dimanche 28 août 2011

Qu'est-ce qu'une fausse distinction?

On pourrait appeler hyper-rationalisme, mais tout aussi bien scepticisme (les extrêmes finissent souvent par se confondre), la position de celui qui est sensible au fait que n'importe quelle suite d'évènements, n'importe quelle série d'articles peuvent être mises en ordre suivant un certain principe, alors même qu'aucune intention consciente n'est à l'origine de cette mise en ordre. Leibniz, dans le Discours de métaphysique (article 6) dit ainsi qu'il n'est même pas possible de feindre que l'univers ait été créé sans ordre, ni même que le moindre aspect de la réalité soit sans ordre. En traçant quelques points au hasard sur une feuille, il est toujours possible de retrouver la fonction d'une courbe passant par tous les points de cette feuille. Autrement dit, au moins rétrospectivement, dégager un principe d'ordre est toujours possible, et seul le manque d'imagination ou de perspicacité est à l'origine de celui qui ne voit qu'un chaos dans les évènements. 
Or, je voudrais soumettre mon propre travail dans ce blog à cette démarche leibnizienne qui consiste à retrouver rétrospectivement de l'ordre à partir de ce qui se donne comme un chaos. Quel est donc la ligne directrice de cet ensemble d'articles, dont les thèmes et les thèses sont en apparence très disparates? Les quelques pages servant de titres de chapitres donnent déjà une certaine unité, mais qui reste bien floue. Je compte envisager ici les choses de manière plus précise, et en même temps plus globale.

Mon programme consiste à montrer que presque toutes les distinctions sont fausses, c'est-à-dire à faire cesser le sortilège hypnotisant que produisent immédiatement les distinctions, lorsqu'elles sont formulées. Il y a en philosophie, c'est-à-dire dans cette activité consistant à écrire ou à dialoguer avec d'autres personnes au sujet des concepts, une sorte de prime à la distinction tout à fait indue. Il est toujours plus facile de distinguer que de montrer que la distinction ne doit pas être faîte. La raison est bien compréhensible : dire qu'une distinction ne doit pas être faite, c'est inévitablement avoir à se servir du couple de termes en question, et donc paradoxalement renforcer la légitimité de leur usage. Et de manière générale, toute personne souhaitant dire qu'il n'y a rien à dire se trouve dans une sorte de contradiction performative. En le disant, il semble qu'il soit faux de le dire. De même, dire qu'une distinction est inutile, c'est la mentionner, donc l'utiliser, donc montrer qu'elle est utilisable, donc montrer que l'on doit la faire. Ainsi, dans ce jeu des arguments et des objections pro et contra une distinction, il semble que les arguments pro soient toujours favorisés.
Il existe encore une autre raison, plus sérieuse, qui explique que les distinctions aient l'avantage sur les "identifications" (les refus de distinguer). Cette raison vient encore de la manière même dont s'exerce la philosophie, à savoir en pensée ou en dialogue, et à peu près jamais en actes, ou en observations. Or, en pensée, les distinctions tiennent toujours, au moins parce que la pensée se contente souvent de définitions nominales, qui permettent toujours de distinguer ce qui ne l'est pas en réalité. Les médiévaux connaissaient bien cela : on peut nominalement distinguer le chemin descendant qui mène de A à B, et le chemin montant qui mène de B à A. Pourtant, ces deux chemins ne peuvent être distingués autrement qu'en pensée. Parler du premier chemin, c'est invariablement parler du second, et réciproquement. Ainsi, tant que l'on ne se confronte pas à la réalité, tant que l'on ne tient que des discours a priori, le partisan des distinctions a toujours l'avantage. Il peut toujours parvenir à montrer que ce qui est le même est en fait deux choses différentes. Et une fois que la distinction nominale a été faite, il faut toujours beaucoup d'efforts pour montrer que cette distinction est sans valeur, et que les deux définitions nominales parlent de la même chose.
Il faut donc conclure la chose suivante : une distinction qui serait seulement nominale entre deux choses doit être tenue pour une fausse distinction, deux manières différentes de décrire une même chose, et absolument pas deux discours pouvant être tenus de manière autonome. Celui qui ne donnerait qu'une des deux définitions le peut, mais il devrait alors reconnaître que sa définition reste abstraite, incomplète. Une définition complète de la chose en question devrait mentionner les deux aspects. Voici donc ce qu'est un discours abstrait : un discours qui atteint bien son objet, qui emploie des termes univoques, qui ne désigne qu'une seule chose, mais qui ne la désigne que de manière incomplète, en omettant de parler d'aspects que cette chose possède nécessairement. Lorsque l'on évoque un objet en parlant seulement de sa position spatiale et de ses dimensions (par exemple, "l'objet mesurant 324 mètres de haut situé dans le VIIème arrondissement parisien), on peut tenir un discours univoque, ce qui est le cas dans cet exemple, puisque seule la tour Eiffel répond à cette définition, mais on tient un discours abstrait, car le discours complet devrait également mentionner le matériau (10100 tonnes de fer puddlé). Aucun objet n'est, dans le monde physique, un objet pur de tout matériau, de toute couleur, et réduit à ses pures formes et dimensions. Donc, tout discours mentionnant un aspect et négligeant l'autre est abstrait. La distinction entre forme et matière est abstraite (ne soulevons pas le problème de savoir si les mathématiques sont une science abstraite, ou bien si la distinction de la matière et de la forme est possible, puisque les mathématiques parlent de la forme sans évoquer la matière). 

De cette manière, nous disposons maintenant d'un test solide pour tester la légitimité des distinctions : peut-on parler d'un aspect d'une chose, sans être absolument contraint de parler de l'autre aspect de cette chose? Si la réponse est oui, alors la distinction est légitime, sinon, nous n'avons affaire qu'à une fausse distinction, une distinction seulement nominale. Et ce test ne peut être accompli qu'en faisant l'épreuve des faits, qu'en allant chercher des exemples. Sinon, nous en resterions aux déclarations de principe, sans jamais pouvoir nous mettre d'accord. Si quelqu'un soutient obstinément qu'il arrive que des formes existent indépendamment d'une matière, il n'y a rien d'autre à faire que lui demander de nous les montrer. Il est fort probable qu'il n'y arrive pas (ici encore, je ne veux pas entrer dans la discussions sur le statut des objets mathématiques).
Ainsi, alors que, dans le discours, les partisans de la distinction semblaient combattre sur un terrain plus favorable que leurs opposants, puisque les définitions nominales permettent toujours de triompher à peu de frais, on voit maintenant que, selon ce test de légitimité des distinctions, les partisans de la distinction auront toujours plus de travail à accomplir que ceux qui les refusent. Celui qui refuse une distinction n'a rien à dire, et n'a rien d'autre à faire que de ne pas l'utiliser. Car pour prouver sa thèse, il devrait considérer un à un une infinité d'objets. Alors que celui qui désire faire cette distinction a l'entière charge de la preuve. C'est à lui d'exhiber au moins un objet dont on puisse considérer un aspect de la distinction, sans en même temps devoir considérer l'autre aspect. Sur un ensemble infini, les preuves d'existence sont évidemment plus faciles à donner que les preuves de non existence. Celui qui nie une existence ne peut le faire que si la définition de son adversaire souffre d'une contradiction interne. Mais ceci arrive rarement, lorsque nous formulons une définition. 

Bref, pour réaliser mon programme, je n'ai rien d'autre à faire qu'à me taire, et à demander à mes adversaires de prouver la légitimité de leurs distinctions!

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