mercredi 31 août 2011

Est-il permis de se contredire?

Il n'est pas moralement répréhensible de se tromper, bien qu'il soit moralement défendu de tromper les autres. Donc, moralement, il est permis de se contredire, puisque se  contredire, c'est se tromper, c'est croire deux choses dont une des deux est fausse. En effet, il est inévitable que, pour une chose et son contraire, si l'une des deux est vraie, alors l'autre est fausse. C'est ce qu'énonce le principe de contradiction : la conjonction d'une proposition et de sa négation est toujours fausse. C'est pourquoi, d'un point de vue épistémologique plutôt que moral, c'est-à-dire du point de vue de notre connaissance du monde, il semble qu'il ne soit pas permis de se contredire, puisque se contredire, c'est nécessairement avoir des croyances fausses. Ainsi, personne ne voudra se contredire, puisque cela reviendrait à adopter consciemment des croyances fausses.

Pourtant, je voudrais montrer qu'il y a certaines contradictions qui doivent être tolérées, parce que ces contradictions sont les conditions de possibilité de certains discours, qui, pris par eux-mêmes, ne sont pas contradictoires. Il faut ici distinguer la contradiction directe, le fait de soutenir dans le même discours une affirmation et sa négation, et la contradiction performative, contradiction non plus au sein du discours, mais entre ce que dit le discours, et les conditions d'énonciation de ce discours. 
Ce qu'est une contradiction directe est connue de tous, elle se glisse parfois dans nos discours sans que nous nous en rendions compte, ou bien elle est utilisée de manière consciente, en vue de tromper son auditoire. La contradiction performative, elle aussi, est assez bien connue, malgré cette dénomination technique. Celle-ci indique, par cet adjectif performatif (qui désigne ce que nous faisons, ce que nous accomplissons, en disant quelque chose), que le fait de dire quelque chose rentre en contradiction avec ce qui est dit. Lorsque je dit :"je n'existe pas", je dis quelque chose qui se contredit, non pas directement, puisque ce discours est fait d'une seule affirmation, qui n'est pas en elle-même contradictoire (il y a cent ans elle était vraie, dans cent ans, elle sera vraie), mais par le fait même que la condition de ce discours est qu'il y ait quelqu'un pour l'énoncer, que la personne désignée par "je" existe. Donc, "je n'existe pas" peut être vraie, si on entend par là "la personne qui est désignée par 'je' n'existe pas", mais elle ne peut pas être vraie si on entend "la personne qui est en train d'énoncer la phrase 'je n'existe pas' n'existe pas". 
Je précise immédiatement que je ne souhaite évidemment pas dire que toutes les contradictions performatives soient acceptables, ce qui serait ridicule, et qui est bien montré par l'exemple précédent. Néanmoins, je voudrais montrer que certaines contradictions, plus importantes, doivent être tolérées.

En effet, il y a certaines choses que nous devons parfois remettre en cause, discuter, alors même que nous nous appuyons sur ces choses pour discuter. En premier lieu, il y a la logique et la grammaire de la langue. Supposons qu'une enquête poussée nous mène à la conclusion que la construction des phrases en SUJET - VERBE+MARQUEUR DE TEMPS - COMPLÉMENT ne soit pas adapté à la structure de la réalité. Une critique traditionnelle consiste à relever que cette grammaire présuppose une réalité constituée d'objets existant par eux-mêmes, indépendamment des opérations qu'ils sont capables de réaliser. Or, on pourrait penser que la réalité est faite non pas d'objets, mais d'évènements, et que les objets ne sont que des aspects des évènements, pas des réalités en soi. Ainsi, il faudrait alors adapter notre langage, pour le calquer sur cette ontologie des évènements, par exemple en mettant le verbe en tête de phrase, et abandonnant le sujet, ou je ne sais quoi d'autre. Mais ce qui est très important de relever ici, c'est que la critique de la conception faisant de la réalité un ensemble d'objets ne peut s'exprimer qu'au moyen d'une grammaire qui présuppose justement cette conception. C'est en cela qu'une ontologie des évènements serait confrontée à une contradiction performative, tant qu'elle n'a pas réformé en profondeur le langage (si c'est possible!). Mais cela ne vaut pas pour autant disqualification de la thèse : il faut bien partir de quelque part, même si les conclusions auxquelles nous aboutissons doivent nous entraîner à venir remettre en cause ce à partir de quoi nous sommes partis. 
Ainsi, de manière générale, dire que la grammaire est inadaptée, que la logique est fausse, ne peut se faire, dans un premier temps, qu'en se contredisant. Cela ne vaut pas réfutation définitive, mais au contraire encouragement à poursuivre, et à rénover plus en profondeur. Pour tenter une comparaison, on peut évoquer le fameux bateau de Thésée qu'il faut réparer en mer. Retirer une planche pour la remplacer, c'est créer une fuite, donc amener le bateau vers le naufrage. Pourtant, celui qui s'est aperçu qu'une planche menace de se rompre doit se lancer dans son remplacement. Pendant le remplacement, la situation du bateau est précaire, il est dans une situation contradictoire : sur l'eau et en même temps naufragé sous l'eau. Mais le passage par cette précarité est la seule manière d'améliorer la situation.

