jeudi 20 octobre 2011

Faire et savoir-faire

Un être qui agit n'a pas besoin de penser pour agir. Il lui suffit de maîtriser si bien ce qu'il doit faire qu'il peut l'accomplir sans même y réfléchir. Ce phénomène se nomme tout simplement l'expérience, l'habitude. Celui qui a l'habitude de faire quelque chose l'a fait si souvent que son esprit s'est retiré de l'acte, et que l'acte n'est exécuté que par le corps laissé à lui-même, sans surveillant ni accompagnateur. L'esprit n'a plus besoin de guider, de surveiller le bon déroulement de l'acte, le corps habitué le réalise à la perfection tout seul. En ce sens, une habitude est une sorte d'incorporation de l'esprit, puisque le corps a su absorber les exigences que lui a initialement posées l'esprit, et continuer de les suivre alors même que l'esprit ne rappelait plus ces exigences. En d'autres termes, l'esprit demandait au corps de suivre une règle, et le corps, à force de la suivre, finit par acquérir une régularité le dispensant de rappeler la règle. Règle et régularité sont donc des termes antagonistes. Suivre une règle, c'est ne pas avoir d'habitude suffisamment forte pour agir sans penser, c'est devoir penser pour réaliser une action correctement; alors que posséder une régularité, c'est suivre un comportement constant, mais dont la constance est seulement l'effet d'une habitude, et pas d'une démarche consciente visant à répéter une action qui aurait bien réussi.
Cette idée est assez familière, et a été souvent étudiée par les philosophes. Bergson, dans "La conscience et la vie", affirme qu'un être est d'autant plus conscient qu'il se livre à des actions lui demandant de l'attention, de l'originalité, de la créativité. Autant dans les actions machinales, ordinaires, la conscience s'assoupit, autant dans les actions extraordinaires, totalement nouvelles, l'esprit est aussi conscient que ce dont il est capable. Ainsi, par la répétition, Bergson affirme bien que la conscience aura tendance à disparaître, puisqu'elle devient inutile. Mais on pourrait trouver la même idée, exprimée de manière différente, dans la notion d'habitus de la sociologie de Bourdieu. Un habitus est une disposition acquise à force d'exercice et de pression sociale, qui finit par être si bien incorporée qu'elle déclenche des comportements de manière inconsciente. Chacun a l'habitus de sa position sociale, qui lui permet d'évoluer au sein de sa classe sociale ou de sa catégorie professionnelle sans même y penser, en toute aisance. Autant il faut dresser l'enfant dans sa jeunesse pour lui inculquer un habitus (ce qui signifie que l'enfant doit faire un effort réfléchi pour adopter la bonne conduite dans la bonne circonstance), autant l'adulte n'a plus besoin d'être dressé, parce que son habitus continue à lui faire exécuter les actes nécessaires à l'action. Dans des termes différents, Bourdieu ou Bergson décrivent donc ce processus par lequel des actes réfléchis, conscients, deviennent progressivement automatiques, irréfléchis, à force d'avoir été répétés.

