dimanche 13 novembre 2011

La force de la preuve

Il est d'usage de prouver ce que l'on avance, lorsque certains de ceux à qui on s'adresse ne sont pas d'accord avec nous. Ainsi, n'importe quel discours a toujours deux modes de progression : dans le premier cas, le propos se poursuit puisque ce qui a été affirmé juste avant ne rencontre aucune critique; dans le second cas, le propos revient sur ce qui a été affirmé juste avant afin de lui apporter davantage de poids, ou bien même le prouver de manière définitive. Ainsi, l'accord de l'auditoire permet de développer en extension son propos, alors que son désaccord oblige à développer en intension, à donner plus de force à notre propos, à le rendre plus solide.
Mais comment juger la force que nos arguments apportent à nos propos? Commet distinguer ceux que l'on tient pour des arguments, c'est-à-dire de simples raisons de changer d'opinion, et ceux que l'on tient pour des preuves, c'est-à-dire des propos qui obligent quiconque à changer d'opinion? La distinction entre preuve et argument est cardinale, puisque le preuve contraint l'auditeur, alors que l'argument lui laisse encore la liberté de ne pas suivre le propos. D'un point de vue plus logique, la preuve est le discours qui montre la totalité des réponses possibles à un problème, et qui montre en même temps que la seule bonne réponse est celle qui est défendue par le locuteur. Toute autre réponse serait fausse. C'est pourquoi, subjectivement, la preuve est vécue comme une contrainte : tous les autres chemins, les autres manières de répondre, ont été barrés par la preuve, qui nous oblige à prendre un unique chemin. Alors que les arguments, eux, se présentent davantage comme des poteaux indicateurs que comme des barrages. Ils nous indiquent quelle voie il faut suivre, mais la possibilité d'aller à l'encontre de ce qu'ils suggèrent reste possible. Quand on prouve que les médianes d'un triangle quelconque se croisent en un point, qui est le centre de gravité du triangle, on ne sait plus guère comment penser autre chose. Quand on argumente afin de montrer que l'accusé est bien coupable du meurtre qui lui est reproché, parce que son ADN a été retrouvé sur les lieux du crime, on sent bien que de multiples possibilités restent ouvertes. Il se peut que l'accusé n'ait fait que parler avec la victime, il se peut que le vrai coupable ait manipulé les preuves, il se peut que l'expertise scientifique ait mal fait ses relevés, etc. 

Cette différence entre preuve et argument en recoupe une seconde, tout aussi importante, celle entre vérification et justification.
La vérification est le faire de contrôler qu'un énoncé est vrai. Ce faisant, si la vérification est correctement menée, alors cet énoncé est prouvé, il devient hors de doute. La vérification est une activité tout à fait ordinaire. Untel a besoin de prendre le train, et n'est plus certain de l'heure exacte du départ; il fouille donc dans ses affaires, retrouve son billet, et lit alors l'heure de départ. Ici, il a vérifié quelque chose. La vérification a quelque chose de définitif. Après avoir lu l'horaire sur son billet, la personne arrête son enquête.
A l'inverse, la justification n'a pas ce caractère définitif, parce que justifier la croyance en quelque chose n'est pas prouver que chacun doit y adhérer. La théorie de la connaissance, et notamment Gettier avec ses fameux problèmes, a bien montré que toute croyance raisonnablement justifiée n'est pas pour autant une croyance vraie. Et même s'il s'agit quand même d'une croyance vraie, il se peut encore que la justification ne soit pas complètement suffisante pour rendre la croyance en cette vérité absolument nécessaire, contraignante. Il est possible d'avoir de très bonnes raisons de croire quelque chose, de croire quelque chose de vrai, et pourtant de ne pas avoir la raison ultime, de ne pas avoir la preuve de ce que nous croyons. 
Fabriquons en effet un petit problème de Gettier, à partir de l'exemple ci-dessus. La personne a donc lu son billet, et y a vu inscrit l'horaire de départ du train. Ceci sera considéré par tous comme une preuve du véritable horaire. Pourtant, ce n'est pas le cas. Ce n'est qu'une justification, et pas vraiment une vérification. Car il se pourrait bien que la personne ait des ennemis, qui soient prêt à tout pour que la personne ne monte pas dans ce train, même à fabriquer un faux billet, et à lui glisser dans ses affaires pour l'induire en erreur. Bref, il n'est jamais exclu que la plus forte des preuves dont nous disposions soit encore trop faible pour vérifier quelque chose. D'ailleurs, pour respecter la structure des problèmes de Gettier, on pourrait même imaginer que les ennemis de la personne commettent une erreur, et inscrivent par mégarde la véritable heure de départ du train sur le faux billet. Ce faisant, notre personne regardant son faux billet a une croyance vraie concernant l'heure de départ, elle a une justification pour sa croyance, pourtant, elle n'a pas de preuve, puisque la justification de sa croyance n'a pas la caractère de contrainte. Si les faussaires n'avaient pas fait d'erreur, la personne aurait eu une fausse croyance.

