lundi 24 octobre 2011

Méta-outils, méta-désirs, méta-langages

Depuis quelques temps, nous assistons à une incroyable prolifération de méta-ceci et de méta-cela. Une des premières apparition d'un terme en "méta" est la métaphysique, discipline qu'Aristote nommait philosophie première, mais qui, paradoxalement, s'est retrouvée classée après la physique, dans l'organisation des traités d'Aristote par Andronicos de Rhodes. Ici, le préfixe méta signifie donc seulement ce qui vient après.
Or, dans les usages contemporains, "méta" signifie moins "après" que "sur", ou "au-delà", au sens d'une transcendance du méta-objet sur son objet. Je voudrais montrer que cet usage révèle une mécompréhension sur ce dont on parle en parlant de ces méta-ceci ou méta-cela.
Ainsi, un méta-outil n'est pas un simple outil, l'outil étant défini comme une extension du corps visant à satisfaire de manière plus efficace un désir ou un besoin. Le méta-outil est un outil qui sert à fabriquer d'autres outils. Ainsi, il y aurait une différence entre les outils visant à satisfaire directement des besoins, et les outils visant seulement à fabriquer des outils, et non pas à satisfaire des besoins (avoir des outils n'étant pas un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins). De même, un méta-désir est un désir non pas de quelque chose, mais un désir d'avoir un autre désir. Harry Frankfurt a introduit cette notion de volitions de niveau supérieur, pour décrire l'ensemble de ces désirs de désirs. Ainsi, l'exemple typique est celui du drogué dépendant, qui désir arrêter de désirer de la drogue, tout en désirant cette drogue, et c'est pourquoi il est malheureux. Dans un tel cas, il semble que nous ayons en effet besoin de distinguer ce que quelqu'un désire désirer (arrêter de désirer de la drogue) et ce qu'il désire au premier niveau (désir de se droguer). Enfin, les méta-langages sont des discours qui ne prennent pas en charge la réalité, mais plutôt les discours eux-mêmes, pour en dire quelque chose qui ne vaut que pour les discours. Dire qu'Aristote est l'auteur de la métaphysique appartient au langage. Dire qu'Aristote est un nom propre composé de huit lettres appartient au métalangage.
Je rapproche différents types de méta-activités, pour la raison que l'on n'a peut-être pas assez pris au sérieux les objections faites au métalangage par un certain nombre de philosophes, objections qui valent, me semble-t-il, contre toutes les méta-activités. Wittgenstein faisait la remarque moqueuse (dans les Recherches philosophiques) que l'étude de l'orthographe du mot "orthographe" n'en fait pas une méta-orthographe. L'orthographe courante étudie l'écriture correcte de tous les mots, "orthographe" inclus. Plus sérieusement, Tarsky, dont l'article sur la vérité dans les langages formalisés construit, comme son titre l'indique, un concept de vérité appartenant au métalangage dans des langages formels, prend bien soin de signaler que la langue naturelle, ordinaire, n'a pas et ne peut pas avoir de métalangage. Dans notre langue, tout peut être dit, et rien n'est en dehors d'elle. Tarsky ajoutait que cela impliquait la présence de paradoxes en son sein (comme celui du menteur, qui ment si et seulement s'il dit vrai), que l'on ne peut éliminer que dans des langues artificielles qui ne contiennent pas de notions sémantiques telles que dire vrai, dire faux, etc. Autrement dit, pour Tarsky, et pour tout le monde, il n'y a pas de métalangage au langage ordinaire, tout discours sur le langage est dans le langage, il n'y a aucune transcendance de certains propos par rapport aux autres. On peut certes construire artificiellement de tels langages hiérarchisés, mais ceci n'est qu'une construction artificielle, qui au final, appartient au langage universel, le langage naturel.

