mercredi 24 août 2011

Le progrès scientifique

Il est d'usage d'opposer une conception rationaliste de la science, selon laquelle celle-ci se dirigerait par principe vers la vérité, et une conception relativiste selon laquelle aucune théorie n'est meilleure qu'une autre, si ce n'est que certaines sont subjectivement, et seulement subjectivement, tenues pour meilleures. Ainsi, que l'on soit partisan du continuisme ou au contraire partisan des révolutions scientifiques, on peut encore occuper deux positions différentes, selon que l'on est continuiste rationaliste, continuiste relativiste, ou bien révolutionniste rationaliste et révolutionniste relativiste.
On imagine assez facilement ce qu'est le continuisme rationaliste, doctrine selon laquelle chaque découverte scientifique apporte une nouvelle pierre à l'édifice global de la science. Je ne citerai pas de nom, tant cette position est courante chez les auteurs classiques.
Par contre, le continuisme relativiste peut paraître moins familier. On peut néanmoins le trouver chez James, et dans une certaine mesure, chez Dewey et Goodman. Pour James, la science avance de manière linéaire, et il reste étranger à l'idée de ruptures scientifique qui commencera à émerger avec Bachelard, Fleck et Kuhn. Pour lui, la science ne rompt pas avec la connaissance ordinaire, ni avec les théories scientifiques précédentes. Et surtout, autant James que Dewey et Goodman (dans Fait, fiction et prédiction) insistent lourdement sur le fait qu'une nouvelle théorie n'est acceptée qu'à la condition qu'elle remette en cause aussi peu que possible les théories précédentes. La continuité de l'expérience est chez Dewey une condition de sa valeur : des expériences détachées les unes des autres, qui arrivent sans être appelées par des expériences précédentes, n'ont pas de valeur. Cette pourquoi la rupture est dévalorisée. Rompre le flux de l'expérience, c'est en perdre de vue le sens, ne plus la comprendre. En même temps, James et Goodman sont relativistes, en ce qu'ils considèrent que notre connaissance actuelle n'a rien d'ultime ni de fondé, qu'elle se rapporte essentiellement au sujet, et qu'il se pourrait très bien que d'autres connaissances soient possibles.
Enfin, je ne m'étendrai pas sur les révolutionnistes, l'opposition de Kuhn et de Feyerabend, le premier étant attaché à montrer qu'il y a bien une forme de progrès derrière la succession des paradigmes, alors que le second multiplie les formules provocantes, déclarant que la science galiléenne ne vaut guère plus que l'astrologie.

On pourrait évidemment se demander lequel des quatre camps il convient d'occuper. Mais, de manière plus utile, il convient plutôt de se demander ce que ces quatre camps ont en commun. Chacun partage cette conviction selon laquelle le progrès scientifique consiste en une accumulation de connaissances, une accumulation d'énoncés vrais au sujet du monde. Certains nient ce progrès, d'autres y croient, mais tous acceptent sa définition. Or, ce n'est pas le seul aspect du progrès scientifique. Peut-être plus encore que par les énoncés finaux, ceux que l'on confronte à la réalité pour en contrôler la vérité, c'est par les méthodes et procédés que les sciences se distinguent et évoluent. Alistair Crombie et Ian Hacking parlent de style de raisonnement, pour décrire les procédures par lesquelles les sciences arrivent à produire des énoncés.Et ces procédures sont d'une importance capitale, parce qu'elles déterminent en même temps le régime de vérité de ces énoncés, c'est-à-dire la manière par laquelle ces énoncés pourront être vérifiés ou réfutés.
Ces styles sont au nombre de six ou sept : l'usage de postulats, l'exploration empirique, la création de modèles, la classification, l'usage des probabilités, et la dérivation historique.Le style de laboratoire, propre à Hacking, est une fusion de la méthode empirique et de la modélisation. Peu importe ici leur contenu exact, leur titre est suffisamment explicite pour le propos présent.
Hacking, dans l'article "Langage, vérité et raison" (in Historical ontology) mentionne justement que l'on peut être un rationaliste en un sens différent que celui qui a été utilisé jusqu'ici, puisque le rationalisme consiste à croire que le progrès dans l'usage des méthodes est un aspect majeur du progrès scientifique en général. Au lieu de croire que le progrès est une accumulation d'énoncés vrais, le progrès est une accumulation de styles de raisonnement, c'est-à-dire de procédés par lesquels on peut fabriquer des énoncés, c'est-à-dire rendre une suite d'expressions vérifiable ou réfutable. Le progrès est dans le vrai-ou-faux, autant sinon plus que dans le vrai seul.

Ainsi, il faut même introduire deux manières possibles d'envisager ce progrès, selon que l'on est un arch-rationaliste, ou un anarcho-rationaliste. Pour le premier, il y a des styles qui sont bons en soi, d'autres qui sont mauvais, et ce, pour chacune des sciences : l'usage des postulats est ainsi fondamental en mathématiques, mais serait ravageur s'il est poussé trop loin en physique par exemple (comme chez ces philosophes qui prétendaient montrer que le vide est impossible par la simple analyse du concept). De même, le style des analogies et des ressemblances, qui serait au fondement d'un certain nombre de sciences médiévales (en médecine par exemple : les baies et fruits rouges sont bons pour le sang, qui est rouge lui aussi) devrait absolument être abandonné. A l'opposé, l'anarcho-rationaliste ne considère pas que certains styles soient en soi inadaptés,ou devraient être éliminés. Il encourage au contraire la prolifération des styles. Il se peut que nous ne sachions pas quoi faire d'un style, cela ne signifie pas qu'il doit être banni, mais seulement que d'autres doivent être recherchés, ou bien qu'il faut encore réfléchir à la manière de l'utiliser.
Par contre, c'est l'aspect important sur lequel je souhaite insister, l'anarcho-rationaliste garde une notion de progrès bien définie : c'est le nombre de styles en notre possession qui détermine ce progrès. Il est évident que les mathématiques sans méthode hypothético-déductive restent bien pauvres. Il en est de même pour la physique qui se passerait de modélisation (il faudrait compléter ceci en parlant aussi de simulation, notamment informatique). On pourrait encore essayer de se demander ce que serait l'économie sans l'usage des statistiques...

Bref, le progrès scientifique est possible. On fait plus et mieux avec beaucoup d'instruments que sans ces instruments. Ne restent que les questions suivantes : peut-on parfois tenir pour un progrès l'élimination d'un style, ou bien est-ce dans tous les cas une perte? Les styles de raisonnement sont-ils intrinsèquement liés à des sciences précises, ou bien n'importe quel style peut-il être utilisé dans n'importe quelle science?

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