vendredi 30 septembre 2016

Le droit à la culture

Quand on étudie les droits individuels, on peut distinguer deux types distincts :
1) le droits "liberté" : il s'agit d'une autorisation de faire quelque chose, et de la possibilité juridiquement garantie d'interdire à quiconque de nous empêcher de faire cette chose. Ainsi, ce droit est la contrepartie d'une interdiction pour autrui. Si j'ai le droit de librement circuler sur le territoire national, alors personne n'a le droit de m'empêcher de passer sur un lieu public.
2) le droit "créance" : il s'agit d'un permission d'obtenir quelque chose à notre demande, et la possibilité juridiquement garantie d'obliger l'Etat ou un autre individu de nous fournir ce que demandons. Ainsi, ce droit est la contrepartie d'une obligation pour autrui. Si j'ai le droit à un avocat en cas d'accusation, alors je peux exiger de l'Etat qu'il me trouve et paie lui-même un avocat (le fameux avocat "commis d'office").
Il y a donc une différence entre un droit qui est la contrepartie d'une interdiction, qui correspond donc à un droit de ne pas subir l'interférence d'autrui, et un droit qui est la contrepartie d'une obligation, qui correspond donc à un droit d'exiger d'autrui une certaine conduite.

Dans la mesure où il existe un système scolaire, dans presque tous les pays du monde, et que ce système est le plus souvent gratuit et obligatoire, c'est que nos sociétés estiment que la culture est non seulement un droit, mais même un devoir jusqu'à un certain âge. Prenons toutefois un jeune qui a dépassé l'âge de la scolarité obligatoire. Il a toujours le droit d'aller à l'école. Ce droit est-il une liberté, à savoir l'interdiction faite à quiconque d'empêcher ce jeune de poursuivre des études? Ou est-il une créance, à savoir le pouvoir d'obliger l'Etat à lui fournir un service d'éducation?

Avant de répondre, je voudrais expliciter les enjeux. Il y a injustice s'il y a inégalité d'accès à un bien, et que nous avons une prétention légitime à obtenir ce bien. Pour être précis, il faut que nous ayons un droit "créance" d'obtenir ce bien. En effet, l'inégalité d'accès ne suffit pas, car il y a de nombreuses inégalités d'accès à un bien, sans qu'on estime que l'on ait un droit particulier à l'obtenir. Par exemple, la beauté physique donne plus facilement accès aux relations amoureuses. Pourtant, une personne laide ne peut pas voir là de l'injustice, dans la mesure où l'accès aux relations amoureuses n'est pas quelque chose qui lui est dû. Une société peut garantir le droit "liberté" d'avoir des relations amoureuses, car elle peut vérifier que personne n'entrave une autre personne. Par contre, aucune société ne va garantir le droit "créance" à une relation amoureuse, car cela signifierait qu'une personne pourrait être obligée de jouer le rôle de partenaire de la personne exerçant son droit. Cela serait d'abord un peu ridicule, et probablement injuste.
Ainsi, la question du droit à la culture est la suivante : soit nous avons le droit d'exiger de l'Etat qu'il nous cultive, auquel cas nous pouvons exiger de l'Etat qu'il construise des écoles et des universités, et qu'il permette à tout le monde d'y aller (bourse, soutien scolaire, etc.) ; soit nous n'avons qu'une liberté de nous cultiver, auquel cas rien n'est exigible de l'Etat, et celui-ci peut construire des écoles et universités s'il en a le désir et les moyens, mais sans obligation.
Et puisque l'injustice consiste en une inégalité de droits "créances", l'école doit assurer la plus stricte égalité d'accès, dès lors qu'on considère que la culture est quelque chose qui nous est dûe. Au contraire, si on considère seulement que nous sommes libres de nous cultiver et que l'école est un luxe et pas un droit, alors l'égalité d'accès n'est pas nécessaire.
Dernière précision : par égalité d'accès, je ne veux pas du tout dire égalité des chances. L'égalité des chances est la règle disant que tous les participants doivent avoir au départ les mêmes chances de réussite et que l'institution ne doit avantager personne, tout en acceptant que certains réussissent et d'autres échouent, selon leur talent personnel. Ici, l'égalité d'accès signifie que tout le monde doit avoir la capacité effective d'accéder à toutes les dimensions de la culture, et donc que les personnes les moins talentueuses doivent recevoir de l'aide supplémentaire de pour leur permettre d'intégrer les écoles ou les universités les plus exigeantes.  

