samedi 26 novembre 2011

Comment une différence peut-elle ne pas devenir une inégalité?

Tout le monde est facilement capable de distinguer entre ces deux concepts, celui d'égalité et d'inégalité d'une part, et celui d'identité et de différence d'autre part. L'égalité et l'inégalité sont toujours relatives à une certaine grandeur mesurée, donc à la possibilité d'établir une hiérarchie selon une unité de mesure. Tous les jeunes français passent par le même système scolaire, donc on peut comptabiliser les années d'étude, pour déterminer qui a le plus étudié, ou bien faire passer des épreuves ou des concours, en vue de hiérarchiser les élèves. De même, tous les salariés français reçoivent un salaire en euros, donc l'euro peut servir d'unité de mesure pour établir les inégalités de revenu. 
Par opposition, l'apparence physique, le trait de caractère, le lieu de vie, etc. forment des différences entre individus, sans que ces différences soient des inégalités. On ne considère pas qu'être roux soit supérieur au fait d'être brun, on ne considère pas qu'habiter à Bordeaux soit mieux qu'habiter à Marseille, etc. Bien sûr, chaque individu, pour mener sa vie, a besoin de faire des choix entre différentes actions possibles, et doit donc hiérarchiser les possibilités qui se présentent à lui. Mais ces choix individuels ne sont pas déterminés par des hiérarchies socialement établies. Celui qui a une préférence pour la chaleur méditerranéenne préfèrera aller habiter à Marseille qu'à Bordeaux, mais la société ne juge pas du tout que la première ville soit supérieure à la seconde. Elle est seulement différente.
Ainsi, bien que le fait d'établir l'inégalité de plusieurs choses suppose que ces choses soient différentes (si elles étaient parfaitement semblables, elles seraient égales), il y a beaucoup de différences qui ne donnent pas naissance à des inégalités. Dès lors, il convient de se poser la question suivante : puisque, en bons démocrates, nous souhaitons lutter contre les inégalités jugées inacceptables, comment expliquer que, parfois, des inégalités apparaissent à partir de différences? Pourquoi les choses ne se contentent-elles pas de rester différentes, au lieu de s'établir en une hiérarchie qui pénalise ceux qui sont en situation d'infériorité? Pourquoi ne peut-on pas toujours revendiquer sa différence sans être immédiatement classé comme inférieur?

Ce débat de la différence contre l'inégalité a pris une forme exemplaire dans les luttes féministes pour l'égalité des droits. En effet, les féministes se distinguent, de manière très schématique, entre les universalistes et les différencialistes. Les premières considèrent que les femmes doivent être égales aux hommes, parce qu'elles sont semblables. Elles sont des êtres humains capables d'apprendre, de penser, d'agir responsablement, d'avoir des convictions morales et politiques, etc. Bref, elles n'ont rien qui les distingue des hommes, et qui justifierait de les traiter différemment. Ainsi, l'universalisme soutient la similtude des hommes et des femmes, afin de pouvoir défendre leur égalité. Le différentialisme au contraire soutient que les femmes sont différentes. Elles ont une personnalité différente, des besoins différents, des valeurs différentes, etc. Mais toutes ces différences ne doivent pas impliquer l'inégalité de traitement. Ces différences de genre existent, mais ne justifient en rien qu'un genre soit favorisé par rapport à l'autre. Il n'y a pas de raison que les valeurs viriles aient un privilège sur les valeurs de douceur et d'attention féminines. 
Ainsi, les différentialistes font le pari que ces différences de genre peuvent ne pas découler nécessairement sur une hiérarchie des genres, donc que la société peut prendre conscience de ces différences, sans immédiatement trouver une unité de mesure permettant de les hiérarchiser. Comment serait-ce possible? C'est possible si l'on ne cherche pas, dans une vision englobante, soucieuse d'établir des liens de tout avec tout, à ramener la moindre différence à des buts socialement définis. Si toute la société a pour principal souci de développer l'ardeur militaire, le combat, etc. il est évident que la différence des hommes et des femmes deviendra mécaniquement une inégalité. Les femmes étant (en général) moins fortes physiquement, il est inévitable qu'elles soient désavantagées : n'ayant pas envie de faire carrière dans l'armée, ou bien ayant des carrières moins brillantes, elles se retrouveront socialement désavantagées. Alors que si la différence des sexes n'est pas ramenée à un but externe, cette différence n'entraîne aucune inégalité. La douceur est simplement différente de la virilité, et chacun peut adopter le comportement qui lui plaît (pensons aussi aux hommes qui préfèrent la douceur à la virilité!) sans être pénalisé par sa conduite.

