lundi 10 octobre 2011

Un sceptique à l'école

Chaque institution produit de manière latente ses propres valeurs, induites, qu'elle le veuille ou non, par son mode de fonctionnement. L'école est une institution dont les valeurs sont le goût du travail, le souci de la vérité, la confiance dans l'argumentation, la croyance dans un progrès humain par la connaissance, le respect de la ponctualité et de la précision. Ces valeurs n'ont pas besoin d'être dites, elles sont simplement produites par le fonctionnement ordinaire de l'école. Qu'un élève soit en retard, il est puni. Qu'il bâcle un devoir pour aller s'amuser, et la mauvaise note viendra le sanctionner. Qu'au contraire il fasse une remarque juste en classe, et le professeurs devra en tenir compte dans ses propos. Ces valeurs ne sont donc rien d'autre que la manière dont on peut décrire le fonctionnement ordinaire de l'école. Bien sûr, il arrive parfois que des élèves paresseux mais rusés réussissent brillamment leurs examens, ou qu'un professeurs se tire d'une discussion délicate par une pirouette ou plus brutalement, en faisant cesser la discussion. Mais ces cas restent marginaux, et nous sentons bien qu'ils le resteront nécessairement, sans quoi cette institution qu'est l'école cesserait de l'être, et deviendrait autre chose (une prison par exemple). Un professeur qui fait taire ses élèves même quand ceux-ci font une remarque juste devient un geôlier, et cesse d'être professeur. 

Le modeste auteur de ce blog est un professeur de philosophie. Par conséquent, qu'il le veuille ou non, il adhère aux valeurs de l'école, ainsi qu'aux valeurs propres à sa discipline. Parmi celles-ci, on peut citer la croyance dans la capacité de la raison à dire le vrai, ou du moins à tenir des propos cohérents et vraisemblables. On peut également citer la méfiance vis-à-vis de ce qui n'a pas été examiné par soi-même. Enfin, on doit également mentionner le refus de l'argument d'autorité. Le philosophe s'efforce de donner ses raisons, de justifier chaque chose qu'il affirme, et de ne croire ce qu'il croit que parce qu'il a pu le justifier. Croire sur la seule foi de l'autorité des autres est une démarche clairement anti-philosophique. Bref, la philosophie a une valeur essentielle : fonder ses croyances est une bonne chose; une croyance fondée en raison est toujours meilleure qu'une croyance infondée. De ce point de vue, cette valeur proprement philosophique est aussi, dans une certaine mesure, une valeur de l'école (je dis dans une certaine mesure parce que l'égalité de la parole de l'élève et du maître, condition de possibilité de toute discussion en classe, est en forte tension avec l'autorité du maître, autorité qu'il tire de son expertise dans la discipline qu'il enseigne, et qui lui donne presque le droit de dire "c'est vrai, puisque je le dis", ce qui n'est rien d'autre que l'argument d'autorité). 

Or, le modeste auteur de ce blog est en même temps un philosophe sceptique. Et parce qu'il souhaite enseigner à ces élèves ce qui lui semble le meilleur, alors il fait lire à ses élèves Pascal, qui explique que l'ordre social ne repose sur aucun fondement, si ce n'est la force qui s'est faite coutume, jusqu'à se faire oublier et paraître juste. Au lieu de fonder un système grandiose visant à montrer à quelle condition une société serait juste, Pascal dit plus simplement que la justice ne saurait exister chez les hommes, que toutes les élaborations somptueuses des autres philosophes ne sont qu'un moyen de masquer le fait de la violence et de la domination. Faire de la philosophie, c'est chercher à fonder ce qui ne le peut pas, et ce faisant, entretenir l'illusion que l'ordre dans lequel on vit est juste. Pascal, fort rusé, dirait certes que ces philosophes sont utiles, puisqu'il faut bien que les hommes croient que leur société est juste. Mais je pense que les philosophes ne seraient guère ravis d'apprendre qu'ils accomplissent à leurs dépends une tâche d'une toute autre nature que celle qu'ils se sont fixés consciemment. Les philosophes cherchent à définir l'idée de justice, pas à jouer un rôle de pacificateur social, de casseur de révolution. 
Ce professeur sceptique fait encore lire Hume, qui explique que la totalité des sciences empiriques ne repose que sur l'habitude de voir des phénomènes conjoints, que jamais nous ne pourrons donner une raison qui prouverait le caractère nécessaire de cette conjonction entre phénomènes. Ainsi, après avoir montré avec Pascal que toute la société ne repose que sur du vide, la coutume, il montre maintenant que c'est la science elle-même qui repose aussi sur du vide, toujours la coutume. De même que nous avons l'habitude de voir des injustices, et que ces injustices finissent par apparaître normales, de même nous avons l'habitude de voir des successions d'objets, et nous finissons par croire que nous avons une connaissance de ces objets. La science et la justice sont le produit de l'habitude, et pas de la raison.
Ce même professeur fait enfin lire Wittgenstein, qui montre que le langage ne repose aucunement sur des pensées que nous aurions derrière la tête, et qui seraient le fondement du sens de nos phrases. Ce n'est pas parce que nous pensons à la Tour Eiffel que nos phrases au sujet de la  Tour Eiffel ont un sens. Il se pourrait même que nous ne pensions à rien en parlant de la Tour Eiffel. Nos propos n'ont un sens que parce que d'autres personnes attendaient de nous ces propos dans cette circonstance donnée (aussi bien les circonstances extérieures que celles qui sont internes à la phrase et au discours), qu'ils ont considéré que notre phrase avait un sens. Là encore, parler de manière sensée, ce n'est pas avoir une pensée qui en serait le fondement, c'est suivre certaines coutumes, certaines habitudes, qui ont attaché tel mot avec tel contexte. La coutume est fondement du sens de nos phrases, ce qui est encore une manière de dire que le sens de nos phrases n'a pas de fondement. Nos phrases ont un sens parce que les autres les acceptent, rien de plus.