Il me semble qu'on peut lier ceci aux deux conceptions habituelles de l'école :
1) l'école est un lieu de sélection et de distribution de diplômes reconnus sur le marché du travail, et obéissant à un principe méritocratique, selon lequel les élèves doivent avoir un diplôme à la hauteur de leur mérite, de leur talent, de leur effort, etc.
2) l'école est un lieu de transmission de la culture commune d'une nation.
Or, ces deux conceptions ne sont pas fondées sur la même conception des droits. Si la culture est un droit "créance", alors la société doit faire des efforts de façon à donner à tous le même niveau culturel, et tout particulièrement accentuer ses efforts à l'égard de ceux qui ont le moins de talent, parce qu'ils comprennent moins vite. Mais alors, l'école ne peut plus être un lieu de sélection puisque sa mission est de donner le même niveau culturel à tous. Si elle continuait à jouer ce rôle sélectif, alors elle deviendrait injuste, au sens défini plus haut : elle donne un accès inégal à un bien que tous les jeunes ont pourtant le droit d'obtenir.
Pour cette raison, si on pense que l'école est un système de sélection, alors la seule conception du droit à la culture acceptable est celle du droit "liberté". Les jeunes seraient libres de profiter ou pas du système éducatif, notamment en fonction de leur capacité à en retirer des diplômes prestigieux, et tous ceux qui ne sont pas très doués ne peuvent rien exiger. L'école est publique, mais reste optionnelle, et essentiellement à destination de ceux qui sont doués, retiendront des choses, et auront de futurs bons postes. L'école peut même garder sa fonction de transmission d'une culture commune, à la condition d'admettre que les individus ne soient pas forcés de s'en imprégner, et que ceux qui le veulent mais n'y arrivent pas soient laissés de côté.
Il me semble assez facile de montrer que cette première conception de l'école et du droit à la culture n'est pas acceptable. En effet, toute chose égale par ailleurs, il serait injuste que l'Etat utilise un argent public en vue de créer un système scolaire qui serait seulement à l'avantage de quelques uns, en leur permettant d'obtenir des postes plus facilement que s'il n'y avait pas eu le système des diplômes scolaires. En effet, même si chacun n'a qu'un droit "liberté" à occuper des postes, charges et métiers prestigieux, et pas un droit "créance", le fait que l'Etat crée une institution dont le but est d'empêcher les moins talentueux d'y accéder revient à violer ce droit "liberté". Être libre consiste au moins à ne pas être entravé, or, l'Etat entrave volontairement l'accès à une certaine catégorie de la population, ce qui est injuste. Je précise quand même qu'au nom de l'efficacité, il se pourrait que cela redevienne juste (si même le sort des plus désavantagés s'améliore). Mais c'est un cas particulier, qui ne remet pas en cause la loi générale disant que l'Etat ne doit pas entraver arbitrairement l'accès à ce que les individus ont droit d'avoir.
Au contraire, la seconde conception de l'école ne souffre pas d'une telle difficulté. L'Etat peut se donner comme mission, si la société l'a décidé, de promouvoir la culture commune en se donnant les moyens de le faire équitablement, donc en donnant à chacun en fonction de ses besoins (les moins talentueux ayant de plus grands besoins).

