vendredi 26 août 2011

La philosophie n'existe pas

J'ai, dans ce blog, livré mes pensées au fil de la plume, sans grand souci d'unité thématique. Et je n'ai même pas cherché directement à expliquer la devise de ce blog, selon laquelle la philosophie n'existe pas, mais seulement des philosophes. Il est temps de venir corriger cet "oubli". Quand au manque d'unité thématique, c'est également un thème qu'il faudra aborder, à l'avenir.
On remarquera d'abord que cette formule n'est pas une simple particularisation de la thèse générale du nominalisme, selon lequel il n'y a rien de général, mais seulement de l'individuel. En effet, je n'ai pas dit que la philosophie n'existe pas, mais qu'il n'y a que des philosophies particulières, comme s'il y avait la philosophie de Platon, de Descartes, de Kant, sans qu'il y ait quelque chose qui les réunisse toutes. Je ne souhaite pas nier que les différentes philosophies aient quelque chose en commun. Je souhaite plutôt, plus radicalement, nier qu'il y ait quelque chose comme la philosophie de untel ou de untel. Il y a bien une activité de certains hommes qui analysent et clarifient des concepts, soulèvent des arguments ou des objections, attirent le regard sur des aspects de la réalité qui le méritent. Mais rien ne justifie d'isoler cette activité des autres activités. Ce que je veux soutenir, c'est que, selon cette définition de la philosophie, comme tentative de décrire et réviser notre usage des concepts, toutes nos activités, sans exception, sont philosophiques. Il n'y a aucune activité qui ne nous engage pas, parfois, à ce travail sur les concepts. 
Ainsi, isoler la philosophie des autres activités, c'est réduire les autres activités à de pures opérations mécaniques, automatiques, dépourvues de toute pensée, de toute réflexion sur la valeur de ces activités. Or, il est certes possible d'agir sans réfléchir, d'accomplir des gestes sans se questionner sur leur pertinence, leur finalité et leur efficacité. Mais bien que ce soit possible, ce n'est pas souhaitable. Il vaut bien mieux que chaque activité puisse se prendre en charge elle-même, et juger de manière réflexive si les concepts qu'elle a utilisés jusqu'à présent sont adaptés ou pas. Autrement dit, la philosophie en tant que telle n'existe qu'en ayant préalablement adopté une conception particulièrement réductrice de l'action, selon laquelle celui qui agit n'a pas à réfléchir. Pour clarifier ceci, on ne pourrait pas donner meilleur exemple qu'Aristote, qui, dans le premier livre de la Métaphysique, explicite la différence entre l'expérience et le savoir par la différence entre le manœuvre et l'architecte. Le premier n'est que muscles, adresse et force de travail, alors que le second est esprit, capable de se représenter la finalité du travail du manœuvre, et de connaître la manière d'arriver à son but. Isoler la philosophie des autres activités présuppose donc une conception particulièrement schématique de la distinction entre théorie et pratique : la philosophie seule serait théorique, alors que toutes les autres activités, elles, seraient seulement pratiques, incapables de réfléchir sur leurs conditions de possibilité, sur leur efficacité, sur leur utilité.

Avant d'expliciter davantage ces propos, il me faut couper court à une objection, qui méritait toutefois d'être soulevée. J'ai semble-t-il, moi-même négligé bon nombre d'activités, en considérant que séparer la philosophie de ces activités revenait à les réduire à de pures opérations mécaniques ou instinctives. L'exemple d'Aristote le montre bien : on peut sans doute soulever des dalles, fabriquer du ciment, etc. sans réfléchir. Mais on ne peut pas être architecte sans penser un peu. Or, être architecte ne semble pas supposer de faire de la philosophie. Et plus généralement, les sciences ne requièrent pas de connaissance philosophique. Il serait donc bien possible de penser toutes les activités, en ayant la science de ces activités, et ce, tout en maintenant la différence entre la philosophie et le reste, donc entre la philosophie et les sciences. Peut-on donc distinguer la philosophie et les sciences?
Ici encore, le même argument qui vaut contre la distinction entre la philosophie et les pratiques "mécaniques" vaut aussi contre la distinction entre science et philosophie. Ce n'est qu'en ayant une vision particulièrement réductrice de la science, selon laquelle elle n'est qu'une résolution de problèmes posés dans des termes qu'elle ne choisit pas elle-même, que l'on peut soutenir que science et philosophie sont distinctes.Si les concepts scientifiques lui étaient transmis par la philosophie, et qu'elle n'avait pas la capacité de les réviser, alors la distinction aurait une pertinence. Mais comment nier que les scientifiques eux-mêmes soient largement soumis à l'exigence de reconsidérer des notions qu'ils ont reçues du langage ordinaire, des philosophes, ou des théories scientifiques précédentes? Un physicien remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler de particules de matière. Un biologiste remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler des espèces, de la reproduction.Un sociologue remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler des traditions, des institutions. Et, de manière générale, chacune des sciences est amenée à décrire et parfois à réviser les concepts dont elle fait usage. Or, la philosophie ne fait rien de différent.

