mardi 15 novembre 2011

Comment un raisonnement peut-il être mauvais?

En matière de logique, il est assez simple d'exprimer ce qu'est un raisonnement invalide. Un raisonnement est invalide s'il ne peut pas être déduit à partir des prémisses, en suivant des règles d'inférence admises. Les règles d'inférences du langage ordinaire sont assez bien connues de tous : ce sont les règles qui gouvernent les expressions telles que "et", "ou", "si ...alors", "tous les...", "quelques...", etc. Une fois que l'on sait se servir de ces termes, nous devenons capables de déduire de manière valide de nouvelles propositions à partir de propositions qui les contiennent. La validité ne tient pas compte de la vérité des propositions. Un raisonnement est valide, même s'il part de prémisses fausses, tant qu'il reste cohérent avec ces prémisses.

Cependant, est-il aussi possible qu'un raisonnement soit valide du point de vue du respect des règles d'inférence, qu'il parte de prémisses qui sont tout à fait acceptables, et qui pourtant, aboutisse à une conclusion qui ne soit plus acceptable? En toute logique, il faudrait répondre que ce n'est pas possible. Si les règles d'inférence sont consistantes (c'est-à-dire si elles ne nous font pas inférer le faux à partir du vrai), ce qui paraît aller de soi pour les règles courantes d'inférence, alors un système dont les prémisses sont vraies ne devrait mener qu'au vrai. Pourtant, il me semble qu'un tel cas arrive bel et bien, et c'est pourquoi je propose d'appeler de tels raisonnements mauvais, pour la raison qu'ils sont formellement acceptables, mais pourtant inacceptables quand au respect de principes de déduction plus informels, et néanmoins importants. Autrement dit, on peut suivre les règles formelles du raisonnement, et violer des règles plus informelles, et pourtant aussi importantes pour parvenir à un résultat valide.
C'est Perelman qui a attiré l'attention sur le fait que beaucoup de nos raisonnements sont quasi-logiques plutôt que logiques. Dans L'Empire rhétorique, il donne beaucoup d'exemples montrant que certains raisonnements concluent alors qu'ils ne devraient pas, s'ils respectaient les règles strictes de la logique. Mais par habitude, commodité, et parce que nos raisonnements sont fiables la plupart du temps, nous nous permettons de tirer une conclusion plus vite que nous en avons le droit. Ainsi, un juge qui fait la liste de tous les motifs qu'un homme pourrait avoir d'en tuer un autre, et qui en conclut que cet homme est innocent, parce qu'il n'a aucun motif de le tuer, commet un raisonnement formellement incorrect, car il n'a pas apporté la preuve que sa liste est complète. Donc, en l'absence de cette preuve, le raisonnement n'est pas justifié. Et d'ailleurs, il se pourrait même que l'accusé ait tué un homme en l'absence de tout motif. Bref, nous faisons souvent des inférences que l'on pourrait nommer inférence à la meilleure explication : nous n'avons pas le droit de conclure ainsi, mais il nous semble que cette conclusion est la meilleure que nous connaissions; donc nous la retenons.
Ici, dans un tel raisonnement quasi-logique, les principes formels de l'inférence ne sont pas respectés, mais sont respectés les principes informels de l'inférence : vraisemblance, précision, constance, etc. Celui qui raisonne se dispense en partie de mener un raisonnement valide, afin de produire un bon raisonnement, qui soit vraisemblable et acceptable par tous. Et surtout, ultime valeur épistémologique, il se soucie de la vérité de sa conclusion. Il est important que le raisonnement quasi-logique soit vrai.
Or, je voudrais plutôt examiner un cas inverse, celui d'un raisonnement véritablement logique, qui ne commet aucune erreur d'inférence, mais qui ne respecte pas tous les principes plus informels de raisonnement. Bref, le raisonnement est valide, mais aboutit à une inférence qui n'est pas du tout la meilleure explication, qui n'est pas vraisemblable, et, ultime défaut, qui est simplement fausse. Autrement dit, il me semble que l'on peut partir de prémisses vraies, et aboutir à des conclusions fausses. Cela ne signifie pas du tout que notre système logique nous permette de produire des contradictions, mais plutôt qu'il y a, dans tout raisonnement sur des objets dont la définition n'a pas été parfaitement formalisée (ce qui est inévitable - et même peut-être souhaitable - dans le langage ordinaire) une sorte de marge de manœuvre qui nous permet d'aboutir à des conclusions divergentes à partir des mêmes prémisses de départ.

