dimanche 9 octobre 2011

Pourquoi un concept de culture?

Je voudrais ici aborder deux sujets à la fois. Le premier sujet est une question, relative à la nature de l'activité philosophique, et de son éventuelle différence avec l'activité scientifique. Le second sujet est lui, un thème, celui des cultures animales. Ce thème servira de support pour répondre à la première question.

La philosophie se vante parfois de répondre à la question "pourquoi?", alors que les autres disciplines seraient seulement soucieuses de la question "comment?". La science physique décrirait les lois des phénomènes, alors que la philosophie dirait elle le pourquoi de ces lois, voire même le pourquoi de l'existence du monde (et refuser la question est aussi une manière d'y répondre). La technique dirait comment aller sur la Lune, alors que la philosophie dirait pourquoi (le désir de connaître, par exemple). Cette caractérisation assez positiviste n'est pas caricaturale, ce qui signifierait encore qu'elle est très grossière mais vraie, elle est tout simplement fausse. Et je voudrais montrer un seul aspect de sa fausseté, celle selon laquelle la philosophie ne se soucierait pas du comment. Et même, je voudrais montrer que parfois, le souci exclusif du comment aboutit à oublier le pourquoi, qui devrait pourtant être posé. 

Je souhaite ici aborder ce thème commun de l’éthologie et de la philosophie des animaux, celui de l'existence ou pas de cultures animales. On tient pour un présupposé évident par soi que l'homme a une culture, et on se demande ensuite si les animaux ont eux aussi une culture, et si oui lesquels. Et pour répondre à une telle question, il faut bien entendu se donner une définition de la culture, qui puisse ainsi permettre de circonscrire les espèces qui satisfont les critères énoncés, et les espèces qui ne satisfont pas ces critères. Ce travail consistant à formuler des critères nécessaires et suffisants de la culture est typiquement une question qui appartient au genre "comment?". En effet, répondre à une telle question consiste à se demander comment il faut définir le concept de culture (autrement dit, se demander comment doivent vivre les animaux étudiés pour appartenir à une culture), puis à mener une enquête empirique pour découvrir comment ils vivent réellement.Ainsi, par comparaison des observations empiriques et des définitions posées par avance, on peut déterminer si une espèce animale est culturelle ou pas.
Cette question est fort discutée, et chacun s'efforce de découvrir de nouveaux faits qui viendraient enfin faire passer les animaux du côté de la culture, ou au contraire les en chasser durablement. Et chacun s'efforce aussi de redéfinir le concept de culture de manière ou bien plus générale, de façon à y inclure les animaux, ou bien plus spécifique, de façon à n'y faire entrer que les hommes. On retrouve ici les deux attitudes possibles de celui qui se livre à la classification : ou bien étudier les objets à classer de façon à découvrir de nouvelles propriétés pertinentes, qui entraîneraient un bouleversement de la classification, ou bien modifier la définition des classes, ce qui entraînerait une révision de l'appartenance des objets aux diverses classes, alors qu'aucun nouveau fait n'a été découvert.
Cet exercice est profondément scolaire dans son plus mauvais sens, c'est-à-dire entièrement tourné vers la connaissance, et totalement oublieux des questions pratiques, et plus généralement du sens à donner à l'acquisition de telles connaissances. Autrement dit, ce petit jeu de subsomption et de séparation entre les concepts de culture et ceux d'animaux oublie de se poser la question du "pourquoi?", et s'en tient malheureusement au "comment?"
En effet, quel est le véritable enjeu derrière l'interrogation portant sur les cultures animales? Pourquoi cette question de l'existence de cultures animale nous importe-t-elle? Qu'est-ce qui, dans notre pratique, changera selon que l'on admet ou pas que les animaux ont des cultures? Voici des questions qui osent se demander "pourquoi?", elles osent se demander pourquoi nous cherchons à appliquer à tout prix ce concept de culture aux animaux, alors que nous pourrions tout simplement l'ignorer, ou en utiliser bien d'autres. Pourquoi les concepts d'intelligence, de société, de tradition, de techniques, d'art, etc. ne nous suffisent-ils pas, et pourquoi tenons-nous en plus à utiliser ce concept de culture? Après tout, il est déjà bien difficile, à la fois conceptuellement et empiriquement, de déterminer si les animaux emploient des techniques, sont intelligents, ou parlent entre eux. Pourquoi en plus, ajouter à ces problèmes un problème encore plus lourd, celui de l'existence de cultures animales?