Autrement dit, ce sont les coupures, les ruptures, les discontinuités, mais aussi la multiplicité des instances capables de produire des valeurs qui permettent de protéger les différences, de les empêcher de se résoudre en inégalités. Une société ne peut maintenir des différences en son sein que si elle instaure des coupures dans la circulation des membres, et des valeurs morales, politiques, économiques, etc.
On peut prendre un autre exemple, celui de l'école. Pourquoi l'école suscite-t-elle aujourd'hui tant de tensions, tant d'enjeu, et donc aussi tant de critiques? Ce que l'on reproche à l'école est d'être inégalitaire, de reproduire des inégalités sociales, au lieu de les compenser. Or, reprocher ceci à l'école, c'est considérer que les différences de parcours scolaires se transformeront nécessairement en inégalités sociales. Et c'est en effet le cas, mais pourquoi est-ce le cas? Parce que l'école n'est pas coupée, mais au contraire en lien assez étroit avec le monde du travail, ce qui fait que les inégalités scolaires auront pour conséquences directes des inégalités professionnelles. Autrement dit, qui échoue lors de ses premières années échouera probablement sa vie entière; celui qui, au contraire, a eu une scolarité brillante a de très grandes chances de réussir tout le reste de sa vie. C'est le fait que la partie (l'école) décide du tout (la vie) qui cristallise tous les ressentiments portés envers l'école. Alors que si, à l'inverse de ce qui se fait aujourd'hui, l'école était coupée beaucoup plus fortement du monde professionnel, l'échec scolaire n'impliquerait pas l'échec professionnel. Chacun aurait une seconde chance pour réussir sa vie ailleurs. Tel élève ne comprend rien à son cours de physique : ce n'est pas grave, il aura peut-être l'occasion de réussir sa vie en devenant manager d'une grande équipe. Mais si, au contraire, toutes les places sont d'emblée verouillées par le système scolaire, il n'y a tout simplement plus aucune seconde chance, il devient obligatoire d'investir au maximum le champ scolaire sous peine de défaite définitive. Et l'école devient un lieu d'angoisse terrible.
L'école devrait donc tout faire pour se rendre inutile, c'est-à-dire ne pas avoir d'autre but qu'elle-même, et c'est à cette condition que les élèves pourront y venir de manière apaisée et désintéressée, attitude qui est la seule compatible avec l'étude véritable. L'école doit être un lieu d'apprentissage de ce qui fait de nous des êtres humains, et non un lieu de formation à un futur métier, ou un système de sélection (ces deux dernières descriptions revenant au fond au même). Tant que l'école aura aussi pour but de fixer la carrière professionnelle, donc tant qu'elle mettra en jeu le fait même que nous puissions manger, nous vêtir et nous loger dignement, il est inévitable que l'école suscite des tensions énormes, qui n'ont pourtant aucun rapport avec sa fonction propre. Le jour où personne n'attendra un travail correct du simple fait qu'il a un master d'histoire, et où tout le monde saura qu'un master d'histoire donne des perspectives de carrière semblables à n'importe quel autre cursus scolaire, alors les étudiants pourront se lancer dans les études en ayant pour seul objectif le plaisir d'étudier. Et tous les pauvres étudiants qui sont obligés de suivre des cursus mortellement ennuyeux pourront enfin se rabattre sur ce master d'histoire, au lieu de penser fiévreusement à la valeur de leur diplôme sur le marché du travail.
Bref, la destinée des véritables carrières scolaires est intrinsèquement liée à l'élimination de toutes ces filières dont le seul but est de fournir des diplômes, et d'être les agences de sous-traitance du travail de formation professionnelle que devraient accomplir les entreprises. On ne devrait pas reprocher aux filières d'histoire, de psychologie ou de philosophie de ne mener à rien, c'est au contraire toutes les filières qui mènent à quelque chose qu'il faudrait éliminer. 

N'aurait-on pas dérivé du sujet, en glissant du thème du rapport entre différence et inégalité, au thème du rapport entre les différentes inégalités (ici, les inégalités scolaires et professionnelles)? Aucunement. Car il ne faut pas s'illusionner : il est inévitable que les différences se convertissent toujours en inégalités. Les sociétés sont commes les individus, il y a des choses qu'elles aiment, d'autres qu'elles détestent, et toutes les différences tendent à être converties en inégalités. Donc, malgré les différentialistes, il est inévitable que chacun ait sa préférence pour la virilité ou pour la féminité, les individus comme les sociétés.
Mais plus globalement, les différencialistes ont raison, parce qu'il est toujours possible de créer des ruptures, des séparations entre les inégalités. Il est indéniable que les moeurs rendent la vie plus dure aux femmes qu'aux hommes (par exemple, concernant les charges domestiques). Mais ces inégalités ne deviennent vraiment intolérables que parce qu'elles ont des conséquences dans d'autres domaines. Lorsque le sexe a des conséquences sur les droits juridiques, sur le niveau de rémunération, sur l'exposition à la criminalité, sur la santé, etc. alors ces inégalités deviennent intolérables. Alors qu'elles resteraient à peu près tolérables si les différences au sein de la maison n'avaient aucune conséquence dès lors que l'on en sort. Et le progrès de la cause féminine consisterait justement à créer de nouvelles coupures, à faire que les différences de jugement aient de moins en moins de conséquences extérieures. Le féminisme aura terminé son combat le jour où les avis de chacun sur la valeur du masculin et du féminin ne se traduisent plus dans la moindre institution ou la moindre coutume.
Ainsi, on peut mieux comprendre ce qui fait qu'une différence est nommée différence plutôt qu'inégalité. En un sens, toute différence est une inégalité. Si on y est attentif, même les différences les plus superficielles sont hiérarchisées. On trouve plus belles les personnes blondes que les personnes brunes, etc. Mais ces différences ne sont pas prises pour des inégalités, tant que ces différences-inégalités ne débouchent pas sur d'autres inégalités. Celui qui est blond est plus beau, mais cela ne lui donne aucun autre avantage; donc on peut tenir cette inégalité pour une simple différence. Par contre, le genre et la réussite scolaire font partie de ces inégalités qui débouchent sur de nouvelles inégalités, et donc qui ne peuvent pas être tenues pour de simples différences. Pour que les inégalités scolaires deviennent des différences scolaires, il faut que ces inégalités restent cloisonnées au champ scolaire, et ne le débordent pas. Le jour où le docteur en droit aura (à peu près) les mêmes opportunités professionnelles que le bachelier scientifique, alors les différences de parcours scolaires pourront être tenues pour de véritables différences, pas des inégalités.

Une différence, c'est une inégalité sans conséquence.

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