I Premier exemple : l'image du non-être
Pour donner un exemple de raisonnement formellement correct et qui est pourtant insatisfaisant, il suffit d'ouvrir un livre quelconque de Platon (et tout particulièrement l'Euthydème) pour trouver un des nombreux raisonnements trompeurs que produisent les sophistes. Celui qui est présenté ci-dessous est une variante de ce que l'on trouve dans le Sophiste :
  1. toute image est l'image de quelque chose,  [prémisse]
  2. la licorne n'existe pas  [prémisse]
  3. l'image de la licorne est l'image de quelque chose qui n'existe pas, donc est l'image de rien, [d'après 1 et 2]
  4. une image de rien n'est pas une image [d'après 1]
  5. il n'y a pas d'image de licorne [d'après 3 et 4]
Manifestement, la conclusion de ce raisonnement est inacceptable, pourtant, chacune de ses étapes est correcte. Si le raisonnement est incorrect, c'est parce qu'il s'arrête trop vite, trop brusquement, alors qu'il deviendrait vrai s'il était poursuivi, développé plus amplement. Son erreur est de ne pas être assez précis, de négliger certains aspects des prémisses qu'il manipule. Si ces aspects étaient pris en compte, alors le raisonnement pourrait mener à la vérité.
En effet, pour dépasser l'affirmation 5, qui est manifestement incorrecte, il nous faut une théorie du non-être, et c'est à quoi s'attelle Platon dans le Sophiste. Tout son effort (peu m'importent ici les résultats) consiste à donner une sorte d'être au non-être, autrement dit, à donner une sorte d'être à ce qui n'existe pas. Ainsi, Platon pourra soutenir la prémisse 1 et 2, mais nier la conclusion 3 parce qu'il dira qu'on peut être quelque chose sans exister réellement. Ce que fait donc Platon est d'introduire une distinction là où elle n'existait pas. Alors que pour un sophiste, être quelque chose et exister sont strictement identiques (ce qui justifie la validité de la proposition 3), pour Platon, on peut être quelque chose sans exister. Platon reconstruirait l'argument ainsi (en gras figurent les modifications apportées) :
  1. toute image est l'image de quelque chose,  [prémisse]
  2. la licorne n'existe pas  [prémisse]
  3. l'image de la licorne est l'image de quelque chose qui n'existe pas, donc est l'image de quelque chose, [d'après 1 et 2]
  4. il y a des images de licorne [d'après 2 et 3]
Le raisonnement aboutit donc à la conclusion contraire, à partir des mêmes prémisses, et de manière tout aussi valide, parce que des distinctions ont été faites parmi les termes, ce qui a rendu nécessaires de nouvelles inférences. Une fois que la licorne est tenue pour quelque chose, et non pour un pur rien, il n'est plus possible de dire que l'image de la licorne est impossible.
Mais cette ambiguïté de définition des termes a-t-elle un quelconque rapport avec la valeur des raisonnements? Ne soulève-t-on pas ici un problème en rapport avec l'ambiguïté de la langue, mais sans rapport avec l'incertitude de nos raisonnements? Non, parce que n'importe quel raisonnement en langue naturelle a nécessairement ce problème d'ambiguïté, et parce que des distinctions telles que celle de Platon sont avant tout une réponse à des raisonnements qui sont malheureux. C'est seulement parce que nous tenons pour un paradoxe qu'il y ait des images de rien que nous avons besoin de distinguer le fait d'être quelque chose, et le fait d'exister. Autrement dit, les distinctions conceptuelles répondent à une imperfection du raisonnement. C'est parce que le raisonnement nous trompe que nous avons le besoin de trouver une ambiguïté, et de la lever. L'ambiguïté ne précède pas le raisonnement; c'est le raisonnement qui la produit. Le raisonnement est mauvais, et en même temps, nous n'avons formellement rien à lui reprocher, donc nous avons le besoin de "sauver" la validité formelle de ce raisonnement en lui trouvant un défaut informel, celui de l'ambiguïté des prémisses. 
Nous sommes ici dans une situation courante en épistémologie : nous constatons qu'une loi physique est fausse; nous avons deux manières de réagir : changer les fondements mathématiques de la loi physique, ou bien changer les valeurs physiques qui lui donnent un contenu. On peut toujours inventer une nouvelle théorie des nombres pour conserver des théories physiques imprécises voire réfutées par l'expérience, mais ce serait ridicule. Il en est de même ici : on préfère corriger son langage, plutôt que de remettre en cause les règles d'inférence. Pourtant, pris dans sa globalité, un raisonnement de physique qui aboutit au faux est mauvais, même s'il est bien mené; il en est de même pour les raisonnements de la vie ordinaire. Notre souhait de sauver les mathématiques ou la logique ne montre pas que c'est notre physique qui est fausse, cela montre seulement que l'ensemble formé des deux est mauvais, même s'il suit pourtant les règles mathématiques. Rappelons nous simplement qu'Aristote est célèbre pour avoir pensé que les mathématiques sont trop précises pour être appliquées au monde sub-lunaire. Il n'a pas raison pour autant. Il a simplement fait un choix, d'une manière arbitraire, au sujet de la discipline (mathématiques ou physique) où localiser l'erreur. Soit nous affirmons qu'un raisonnement est invalide, soit nous disons qu'il est mauvais. J'attire simplement l'attention sur ce dernier point. Et je dis bien mauvais et non pas faux, car un mauvais raisonnement peut très bien être vrai.