Par contre, on a très peu étudié le mouvement inverse, celui par lequel on se défait d'une habitude, on se déprend d'une automatisme, pour ressentir enfin (ou à nouveau) tout ce qui fait la spécificité de l'action accomplie. Bref, on a beaucoup décrit la transition progressive de la règle à la régularité, mais on a très peu décrit le passage de la régularité à la règle. Commet une habitude peut-elle redevenir consciente? Comment peut-on enfin penser à ce dont on n'a plus guère besoin de penser, de façon à ressentir à nouveau la manière dont on agit, à ressentir à nouveau la règle que suit notre action? Comment donc passer du faire au savoir-faire?
Heureusement, nous ne sommes pas complètement dépourvus de moyens pour penser l'apparition de la conscience, c'est-à-dire le moment où un être gagne une réflexivité sur ses propres pratiques, jusqu'à parvenir à formuler la règle de son action. Tout d'abord, il faut bien voir que ce retour réflexif sur sa pratique demande un effort intellectuel immense. Savoir faire ce que l'on fait est infiniment plus difficile que le faire tout simplement. Prenons donc un exemple simple : un enfant est assez rapidement capable de compter de deux en deux, c'est-à-dire de ne compter que les nombres pairs, ou bien que les nombres impairs. Faire ceci est assez facile. En un certain sens, qui n'est pas celui qui je tiens à employer, on peut dire qu'il sait compter de deux en deux. Je préfère dire qu'il le fait, et qu'il le fait sans erreur à chaque fois, mais qu'il ne sait pas le faire. Car savoir le faire, c'est pouvoir formuler la règle de son action de manière explicite. Savoir faire n'est pas réaliser quelque chose de manière instinctive, mais suivre une procédure en vue de réaliser quelque chose, ou bien pouvoir indiquer la procédure que l'on suit en faisant quelque chose. C'est quelque chose de très difficile. Dans cet exemple, savoir compter de deux en deux signifierait pouvoir formuler une telle règle : Xn+1 = Xn + 2. En disant, ceci, on montre la procédure que l'on a suivie, et l'on montre ainsi que l'on sait faire ce que l'on fait. On ne se contente pas de le faire aveuglément, on le fait en sachant ce que l'on fait. Formuler clairement une telle règle n'est pas à la portée d'un enfant. Il lui faut de grandes connaissances pour exprimer ceci.
J'ai bien conscience de renouer avec un débat centenaire, celui de l'opposition du rationalisme et de l'empirisme au sujet des idées innées. Le rationalisme soutient que l'esprit a dès la naissance certaines idées, certains principes déjà incorporés, et qui permettent à l'esprit de faire des opérations qui seraient impossibles sans eux. Alors que l'empirisme soutient que ces principes sont acquis plus tard, que l'esprit à la naissance n'est rien du tout. En fait, on voit ici que la querelle est largement terminologique. Un enfant de cinq ans peut compter de deux en deux. Mais faut-il lui attribuer une connaissance innée de l'algèbre (moyen indispensable pour formuler cette opération de comptage)? On le peut, en disant que cette capacité de compter requiert une connaissance inconsciente, une pensée incorporée mais bien présente. On peut dire à l'inverse, de manière plus raisonnable me semble-t-il, que l'enfant n'a encore aucune pensée inconsciente, qu'il n'y a pas de règle inconsciente qui guide sa capacité de penser, mais qu'il le fait tout simplement, aveuglément, sans règle. Il a appris mécaniquement à compter de deux en deux, il le fait sans faillir, mais ne sait pas comment il le fait, il n'a aucun moyen de formuler la règle de son action. Bref, il me semble que l'empirisme n'a pas raison contre le rationalisme, mais qu'il parle d'une manière plus acceptable, moins sujette à incompréhension. L'enfant n'a pas en lui de règle inconsciente, il agit simplement sans règle, mécaniquement. Ce n'est que plus tard qu'il finira par découvrir la règle qu'il a suivie.