Former un concept peut avoir deux fonctions. La première, indiquée par Locke dans le troisième livre de L'Essai sur l'entendement humain, bien que Locke parle alors des noms et non des concepts, est liée à nos limites cognitives, qui nous empêchent de tenir compte de l'individualité de chaque entité. Donc, puisque notre connaissance des choses et notre registre d'actions sur elles ne peuvent être que relativement généraux, et jamais individuels, il est normal que nous ayons des concepts généraux, qui correspondent à ces connaissances et pratiques générales. La seconde fonction est plutôt heuristique. Forger un concept vise à nous permettre d'attirer le regard vers un phénomène particulier, qui sans cela passerait inaperçu, ou serait pensé autrement. Ici, on peut penser au mode mixte, toujours chez Locke, qui consiste en un assemblage d'idées, afin de rendre concevables certains évènements qui ne le seraient pas sans lui (par exemple le parricide, mode composé de l'idée de meurtre et de père).
En bref, les concepts ont deux fonctions : ils nous permettent de simplifier le réel, en retenant seulement les aspects importants de la réalité, et en éliminant les singularités non pertinentes; et ils nous permettent de compliquer le réel, en sélectionnant des éléments à conjoindre sous un même terme.

Or, le concept de culture ne répond à aucun de ces deux objectifs, parce qu'il n'est qu'un ramassis d'aspects disparates qui, réunis ne signifient plus grand chose. Par culture, on entend généralement un ensemble de comportements collectifs relativement indépendant des circonstances écologiques, de sorte que ces comportements manifestent une sorte de liberté, de contingence, et soient transmissibles non pas génétiquement, mais par éducation ou imitation. La culture doit donc être collective (commune à une société), choisie librement, et acquise par éducation. La diversité des comportements est d'ailleurs un symptôme des cultures, plutôt qu'une condition nécessaire (après tout, si toutes les cultures ont fini par trouver la solution la plus efficace à un problème, on ne peut pas rendre cette solution innée et naturelle). Ainsi, une fois les enquêtes de terrain précises effectuées, il est dommage de les simplifier outrageusement en déclarant que telle espèce a une culture, telle autre n'en a pas, etc. En effet, nous sommes capables de connaître toutes les subtilités de comportement de chaque espèce. Que gagne-t-on alors à écraser toutes ce subtilités sous ce concept énorme de culture? Rien. Un concept vise l'économie cognitive. Quand nous pouvons nous permettre d'être dispendieux, autant l'être. Abandonnons donc la question de savoir si les animaux ont une culture, et décrivons en détail les manières de vivre des mésanges, de rats, des orangs-outangs ou des orques. Bien sûr, les rapprochements entre pratiques sont pertinents : comparer les systèmes éducatifs est intéressant, comparer les méthodes de communication est intéressant, comparer les outils utilisés est intéressant. Mais vouloir comparer les cultures ne signifie rien, de même que se demander si une espèce en a une ou pas. C'est une question empirique intéressante de se demander si les chimpanzés enseignent de manière active des techniques à leurs enfants. Mais ajouter de surcroît que répondre à cette question permettra de déterminer si oui ou non les chimpanzés ont une culture ne nous fait plus avancer du tout. Cela ne fait qu'ajouter un nouveau mot sur ce que l'on avait déjà par ailleurs.
Pour une raison semblable, jamais le concept de culture ne pourra nous servir d'instrument heuristique pour la découverte de nouveaux faits. On pourrait peut-être penser que ce concept nous permet de braquer le regard vers les aspects de nos comportements qui sont susceptibles d'être conservés et transmis de manière sociale, non génétique. Malheureusement, tous les comportements sont susceptibles d'être transmis ainsi. Certains ont soutenu que, chez l'homme, l'instinct s'était entièrement tu, et que tous nos comportements étaient maintenant ou bien libres, ou bien contraints socialement. J'ignore si cette thèse est vraie, mais le simple fait qu'elle soit possible montre que tout peut tomber sous la culture. Autrement dit, la culture ne prélève aucun aspect du réel, elle sélectionne tout, donc rien. La culture n'a donc aucune fonction heuristique.

Ainsi, à la question de savoir pourquoi se demander si les animaux ont ou pas une culture, je répondrai qu'il n'y a pas raison théorique de se la poser. Par contre, bien évidemment, il y a des raisons pratiques. Mais je ne m'étendrai pas sur ce sujet, parce que ces raisons sont connues, et prises au sérieux depuis longtemps. En effet, si les animaux ont une culture, alors nous ne pouvons plus nous permettre de les considérer comme de simples morceaux de chair à notre disposition pour notre alimentation ou pour nos expériences scientifiques. Nous devons même nous demander quels sont les devoirs qui nous incombent à leur sujet, sachant qu'il n'y aurait plus de raison sérieuse de considérer que détruire une culture humaine soit le pire des crimes, alors que détruire la culture des dauphins ou des abeilles soit totalement neutre d'un point de vue moral et légal.
Cessons donc de nous demander s'il faut manger avec une fourchette ou aimer la poésie pour avoir une culture, et demandons nous plus directement si les efforts que déploient les animaux pour grandir, apprendre, se nourrir, élever leurs petits ne rend pas tout à fait ignoble le fait de les utiliser sans état d'âme. Ici aussi, les questions morales ne volent pas dans le ciel des philosophes. Les enquêtes éthologiques sont indispensable pour ne pas répondre arbitrairement à de telles questions.

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