mercredi 23 novembre 2011

La valeur de l'exception

Reconnaître le caractère exceptionnel de certaines pratiques, c'est comprendre que la généralisation de ces pratiques aboutirait à une contradiction. Une pratique exceptionnelle n'est possible que si elle n'est pas la règle, donc qu'elle s'inscrit dans un ensemble de pratiques qui lui sont différentes, et qui la rendent possible.
Un exemple popularisé par Kant est celui du mensonge. Kant a pris cet exemple, et l'a défendu courageusement, même quand on lui a fait les meilleures objections du monde (cf. Constant qui prend le cas de l'individu qui cache un innocent chez lui et ment aux personnes qui le pourchassent). Si Kant n'a rien voulu concéder sur ce sujet, c'est parce que sa théorie morale, qui définit l'action morale comme une action pouvant être universalisée, ne marche correctement que pour le mensonge. En effet, Kant a bien du mal à montrer que se laisser vivre paresseusement, tuer les faibles ou les handicapés, ou être égoïste et détestable envers tous les autres, ne pourrait pas être généralisé. En effet, il n'y a aucune contradiction à ce que les méchants règnent sur Terre, et nous rendent la vie particulièrement pénible.
Par contre, en effet, le mensonge ne pourrait pas être universalisé. Car l'universaliser, c'est faire perdre son sens à toutes nos paroles, ce qui signifie que nos enfants ne pourraient plus apprendre à parler, et nous adultes arrêterions aussi de parler, puisque ce serait totalement impossible, ne pouvant jamais comprendre ce que l'on nous dit. Bref, Davidson, dans ses articles sur la vérité et l'interprétation, a clairement montré que l'on ne peut comprendre une langue que si ce que l'on nous dit est en grande majorité vrai. C'est en supposant qu'une phrase est vraie que l'on en retrouve le sens. Donc, si tout le monde mentait, personne ne comprendrait jamais rien à ce que nous disent les autres. Donc, personne ne parlerait. Il faut noter que l'absence de langage n'a rien d'immoral, et c'est pourquoi il n'est pas certain que mentir soit immoral. Par contre, comme le dit bien Kant, le mensonge n'est pas universalisable. S'il se généralise, il se détruit lui-même.On peut concevoir une humanité qui ne parle pas, par contre, une humanité qui ment en permanence est inconcevable.