Ainsi, une justification n'est pas une vérification, tant que le plus suspect, le plus paranoïaque des êtres humains n'a pas épuisé toutes ses raisons de croire le contraire. Tant que l'imagination la plus débridée n'a pas été bloquée par une preuve, aucune croyance n'est vraiment indubitable. Et malheureusement, l'exemple ci-dessus ne peut que suggérer que jamais aucune preuve empirique ne sera hors de doute. Il est toujours possible de douter de la solidité d'une preuve. Bref, en sciences, nous avons de bonnes justifications de croire, mais jamais nous ne vérifions quoi que ce soit. 
Cette critique s'adresse en tout premier lieu à James, qui, autant dans ses Essais d'empirisme radical (Essai 2) que dans le Pragmatisme (sixième leçon) identifie vérité et vérification. Pour lui, une idée est vraie si elle est rendue vraie par un processus de vérification; autrement dit, elle est vraie parce que l'idée originale à vérifier nous guide vers une nouvelle expérience que nous estimons correspondre à l'idée originale. Cette métaphore du guidage est constante dans tous les textes, et rend compte de manière plus concrète de cette idée, encore plus métaphorique, de correspondance entre la pensée et la réalité. Pour James, une idée est vraie si elle nous guide vers une nouvelle expérience que nous jugeons conforme à la première. C'est d'ailleurs pourquoi James privilégie volontiers les exemples faisant appel à des déplacements spatiaux : pour James, connaître le Memorial Hall, à Cambridge, c'est pouvoir y conduire quelqu'un s'il nous le demande, ou bien au moins pouvoir donner des indications permettant de s'y rendre. La représentation mentale du Memorial est donc vraie si elle guide correctement vers le Memorial réel. L'adéquation entre la représentation et la chose signifie que la représentation mène à la chose. Autrement dit, une idée n'est vraie que si elle fonctionne, elle nous permet d'aboutir au résultat attendu. Nous pensons au Memorial, et cette pensée nous permet de nous y rendre. Elle nous fait réussir ce que nous voulons. Bref, cette idée est vraie, car vérifiée.
Or, ce que néglige James, c'est le fait que nous n'avons aucune garantie que la réalité vers laquelle nous somme guidés correspond bien à l'idée de départ. Ou plutôt, nous sommes seuls juges de cette correspondance, ce qui revient à dire que l'accusé et le juge sont la même personne. Celui qui fait la vérification est aussi celui qui juge de la valeur de cette vérification. Autant dire que ce jugement laisse à désirer. James néglige ici le caractère social de l'activité de vérification, le fait que la vérification est toujours un accord donné par autrui, et pas quelque chose que l'on peut faire isolément. Ce sont toujours les autres qui acceptent ou refusent nos preuves, on ne se donne pas à soi-même des preuves. Or, les autres peuvent toujours critiquer le plus fort de nos arguments. Ils peuvent toujours dire que cette prétendue vérification n'est qu'une justification, un motif de croire, et pas une contrainte. 
Nous voulons par exemple mesurer la température d'un liquide. Nous y plongeons la main, et déclarons que le liquide est à 50 degrés. Une telle procédure révolterait les observateurs, qui la trouveraient totalement aléatoire et imprécise. Nous décidons alors de plonger dans le liquide un thermomètre à mercure. La jauge monte jusqu' à 48 degrés. Ici, les observateurs se sentent contraints d'adhérer (abstraction faite de la légère marge d'erreur). Mais pourquoi le seraient-ils? Pourquoi ne commenceraient-ils pas à mettre en doute la fiabilité du thermomètre, ou bien le fait que l'xpérimentateur l'ait laissé suffisamment longtemps dans le liquide, ou bien ne souspçonneraient-ils pas qu'ils sont victimes d'un tour de magie? Ainsi de suite, à l'infini. Il est toujours possible d'être suspicieux, la contrainte n'est jamais totale, donc la vérification n'existe pas. Il n'y a que des justifications plus ou moins fortes.