II Second exemple : Croissance ou décroissance?
Prenons pour finir l'exemple qui est à l'origine de tous ces propos bien abstraits, et qui est un nouveau sophisme, appliqué aux questions écologiques. C'est parce que nous ignorons que beaucoup de nos raisonnements sont valides mais mauvais que nous avons parfois l'impression d'être d'accord sur les faits, et en désaccord sur les actions à accomplir. Nous avons l'impression d'être d'accord sur le constat, et en désaccord sur les réponses à lui apporter. Ceci paraît être une variante de la distinction des faits et des valeurs. Nous pourrions tous nous mettre d'accord sur les faits, mais nous resterions en désaccord sur les valeurs, donc sur les actions à accomplir.
Or, en réalité, loin d'être en accord sur le constat, nous divergeons déjà sur de nombreux points, et l'accord apparent sur les prémisses est tout à fait superficiel, tout comme les sophistes et Platon sont apparemment d'accord sur les prémisses ci-dessus. Voici l'inférence discutable (et discutée!) :
  1. Il y a des pays riches et des pays pauvres [prémisse factuelle]
  2. Les pays pauvres doivent s'enrichir pour sortir de la pauvreté [prémisse normative]
  3. La croissance économique enrichit les pays [prémisse]
  4. Donc il faut de la croissance économique pour sortir les pays pauvres de la pauvreté [d'après 2 et 3].
Ceci est le raisonnement des productivistes. Voici maintenant le raisonnement des partisans de la décroissance (en gras, les modifications apportées) :
  1. Il y a des pays riches et des pays pauvres [prémisse descriptive]
  2. Les pays pauvres doivent s'enrichir pour sortir de la pauvreté [prémisse normative]
  3. La croissance économique enrichit certains pays, au détriment des autres [prémisse descriptive]
  4. Donc il faut la décroissance des pays riches pour sortir les pays pauvres de la pauvreté [d'après 2 et 3]
Ici encore, un apparent accord sur les prémisses mène pourtant à des conclusions inversées, puisque les uns proposent que l'on continue à se développer, alors que les autres proposent un mode de vie décroissant. Qu'est-ce qui distingue le productiviste et le décroissant? Ce n'est pas une ambiguïté de langage. Il s'agit plutôt d'un propos incomplet, que tient le productiviste, car le décroissant accepte la totalité des prémisses du productiviste. En effet; il accepte les prémisses du productiviste, mais ajoute, dans la proposition 3, que la croissance des uns se fait contre la croissance des autres. Cela l'entraîne à dire qu'il nous est impossible de continuer à nous enrichir, tout en prétendant combattre la pauvreté. Leur divergence est donc factuelle : l'un voit seulement la croissance globale sur la planète, et se dit qu'il faut produire de la croissance, alors que l'autre voit les différentiels de richesse, et en conclut que la croissance des pauvres est une bonne chose, mais que celle des riches est très dangereuse pour celle des pauvres.
Cependant, le productiviste et le décroissant risquent quand même de croire qu'ils ont un désaccord sur les valeurs. Les deux vont se reprocher de ne pas chercher à combattre la pauvreté, parce que, à l'aune de ses propres prémisses factuelles, chacun verrait dans la conclusion de l'adversaire une injonction à ne pas réduire la pauvreté. Le productivisme entend "décroissance des pays riches et des pays pauvres", et se révolte à juste titre; le décroissant entend "croissance des pays riches aux dépends des pays pauvres" et se révolte aussi à juste titre. Mais les deux ne voient pas que la divergence ne porte pas sur la prémisse normative, mais sur une des deux prémisses descriptives.
Ainsi le productiviste prend les choses de manière globale, il juge la croissance de manière mondiale, indifférenciée. Alors que le décroissant se place d'emblée dans une perspective comparative, et voit les effet collatéraux de la croissance des uns et des autres. C'est parce que les deux ont un regard différent qu'ils aboutissent à des conclusions diamétralement opposées, alors même que, lorsqu'ils essaient de clarifier leurs présupposés idéologiques, ils ont l'impression d'être d'accord. Certes, les deux cherchent à réduire la pauvreté, mais leur manière très différente de voir la richesse et la pauvreté des nations les empêche d'aboutir au même résultat.
Je voudrais toutefois signaler que cette notion de bon et de mauvais raisonnement est une notion informelle, ce qui implique que je ne vais pas apporter la preuve définitive que le productiviste voit mieux les choses, ou bien que c'est le décroissant qui les voit les mieux. Même après que le désaccord a été clarifié, les deux options possibles restent envisageables. Certes, en ce qui me concerne, le choix à faire ne me paraît pas difficile,et je pense que chacun me rejoindra assez naturellement. Mais que nous reconnaissions avec aisance le bon choix n'implique pas que nous ayons un critère bien défini. Nous faisons ceci sans règle, par habitude.

Bref, partout où les hommes sont en désaccord, il convient de se rappeler qu'un raisonnement peut être valide mais mauvais, parce que le sens donné aux notions est flottant, flou et variable. Et ce flou finit par produire des désaccords terribles, et des conclusions inacceptables. Prendre conscience de ce flou inhérent à tout raisonnement, c'est se permettre de résoudre les désaccords, et montrer que les hommes, quoi qu'ils en disent, sont en fait d'accord sur l'essentiel. Les différences de valeurs sont exceptionnelles; mais les petites différences de point de vue finissent souvent par engendrer des conséquences spectaculaires.

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