Or, ce statut de l'exception, qui nous permet de faire des choses qui ne seraient pas possibles autrement, permet aussi d'éclaicir d'autres pratiques, qui sont liées à la pensée.
Celui qui est temporairement sourd (par exemple parce qu'il a un casque audio sur les oreilles) peut continuer à parler et à chanter correctement. Par contre, un sourd de naissance, pour qui la surdité est la situation générale, et pas l'exception, ne peut ni parler ni chanter. Ne s'entendant pas, il ne peut pas apprendre à utiliser correctement sa voix. Pour apprendre à parler, il faut entendre sa voix. Par contre, celui qui a appris à parler peut continuer à parler même si les circonstances nécessaires à l'apprentissage ne sont plus présentes. Cependant, ici aussi, il ne faut pas que la surdité se généralise, sinon, notre apprentissage finit par s'effacer, notre voix devient moins précise, et nous finissons progressivement par ne plus pouvoir parler du tout. Autrement dit, on peut s'éloigner quelques temps des conditions nécessaires à l'exercice de la parole, mais on ne peut pas les abandonner définitivement. Parler sans entendre sans voix est possible de manière exceptionnelle, mais cela ne peut jamais être une règle. Nous sommes ici un peu comme un cycliste s'arrêtant de pédaler : s'il a de la vitesse, il conserve son équilibre et continue d'avancer. Par contre, généraliser ceci entraînerait l'arrêt du vélo, et la chute du cycliste. Donc, en général, pour avancer il faut pédaler, même si on peut continuer ponctuellement à avancer sans pédaler.
L'honnêteté intellectuelle me force à signaler que je n'ai pas la preuve que la pensée peut être expliquée par ce paradigme du vélo, et non pas par celui du bâtiment qui, une fois l'échafaudage retiré, demeure indéfiniment debout, sans qu'il soit nécessaire de replacer régulièrement l'échafaudage. Il me semble donc que, pour la pensée, la pensée privée est l'exception, et non la règle. Il me semble, en suivant Wittgenstein, que nous ne pourrions pas avoir la moindre intériorité si nous n'avions pas régulièrement la possibilité de contrôler que nos pensées personnelles ne nous ont pas trop éloigné de ce que notre communauté linguistique est prête à accepter. Mais ce modèle de l'exception permet aussi de faire une place à une intériorité, donc à ne pas la rayer purement et simplement de notre compte-rendu ontologique. En effet, il est difficile de nier que les personnes raisonnent silencieusement, et ajustent leur comportement par la suite, sans que toutes les étapes intermédiaires justifiant ce changement de comportement soient visibles. Ce changement de comportement peut être pratique : exécuter un geste de manière plus efficace ou élégante, ou plus théorique : employer un terme de manière plus pertinente. Mais il est indéniable que, pour l'individu qui a changé, quelque chose s'est passé dans l'intervalle. Il en est de même lorsque l'on écrit : on fait une pause à la fin d'une phrase, on attend, on réfléchit un moment, et l'écriture repart. Ce moment de pause est un moment où il s'est passé quelque chose.
Wittgenstein nous signale surtout (dans les Cahier bleu et brun, et dans les Recherches philosophiques), que ce quelque chose qui s'est passé, mais qui n'est pas visible, est impossible à décrire correctement, parce qu'il n'y a aucun critère de description correcte. Pourtant ne pourrait-on pas dire qu'il s'est passé la même chose que ce qu'il se passe lorsque nous raisonnons tout haut? Nous avons l'habitude de faire des choses publiquement, et cette habitude est si forte, si bien imprégnée, que nous pouvons encore l'exécuter quand personne ne nous contrôle. Penser, c'est donc faire la même chose que parler, mais sans le montrer publiquement. Penser ne peut pas être différent de ce que nous faisons couramment, sinon, en effet, nous tomberions sous le coup des remarques de Wittgenstein : comment pourrions-nous identifier et décrire correctement une activité dont nous n'avons jamais appris les critères de reconnaissance? Par contre, si penser est seulement s'accorder une exception dans une activité que nous faisons très naturellement, alors il n'y a plus d'objection possible. De même que celui qui est temporairement sourd peut continuer à parler correctement, celui qui est temporairement coupé du monde peut continuer à penser, même si apprendre à penser suppose d'interagir avec le monde. La pensée est donc lancée dans son élan, et capable de continuer à raisonner en l'absence de contrôle extérieur. Mais comme pour le chanteur ou le cycliste, il faut de temps en temps enlever le casque des oreilles, se remettre à pédaler, c'est-à-dire revenir auprès des autres, pour contrôler que ce que nous avons pensé n'est pas devenu un quelque chose d'absolument inarticulé.
Bref, pour prendre un exemple simple : comment sait-on que nous avons mal à la tête, quand nous sommes seuls chez nous et qu'il n'y a personne pour vérifier que nous grimacions bien de douleur? On le sait parce que l'on a appris à parler de notre douleur, grâce aux nombreux contexte publics qui se sont présentés à nous. Et nous avons si bien appris que nous pouvons ponctuellement continuer à parler de douleur, même quand autrui n'est plus là pour contrôler. Mais si nous restons trop longtemps seuls, il est très probable que nous finissions par perdre le sens courant de la douleur. Nous risquons de nous mettre à parler d'autre chose, sans que jamais nous puissions nous rendre compte de la dérive.

Bref, une philosophie qui met en avant les habitudes dans la constitution de nos compétences, qui affirme que l'apprentissage est une sorte de dressage, ne peut pas nier l'existence d'une intériorité. L'intériorité est relativement déterminée, justement parce que les habitudes sont puissantes, et continuent de fonctionner même pendant que les maîtres s'absentent. Si l'habitude disparaissait aussi vite que la cause qui l'a produite, ce ne serait pas une habitude. Mais parce que notre habitude de penser en est bien une, il nous est possible de persévérer dans la pensée, même quand plus personne n'est là pour vérifier que nous pensions correctement.
Wittgenstein le dit bien bien : comment a-t-on appris à prolonger un motif ornemental? Les raisons nous manqueront bientôt, et alors nous agirons sans raison (§211), aveuglément (§219). La pensée est tout à fait semblable : nous sommes comme aveugles par rapport à elle, pourtant, cet aveuglement ne nous empêche pas de réussir à penser correctement.

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