Or, il me semble que l'on peut développer une critique voisine pour refuser les méta-outils, méta-désirs, etc. Ces manières de parler sont le résultat d'une confusion entre structure hiérarchique, transcendance d'une objet sur un autre, et relation médiate, passage d'un terme à l'autre en passant par des intermédiaires. Autrement dit, on croit à tort que chaque outil d'outil, chaque désir de désir serait une sorte de montée en niveau, le passage à un niveau supérieur demandant un autre type de démarche, de réflexion. Alors que ces outils d'outils ou désirs de désirs sont des outils et des désirs comme les autres, obéissant aux mêmes principes que les autres, si ce n'est que leur chaîne d'opérations est plus longue que les outils simples, ou les désirs simples. Ainsi, un outil permet la réalisation directe d'un but fixé, alors que l'outil d'outil est seulement un moyen indirect de réaliser son but. L'animal qui trouve une pierre pour casser une noix utilise un outil pour satisfaire directement un besoin (s'emparer du contenu de la noix); alors qu'un animal qui utilise un pierre pour caler à l'horizontale une autre pierre servant d'enclume utilise un mal nommé méta-outil, parce que la première pierre ne lui permet pas directement de casser la noix, mais seulement indirectement, grâce à la possibilité d’utiliser maintenant la deuxième pierre comme enclume.
Bref, un méta-outil n'a rien de transcendant l'outil, il est seulement l'introduction d'une étape supplémentaire dans une chaîne d'opération menant à un résultat fixé. L'outil arrive sans intermédiaire au résultat, alors que le méta-outil utilise un intermédiaire, la création d'une autre outil, qui seul permettra d'atteindre un but. Que l'usage de méta-outils demande une plus grande intelligence est indéniable, parce que le rallongement de la chaîne d'opérations demande à l'animal une plus grande capacité d'abstraction et d'anticipation. Les animaux semblent déjà avoir beaucoup de mal à raisonner sur une opération à un intermédiaire (ce qui correspond à l'usage d'outils), il est donc évident que le fait de passer à deux intermédiaires est presque impossible pour la plupart (les chimpanzés y arrivent, cf. l'exemple de l'enclume). Il y a une augmentation quantitative du temps que prend la procédure, des ressources intellectuelles mises en jeu, de la variété des opérations techniques, mais aucune rupture qualitative dans la procédure elle-même. Je veux bien concéder qu'il y aurait rupture qualitative dans le passage de l'immédiat au médiat, mais nous sommes toujours déjà dans le médiat. Aucun animal ne satisfait directement sa faim. Même un désir si simple passe par des intermédiaires : se mettre en mouvement, avaler quelque chose, attendre que la digestion se fasse. Donc outils et méta-outils ne sont que l'augmentation quantitative de la longueur de la chaîne, et pas l'apparition inouïe de processus radicalement différents.
Les désirs de désirs peuvent être analysés d'une manière à peu près semblable. Ici, il n'est pas question de chaînes opérationnelles, mais de successions de désirs. La confusion vient du fait que les désirs ont deux aspects différents (attention : ces deux aspects ne sont pas deux rôles). Les désirs sont en effet la représentation de quelque chose de bon, et sont aussi la force qui nous pousse à atteindre cette bonne chose. C'est cette pluralité de sens qui permet cette apparente transcendance du méta-désir. En effet, si un désir n'était qu'une représentation, l'idée que nous puissions désirer nous représenter quelque chose comme bon paraîtrait tout simplement stupide. Se représenter comme bon le fait de se représenter quelque chose comme bon ne veut rien dire. Je ne nie pas que cette phrase ait un sens au strict point de vue linguistique. Mais cela n'en a aucun au point de vue psychologique. La seconde représentation est strictement la même que la première. Autant désirer directement la chose. Par contre, puisque les désirs sont aussi les moteurs de l'action, il est tout à fait compréhensible que l'on se représente comme bon le fait d'être animé par une force qui nous pousse dans telle ou telle direction. Mais en disant cela, on mélange en fait les deux manières de parler des désirs. Et la manière représentationnaliste paraît alors supérieure à celle qui exprime les désirs en termes de force motrice. Mais ce n'est pas le cas. Il ne s'agit que de deux manières de parler, à peu près équivalentes.
Ainsi, on peut bien vouloir dire que le drogué se représente comme bon le fait de ne plus ressentir de force le poussant à se droguer. Mais on ne dit alors rien d'autre que ceci : il y a en lui une force contraire qui le pousse à ne plus se droguer, force qui lutte contre la force dominante le poussant à se droguer. Ici, il y a bien un combat entre deux forces placées sur le même plan, et pas une opposition entre deux forces de niveau distinct. Il faut prendre garde de ne pas être trompé par la seconde manière de parler des désirs, comme représentation de quelque chose comme bon. Les désirs s'opposent tous sur le même plan, aucun n'a de niveau supérieur, même si le jargon représentationnaliste tend à nous donner l'impression d'avoir franchi un nouveau niveau. Il n'y a pas de désirs de désirs, juste des désirs avec ou contre d'autres désirs, donc des désirs sur le même plan que les désirs de base. Ainsi, avoir de multiples désirs contradictoires rallonge la chaîne de décision, puisque l'action n'est prise qu'après que le conflit entre désirs a été résolu. Une chaîne plus longue, ici aussi, passe pour la création d'une transcendance. Mais il n'y a rien de tel. Il y a juste une confrontation de désirs entre eux, sans le moindre juge transcendant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire