, on imagine facilement des connaissances qui ne permettent pas l'action. Quand on connaît les mécanismes climatiques, on n'a pas encore la possibilité de les produire.
      Cependant, j'admets que la description doit entretenir des rapports cohérents avec l'ensemble de nos autres activités. Mais ces rapports sont infiniment plus flous, indéterminés et holistiques que cette connexion positiviste entre explication, prédiction, et action.

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  2. "selon moi, la science repose sur des valeurs absolues (épistémiques, mais pas seulement. Il s'agit plus généralement de valeurs relatives à la bonne manière de "calquer" une représentation sur la réalité). Je ne dis pas que ces valeurs sont universelles, mais seulement absolues, c'est-à-dire non relatives à un but donné différent de l'activité elle-même."

    La science DOIT reposer... ? ou la science REPOSE ... ? Tu veux faire une enquête empirique ou prescrire aux gens ce qu'ils doivent faire ?

    Je ne sais donc toujours pas quelle est la thèse ni même l'argument.
    Puisque voir CORRECTEMENT le succès de l'action est nécessaire pour atteindre ses buts, le critère épistémique et pratique sont identiques : c'est la pratique qui définit ce que veux dire "correct" (comme on le voit par exemple en statistiques où on définit des intervalles de confiance et des hypothèses nulles en fonction des risques pratiques).

    Ton exemple est nul : le type de "correction" qu'on attend d'un candidat est celui qui montre qu'il a des compétences, et ces compétences sont validées par une pratique utile.

    Comte te rétorquera que tu n'as aucune idée de ce qu'est une croyance vraie. Tu sais seulement ce qu'est une croyance justifiée, et la justification peut très bien être toujours relative au succès de l'action.

    Mais comme tu as omis de dire si ta thèse est descriptive ou normative, je ne peux pas avancer beaucoup plus.

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    1. Présentée ainsi ("doit reposer" VS "repose") l'opposition du positif et du normatif ne permet même pas à la philosophie d'exister. Il ne s'agit évidemment pas de faire de la sociologie des sciences, mais pas plus de donner des consignes aux scientifiques. Heureusement, il y a un troisième terme. Il s'agit d'interpréter des comportements, en vue de comprendre les normes qui les dirigent. Cela nous permet notamment de distinguer activité scientifique et activité technique. En disant que la science ne repose pas sur le succès pratique, je dis que l'activité scientifique n'a pas les mêmes critères de réussite que ceux de la technique, parce que j'estime que c'est la meilleure manière de rendre compte de ce que font typiquement les scientifiques.
      L'interprétation des pratiques est vraiment différente de la description, car la sociologie pourrait nous montrer que la plupart des scientifiques ont des activités techniques plutôt que scientifiques sans que cela ne remette en cause la thèse (de même que l'irrationalité des agents réels ne remet pas en cause les principes de la rationalité). Et c'est aussi radicalement différent de la prescription, car je n'ai pas la moindre idée au sujet de la question s'il est mieux d'avoir des activités scientifiques ou techniques.

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  3. Que veut dire "rendre compte" si ce n'est ni justifier normativement ni expliquer empiriquement ? Rien ! Que veut dire "typiquement" ? Ce que pense la majorité ? Empirique ! Ce que pense la quiddité du savant ? Ridicule.
    Ta distinction entre activité scientifique et technique est seulement postulée.

    Soit tu donnes un argument normatif qui montre que la science ne doit pas reposer sur un critère pratique, en explicitant les normes associées au concept de science,
    soit tu donnes une description psychologique de ce que font les savants pour montrer qu'ils travaillent sans donner à leurs travaux une application pratique. Interpréter les comportements : les comportements DE QUI veux-tu interpréter ? C'est du travail empirique, sociologique, celui que tu ne fais pas.

    Tu n'as pas du tout montré que le bien n'est pas inéliminable. Toute règle, y compris une règle de correction de la description, peut être subordonnée à un critère de satisfaction des besoins (aussi bien d'un point de vue normatif que, possiblement, descriptif). Ainsi le critère de satisfaction de la règle est in fine un critère de satisfaction des besoins (dont on n'a jamais besoin de se demander s'il doit être satisfait ou non). Le bien n'existe pas.

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    1. Ok. Il s'agit bien de donner des normes de l'activité scientifique. Je me méfie de ce genre de phrases car elle semble impliquer que nous devrions faire des science, plutôt que du développement technique. Et ce n'est pas le cas. La norme dit seulement que, si nous voulons faire des sciences, alors nous devons faire ceci ou cela. Mais elle ne dit pas ce que nous devons le faire, absolument parlant. C'est en cela que je trouve commode de parler d'une norme pour l'interprétation : elle ne prescrit pas de conduite, mais guide la recherche de celui qui se demande ce que font les autres. Quant à s'imaginer que nous suivions nous-mêmes ces normes, c'est une question ouverte, beaucoup estimant que ces normes ne sont que des rationalisations après coup. Cela me semble vraisemblable.

      "Tu n'as pas montré que le bien n'est pas éliminable, car toute règle peut être subordonnée à un critère de satisfaction des besoins". Je suis d'accord avec ton argument, et j'abandonne la distinction absolue que je voulais faire dans mes réponses entre norme théorique et norme pratique. Cette distinction n'est pas dans l'article lui-même. Que la science repose sur une notion de bien ne signifie pas que cette notion soit disjointe du bien dans d'autres activités. Par contre, je ne suis pas d'accord avec ce que ton argument prétend montrer. Au contraire, tu montres l'inverse, à savoir que la science repose sur quelque chose qu'elle tient pour bon, et qu'en ce sens, le bien n'est pas éliminable.

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