Il ne fait aucun doute que ce philosophe sceptique tire un grand plaisir à enseigner Pascal Hume et Wittgenstein. Mais n'est-il pas, ce faisant, à la limite de la faute professionnelle? Car ces philosophes, dans leur style propre, visent tous à mettre fin à la philosophie, à montrer que les discours philosophiques sur la justice, la science ou le langage sont faux et trompeurs. Comment un professeur de philosophie peut-il enseigner à des élèves découvrant la philosophie, c'est-à-dire la science qui cherche à fonder tous ses discours, des doctrines affirmant que rien ne peut être fondé, que tout ne repose que sur du vide? J'ai déjà dit pourquoi de tels philosophes (par opposition aux professeurs) ne se contredisaient pas eux-mêmes. Ils font des discours qui enjoignent à mettre fin à certains discours; une fois que ceux-ci se seront arrêtés, alors les sceptiques pourront eux aussi s'arrêter de parler. Les sceptiques se contrediraient seulement s'ils continuaient à parler alors que tous les dogmatiques se sont tus. Par contre, un professeur de philosophie peut-il vraiment enseigner la vanité de la philosophie? Comment peut-on enseigner tout en affirmant que tous les enseignements sont infondés et ne sont au mieux qu'un dispositif visant à assurer la paix sociale? Y aurait-il un oxymore dans l'expression de professeur sceptique, de sorte qu'il faille choisir entre être professeur, et être sceptique?
Je crois que non. On peut être professeur et sceptique à la fois. Car une fois que l'on a fait tomber la raison et les systèmes, il reste encore la violence et les hommes. Que tout ne soit que convention arbitraire, que toute convention ne soit imposée que par la violence, ceci ne rend pas impossible toute action. Au contraire, les sceptiques montrent la voie qui consiste à agir en minimisant la violence. Certes, pour minimiser la violence, il faut parvenir à s'accorder avec les autres, et s'accorder avec eux consiste à s'efforcer de parvenir à un accord, et s'efforcer de faire quelque chose consiste toujours à faire violence sur quelque chose. Ainsi, les sceptiques montrent que toute action sur les autres est une violence, même l'action la plus rationnelle : le discours argumentatif. Convaincre, c'est toujours chercher à imposer par la force des raisons qui, ultimement, sont infondées. Pourtant, une fois l'accord obtenu, et d'autant plus que cet accord est large, alors la violence est diminuée. Une fois que la coutume a été intériorisée, alors chacun ne ressent plus la violence, et pense vivre dans un monde juste. L'école joue justement ce rôle; elle cherche à minimiser la violence, en imposant par la force certes, des coutumes communes. L'école donne l'illusion que nous vivons dans un monde réglé, où tout a un fondement. Elle le doit pour imposer des coutumes. Mais une fois les coutumes imposées, ile ne coûte plus rien d'avouer que rien n'a de fondement, que tout repose sur la force, puisque chacun est maintenant en mesure de comprendre que le maintien de coutumes existantes est ce qu'il y a de plus souhaitable.
De sorte que le scepticisme aboutit à la défense de la démocratie et du conservatisme. Il est conservateur parce qu'il affirme qu'il n'y a jamais de bonne raison de changer de régime, autrement dit qu'une coutume suivie est toujours meilleure que l'hésitation et la violence de ceux qui veulent refaire le monde. Et il est démocratique, parce qu'il affirme qu'il faut toujours privilégier les coutumes les plus répandues. Pour le scepticisme, toutes les coutumes ne se valent pas. Les meilleures sont les plus suivies, parce que ce sont celles qui exigent le moins de violence pour être étendues.

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