Pourquoi et comment la règle de notre action finit par devenir consciente? Parce que, probablement, notre action échoue et qu'elle demande à être corrigée. Une habitude est quelque chose d'extrêmement utile, parce que l'habitude minimise l'effort intellectuel pour effectuer des tâches routinières. Ce serait un vrai calvaire que d'avoir à penser pour respirer, marcher dans la rue, écrire, etc. On préfère se concentrer sur d'autres activités, que sur de telles tâches. Mais une habitude qui mène chaque fois à l'échec doit être ajustée, corrigée. Si l'habitude du très jeune enfant de toucher à tout l'amène à se brûler, se piquer, casser des objets précieux, il va sans doute avoir à contrôler son comportement, et trouver une règle déterminant ce qu'il peut toucher ou pas.
Ceci montre quelque chose de très important : on peut progresser sur le chemin de la réflexivité, sur le chemin qui mène du faire au savoir-faire. Le nourrisson touche sans savoir toucher. Mais après quelques expériences malheureuses, il finit par savoir toucher, de façon à éviter de se blesser, ou de casser les objets qu'il touche. Connaissant enfin la règle de son action (le fait qu'exercer une pression sur un objet affecte dans une certaine mesure la main et l'objet touché), il peut comprendre s'il peut se permettre de toucher un objet, ou s'il doit s'en abstenir. Mais pour parvenir à comprendre une règle, il faut s'appuyer sur d'autres pratiques, qui elles sont devenues des habitudes, donc des actions non réfléchies. C'est en sachant percevoir de manière instinctive l'état d'un objet (le beau vase en porcelaine de Maman brisé en mille morceaux) et l'action individuelle qui a entraîné cet état (le fait d'avoir voulu le saisir) que l'enfant arrive à se représenter clairement une règle d'action (si on touche des vases en porcelaine, alors on les casse). L'enfant devient capable de formuler une règle dès lors qu'il a compris d'une part l'idée même de relation fonctionnelle (la liaison entre une action dans un certain contexte, et les conséquences de cette action) et d'autre part qu'il est capable de se représenter explicitement un contexte, une action, etc. Ayant acquis de nouvelles habitudes (établir des relations causales entre évènements, nommer les évènements), il devient capable d'utiliser ces habitudes pour rendre conscientes d'autres pratiques, qui étaient jusque là des habitudes. Si l'on reprend l'exemple des mathématiques : l'enfant comptait d'abord de deux en deux mécaniquement; puis, ayant assimilé les principes de l'algèbre, il peut se servir de ces principes (les employer mécaniquement) afin de rendre explicite sa pratique de comptage.
Bref, comme le dit Wittgenstein dans les Recherches philosophiques, il faut bien que la pratique consistant à suivre des règles finisse quelque part. S'il fallait toujours une règle pour suivre d'autres règles, on n'en finirait pas. De même, s'il fallait toujours qu'une pratique suive une règle inconsciente, on en finirait pas non plus, parce que le suivi de la règle inconsciente aurait encore besoin d'une seconde règle inconsciente, etc. La pratique consistant à suivre des règles, ou simplement à percevoir les règles que l'on suit, a donc une fin, parce qu'à la fin, il n'y a plus que des pratiques instinctives, mécaniques, incorporées. Pour avoir conscience de ce que l'on fait, pour savoir ce que l'on fait, il faut faire quelque chose sans savoir ce que l'on fait. On peut avoir conscience de soi-même, parce que la conscience est une opération instinctive, qui n'a pas besoin d'être consciente d'elle-même. Sinon, il y aurait régression à l'infini, ce qui est absurde (on ne fait pas une infinité d'opérations à la fois), et mène inévitablement à l'idée des consciences inconscientes (puisque l'on ne fait pas consciemment cette infinité d'opérations). Mieux vaut donc dire qu'il n'y a pas de conscience inconsciente, mais qu'il y a seulement un ultime acte irréfléchi, instinctif, de conscience de ses opérations. 

Ainsi, je voudrais finir par une petite note d'optimisme, car, bien souvent, le rappel que l'homme agit sous le poids des habitudes, des conventions, des automatismes, a plutôt une connotation négative. Il semble que l'on ramène l'homme à l'animalité en insistant sur le fait qu'il accomplit la plupart de ses actes sans même y penser. Or, bien loin d'être quelque chose de mauvais, le fait de tout rendre automatique, instinctif, est en fait la condition de possibilité de toute réflexion future sur ces automatismes. C'est en faisant les choses sans y penser que l'on libère ses capacités cognitives pour réfléchir à ce que nous faisons. C'est parce que nous parlons sans suivre de règle que nous pouvons ensuite retrouver la grammaire subtile qui décrit nos performances linguistiques. S'il avait fallu commencer par apprendre une grammaire, puis l'appliquer pour parler, nul doute que nous serions de pitoyables parleurs. Mais heureusement, nous ne parlons presque jamais en suivant des règles; nous ne le faisons que dans des circonstances exceptionnelles, où nous avons besoin d'être vigilant à ce que nous allons dire. Mais cette vigilance n'est possible que sur le fond d'une capacité instinctive de faire des phrases. Celui qui réfléchit intérieurement pour savoir s'il va utiliser tel mot ou tel autre ne peut le faire que parce qu'il n'a pas à l'esprit l'ensemble des règles de grammaire décrivant la construction de la phrase entière. La structure des phrases lui vient tout seule, et la réflexion est libre de ne s'appliquer, dans cet exemple, qu'au choix du vocabulaire.
Réfléchir est donc toujours une action irréfléchie, et cette irréflexion est la condition de possibilité de son existence même. C'est parce que certaines actions sont instinctives que d'autres actions peuvent être réfléchies, devenir conscientes. Parce que nous pouvons faire des choses sans y penser, alors nous pouvons penser à ces choses, sans penser que nous y pensons, sans nous perdre dans une spirale de pensées se pensant elles-mêmes. Et puisque tout peut devenir instinctif, alors tout ce que nous faisons peut être réfléchi, ce "tout" devant être pris au sens distributif, et non collectif. 

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