Ainsi, la vérité n'est pas, comme le prétend James, une croyance vérifiée, mais plutôt une croyance suffisamment justifiée. Par suffisamment justifiée, il faut entendre une croyance à laquelle personne ne trouve plus rien à objecter, une croyance qui suscite l'adhésion de tous. Que cette adhésion ne repose jamais sur un fondement absolu, c'est ce qu'il faut se rappeler en permanence. Il serait toujours possible qu'une personne extrêmement méfiante envisage quelques motifs pour ne pas adhérer à une croyance. Mais nous reprocherions à cette personne d'émettre des doutes déraisonnables, farfelus. Il se pourrait que nos yeux nous trompent même quand nous lisons un appareil à affichage numérique, de sorte que le moindre relevé d'expérience soit faussé. Mais cette hypothèse n'est pas tenable, et c'est pourquoi nous n'en tenons pas compte. Donc, après avoir fait le relevé de la mesure, nous estimons que notre croyance relative à l'objet mesuré est suffisamment justifiée. La communauté savante à laquelle nous appartenons ne viendra pas polémiquer sur la qualité de la visions.
C'est pourquoi nous retrouvons ici une différence non métaphysique entre vérification et justification. La vérification n'est pas la possession d'une preuve définitive, totalement contraignante, mais une raison dont nous estimons, par habitude, qu'elle satisfera la totalité de la communauté réelle à laquelle nous appartenons, alors qu'une justification est une raison dont nous savons à l'avance qu'elle en laissera certains dubitatifs. Vérification et justification prennent leur sens en fonction d'un auditoire réel, et pas d'un auditoire idéal, car un auditoire idéal ne serait jamais satisfait par rien.
Or, et c'est un point capital, il faut bien que nous finissions par nous mettre d'accord sur certaines choses. Nous ne pouvons pas passer un temps infini à prouver nos affirmations. Il faut bien que, pour nous êtres finis, les raisons finissent par compter pour des preuves définitives. C'est pourquoi il est structurellement nécessaire que, dans une communauté scientifique réelle, quelque chose puisse être tenu pour hors de doute, afin que les raisons s'arrêtent quelque part. C'est ce que dit légitimement Wittgenstein dans De la Certitude (§§ 192, 204, etc.). Si nous n'avions pas choisi d'admettre certaines justifications comme absolument hors de doute, c'est l'ensemble de l'activité de connaissance qui deviendrait impossible. Le choix de ce qui est hors de doute peut toujours être discuté et révisé (pourquoi juge-t-on plus fiable nos yeux qui lisent un thermomètre, plutôt que la sensation directe de chaleur par la main plongée dans l'eau?). Mais qu'il y ait quelque chose hors de doute, c'est absolument nécessaire.

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