Reste une question : l'adoption de la seconde conception de l'école est-elle compatible avec la conception des droits comme liberté? Dans ce cas, la société déciderait collectivement de financer un système scolaire, tout en acceptant que certains l'utilisent et en tirent beaucoup, et que d'autres moins doués en tirent assez peu, ou ne la fréquentent pas beaucoup. Cela peut paraître étrange qu'une décision collective revienne à accepter de financer une institution qui ne va servir qu'à certains et pas à d'autres. Pourtant, ce n'est pas impossible, dans certaines conditions.
La condition essentielle est que les inégalités de niveau culturel qui vont apparaître grâce à l'école ne puissent pas être utilisées pour obtenir des avantages dans un autre secteur de l'existence, car cela reviendrait, comme on l'a indiqué plus haut, à utiliser l'Etat pour entraver certains dans leur recherche de biens qu'ils ont le droit de chercher à obtenir. L'Etat ne devant entraver personne, l'école ne doit pas être un moyen d'entraver, or, elle le devient à partir du moment où elle est un moyen d'accéder à certains biens ou à certains services. Ainsi, tant que l'école reste un pur lieu d'apprentissage, l'école peut être inégalitaire. Dès qu'elle devient autre chose qu'un lieu d'apprentissage, à savoir qu'elle devient un moyen pour obtenir d'autres biens, alors l'inégalité n'est plus permise.
Mais il y a encore une autre condition. En effet, la culture existe indépendamment de l'école : même si l'école n'existait pas, les individus auraient déjà un peu de culture, et arriveraient, selon leur talent propre, à en acquérir. Donc, pour que l'école ne soit pas injuste, c'est-à-dire qu'elle n'entrave pas l'accès à la culture de chacun, il faut que l'école soit profitable à tous. Ainsi :
a) ou bien les inégalités culturelles se réduisent grâce à l'école, comparé à une situation où chacun n'a appris que dans sa famille et par lui-même.
b) ou bien peu importe que les inégalités culturelles s'affaiblissent, se maintiennent ou se creusent à cause de l'école, tant que le niveau culturel des moins doués est plus élevé que s'ils avaient dû apprendre dans leur famille ou par eux-mêmes.
Même si le dilemme rappelle celui de Rawls au sujet des inégalités économiques, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de soulever le même dispositif que lui pour répondre. En effet, autant nous pourrions envisager l'idée d'appauvrir les plus riches pour établir l'égalité économique, autant il serait ahurissant de proposer que l'école abêtisse les plus brillants en vue de réaliser l'égalité culturelle.  L'existence d'une culture semble avoir une valeur intrinsèque, qu'une exigence d'égalité ne peut pas venir directement remettre en cause. Alors que le désir de richesse n'a pas une telle valeur intrinsèque. Bref, autant l'égalité passe strictement avant le désir de richesse, autant la culture et l'égalité semblent deux valeurs d'à peu près même force. Donc, au dilemme de Rawls, je réponds par b : l'école doit promouvoir la culture, quitte à accentuer les inégalités.
Cependant, tout cet argument repose sur une prémisse terriblement contrefactuelle, selon laquelle l'école ne donne aucun autre avantage que de la culture. Si cette prémisse n'est pas posée, l'école ne doit pas creuser les inégalités culturelles, sans quoi on pourrait légitimement lui reprocher d'entraver l'accès aux biens des personnes les moins douées.

En conclusion, l'école réelle risque bien d'être terriblement injuste. Un système de sélection est injuste, sauf si on peut montrer qu'il est suffisamment efficace pour améliorer aussi le sort des moins doués. Ce n'est pas invraisemblable, car un système méritocratique a l'avantage d'affecter les individus à des métiers pour lesquels on peut raisonnablement prévoir qu'ils seront compétents, et l'économie tournera d'autant mieux que tout le monde est bon pour sa tâche. Mais si ce n'est pas invraisemblable, ce n'est pas prouvé. L'école n'a donc pas la preuve qu'elle est juste.
En attendant, le mieux pour la justice serait de faire en sorte que l'école ait le moins d'effet social, donc qu'elle ne permette pas d'acquérir des avantages sur d'autres plans. Mais cet objectif est manifestement contraire à celui qui donne à l'école le but de former des travailleurs efficaces. Il y a donc une vraie difficulté pour l'école à fixer ses missions.

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