Arrivé à ce stade, on pourrait peut-être proposer une définition de la philosophie, qui permettrait alors de la distinguer des autres sciences. Autant chaque science étudie un type d'objets précis, bien délimité, et spécialisé, autant la philosophie se consacre surtout, non pas à tous les objets en général (cf. l'être en tant qu'être d'Aristote; par opposition à l'être en tant que ceci ou cela pour chaque science particulière), mais bien plutôt aux concepts ordinaires, ceux que nous utilisons dans la vie ordinaire. Nous parlons beaucoup, donc nous pouvons étudier le concept de langage. Nous passons du temps à nous réunir, voter, nous battre, etc. donc nous pouvons étudier le domaine de la politique. Nous passons du temps à défendre nos intérêts et à nuire à ceux des autres, donc nous pouvons étudier les notions de droit et de justice. 
Ainsi, les sciences seraient spécialisées, alors que la philosophie resterait plus englobante, plus proche de nos besoins ordinaires. La linguistique étudie la phonologie ou les règles de transformations de l'actif au passif, alors que la philosophie se contente d'examiner les notions de signification, de vérité, de sujet et de prédicat. De même, le droit étudierait en détail les procédures de garde à vue ou les motifs de circonstance atténuante ou aggravante, alors que la philosophie se contenterait d'étudier l'équité, la sanction ou la vengeance. Encore une fois, cette distinction n'en est pas une, elle n'est tracée que par les limites de notre goût personnel à rentrer dans le vif du sujet, mais nullement par les concepts eux-mêmes. La plupart des philosophes se passionnent pour l'étude de la vérité, alors qu'ils seraient vite assommés par des discussions concernant la phonologie. Mais ce n'est pas que la phonologie serait moins conceptuelle que la théorie de la vérité. C'est seulement que la seconde passionne moins un certain type d'hommes.
Et surtout, celui qui fait de la phonologie ne peut pas complètement faire abstraction de problèmes philosophiques généraux concernant la langue, la syntaxe, la sémantique, et les structures. Le philosophe peut très bien étudier la théorie des signes dans son coin, cela ne dispense pas le spécialiste de phonologie de le faire aussi. Et même, en tant qu'il étudie la théorie des signes, le philosophe met aussi un pied dans la phonologie (entre autres), de même qu'il met un pied dans le droit lorsqu'il définit l'équité ou la sanction.

Où cela nous mène-t-il? La philosophie n'existe pas, parce que toutes les activités, de la plus manuelle à la plus intellectuelle, sont engagées dans une réflexion sur leurs concepts, parce que cette réflexion est une condition de ces activités. Le maçon fait mal son travail s'il ne se demande pas comment faire un bon ciment, mais aussi s'il ne se demande pas s'il est juste de construire une maison pour cet homme qui a obtenu son permis de construire grâce à des pots-de-vin. Vouloir retirer cette interrogation au maçon, c'est retourner à la conception étriquée de l'action selon laquelle elle n'est que pure exécution d'une pensée qui plane en toute autonomie. Cette conception est celle d'Aristote, qui n'était pas partisan de l'esclavage par hasard. En effet, l'esclave est celui qui doit agir sans discuter. Mais dans une époque qui a aboli l'esclavage, donc qui reconnaît à chacun le statut d'être humain pouvant penser, personne ne peut retirer au maçon le droit de s'interroger sur la finalité de son activité. Il n'en devient pas philosophe pour autant. Il reste un maçon qui se demande s'il est bon de construire cette maison.
Il n'y a pas des questions techniques d'une part, et des questions philosophiques de l'autre. Toute question est à la fois technique et philosophique. Lorsque le maçon se demande comment faire une bon ciment, il se pose une question technique, mais qui engage aussi le concept de ciment. Lorsqu'il se demande s'il doit vraiment construire une maison pour un bandit, il se pose aussi une question technique, celle du meilleur moyen d'obtenir une société juste, réglée par des lois. Encore une fois, le fait que les philosophes ne s'intéressent pas à la manière de faire du ciment ne signifie pas que cette question ne soit pas philosophique. Les goûts et dégoûts personnels n'ont pas de signification.
Bref, il y a interaction permanente et nécessaire entre la définition des concepts, et leur usage. Tout usage met en jeu leur définition, et toute définition a pour effet d'en modifier l'usage. Pour être plus précis, un concept étant une règle pour accomplir une opération, il y a une interaction nécessaire entre l'énoncé de la règle d'opération, et l'accomplissement de cette opération. 

Certes, les sciences emploient des nombres, des symboles abstraits, des graphiques, alors que la philosophie s'écrit le plus souvent en toutes lettres. Mais une telle différence peut-elle être tenue pour essentielle? Ne prend-on pas trop au sérieux le découpage scolaire arbitraire des disciplines qui a bien curieusement fait tomber la philosophie du côté des disciplines littéraires?

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