Ceci dit, que gagne-t-on précisément à autoriser la contradiction performative? On y gagne ni plus ni moins que la liberté philosophique toute entière. On y gagne le droit de faire de l'ontologie sans se limiter à la description savante des règles de la grammaire, donc de rompre avec le parallélisme de la grammaire et du réel. On y gagne le droit de soutenir que toutes nos connaissances sont fausses, sans que l'on vienne nous reprocher que ce discours lui-même est faux. On y gagne le droit de mentionner des distinctions conceptuelles, tout en niant l'existence d'une telle distinction. 
Bref, on se redonne le droit d'être dans une situation intermédiaire, dans une situation précaire entre la vérité et l'erreur, dans une phase de recherche et de reconstruction. Interdire la contradiction performative serait interdire cette phase intermédiaire de recherche et de tâtonnement, pour la raison que nous voudrions la vérité tout de suite, sans passage par cet état intermédiaire. Or, c'est évidemment impossible, justement parce que le bateau est déjà dans l'eau, et qu'il n'est plus possible de le réparer ailleurs que dans l'eau. Celui qui voudrait critiquer la grammaire ne peut pas faire autrement que l'employer pour la critiquer. Faudrait-il alors en conclure qu'il ne doit pas la critiquer pour ne pas se contredire? Ce serait absurde. Mais faudrait-il en conclure plutôt que notre grammaire doit être vraie, puisque nous ne pouvons pas la modifier sans nous contredire? Ce serait encore plus absurde. 
Ainsi, "tout est faux", petite phrase qui semble être le sommet de l'auto-contradiction, puisque cette phrase est vraie si et seulement si elle est fausse, doit néanmoins pouvoir être dite. Mais elle peut être dite non pas parce qu'elle se donne comme une vérité ultime et définitive, mais parce que cette phrase est vraie autant qu'elle peut l'être, c'est-à-dire comme un intermédiaire qui doit nous mener à la bonne attitude. Cette phrase nous enjoint peut-être au silence, et à l'arrêt de toute recherche scientifique; ou bien elle nous enjoint au contraire à ne pas redouter la fiction, le mythe, les légendes, et à nous rendre le plus créateur possible. C'est lorsque chacun se sera tu, ou que chacun sera devenu un artiste créateur, que ce discours aura fait la preuve de toute sa vérité, c'est-à-dire de son utilité. Il nous aura mené à ce qu'il considère être la bonne chose à faire.

1 commentaire:

  1. Autrement dit, il est parfois utile de dire que parler est inutile! Plus sérieusement, on demande souvent aux autres de se taire, non pas pour parler à leur place, mais pour obtenir le silence. Voit-on une contradiction à parler afin d'obtenir le silence? Il y en a une seulement si celui qui demande de se taire continue de le faire alors que tout les autres se sont déjà tus.

    RépondreSupprimer