mercredi 21 mars 2012

Communiquer avec les autres

Il y a plusieurs raisons de communiquer avec d'autres personnes :
- on peut souhaiter obtenir un renseignement, un objet, un sentiment de la part d'autrui, et le solliciter pour l'obtenir
- on peut souhaiter transmettre à autrui un renseignement, un objet, un sentiment, qui lui sera personnellement utile ou agréable
- on peut vouloir simplement passer le temps avec quelqu'un d'autre, entretenir une relation
- on peut vouloir coordonner une action, mettre en place une équipe, une association, un parti.

Et il y a une condition nécessaire de toute communication : il faut quelque chose à communiquer, quelque chose à transmettre à l'autre.

Discuter de la pluie et du beau temps est le cas limite, celui dans lequel le contenu de la discussion est le moins important. Que fait-on quand on bavarde? On ne se fond pas dans le grand "On", comme le dirait Heidegger. Le bavardage est tout sauf la perte de l'individualité et de l'authenticité, il est au contraire la recherche de cette authenticité. Le bavardage est une une technique bien maîtrisée, et pas du tout un oubli de soi au profit de l'impersonnalité. Le bavardage est une recherche, pas un oubli. En effet, on discute de la pluie et du beau temps avec ceux que l'on ne connaît pas. Mais on le fait justement afin de mieux les connaître. La manière de découvrir les autres consiste donc à bavarder de manière libre, jusqu'à trouver par tâtonnement les sujet de discussion les plus importants, ceux qui intéressent les interlocuteurs. En jetant des sujets de discussion dans toutes les directions, on observe la réponse d'autrui, un peu comme le pêcheur qui attend que le poisson morde à l'hameçon. Si rien ne mord, le pêcheur reprend son fil de pêche et le renvoie dans une autre direction. De même, le bavardeur, si le sujet ne soulève pas d'enthousiasme, lance un autre sujet, de manière plus ou moins aléatoire. La pluie et le beau temps sont donc le moment exploratoire de l'autre, l'envoi de coups de sonde afin de mieux le connaître, savoir ce qui l'intéresse. Si l'interlocuteur n'est pas très habile, il risque de ne pas trouver de centre d'intérêt commun, et discuter éternellement de la pluie et du beau temps, justement. Par contre, s'il est plus habile, et s'il a lui-même de vastes intérêts, il trouvera assez vite des intérêts communs, sur lesquels les discussions vont se concentrer.
Ainsi, le bavardage est le point zéro de la communication, mais justement parce qu'il est le moment où la communication se cherche, tâtonne. Les personnes sont ensemble, n'ont rien à se dire, et se disent pourtant quelque chose, afin de trouver un véritable sujet de conversation, quelque chose qui les concerne toutes, au lieu d'échanger des propos purement génériques. Peut-être certaines personnes se satisfont-elles du bavardage, mais ce serait aller contre sa tendance normale, qui est de trouver quelque point d'équilibre, quelque centre de gravité, qui permette à chacun de prendre plaisir à la discussion. Or, discuter de la pluie et de beau temps ne plait à presque personne (ou à personne?), met tout le monde mal à l'aise. Tout le monde veut au contraire que la discussion porte sur des sujets qui lui plaisent davantage.

Une fois que les personnes se connaissent, il est intéressant de noter que la discussion n'a pas toujours lieu, que les personnes qui se connaissent bien peuvent rester longtemps sans rien se dire. Pour expliquer cela, on pourrait employer la métaphore des vases communicants. Quand les deux récipients sont exactement à la même hauteur, au même niveau, aucune communication de liquide n'a lieu. Par contre, s'il arrive qu'un récipient soit surélevé, alors le liquide circule du haut vers le bas, jusqu'à retrouver un nouveau point d'équilibre, un nouvel arrêt de la communication. Or, il en est de même pour les personnes qui se connaissent bien. Tant qu'elles vivent des choses ensemble, et restent ensemble, elles n'ont rien à se dire, la parole est inutile. Même le bavardage est impossible, justement parce que les personnes se connaissent déjà, et se sont à peu près tout dit. Par contre, si elles sont séparées, que l'une vit seule des choses, alors il se créé un différentiel entre les deux, et ce différentiel est presqu'immédiatement corrigé lorsque les personnes sont réunies. Une personne qui a vécu quelque chose de notable s'empresse de téléphoner pour raconter ce qui lui est arrivé, ou bien de retrouver physiquement la personne pour le lui raconter. Tout se passe donc comme si la personne seule ne pouvait pas rester longtemps avec ce différentiel de connaissance ou d'expérience, et devait donc le décharger le plus vite possible. Et dès qu'il a été déchargé, communiqué, la communication s'interrompt, les personne n'ont de nouveau plus rien à se dire.
Si l'on quitte ces métaphores de la communication comme décharge d'une trop forte tension, pour exprimer cela de manière plus littérale, il faudrait dire que tout se passe comme si les personnes se devaient, pour confirmer leur nouvelle acquisition de connaissance ou d'expérience, en référer à autrui, comme instance d'objectivation. Une expérience que l'on a fait seul, de son côté, est une expérience quasiment irréelle, subjective. Elle ne devient réelle et objective que si l'autre apprend qu'elle a eu lieu, et la valide. Celui qui va au cinéma seul, voit un excellent film, n'a encore rien fait. Il n'a fait quelque chose que s'il est capable de témoigner de son activité, de décrire le film, de le recommander ou de le déconseiller. Autrement dit, c'est par l'observation des pratiques de communication que l'on comprend la dimension essentiellement intersubjective de nos activités. Lorsque les activités se réalisent à plusieurs, la communication est inutile, parce que la réalité de ces activités ne fait pas problème. Par contre, lorsqu'une activité a été réalisée seul, ou pire, dans son for intérieur, celle-ci demande à être confirmée, objectivée, en étant communiquée à autrui. Le réel est ce qui est partagé, et c'est pourquoi peu d'hommes supportent de ne pas raconter ce qui leur est arrivé, ou même supportent de garder des secrets. En partageant, en communiquant ce que nous sommes seul à connaître, nous faisons exister ce qui nous est arrivé. On peut alors, non pas oublier, mais ne plus se soucier des choses qui nous sont arrivées, parce qu'elles existent par elles-mêmes, ne dépendent plus de nous pour exister. Si une personne oublie ce qui lui est arrivé, sans l'avoir raconté, cette expérience est définitivement perdue. Elle était donc subjective, puisqu'elle reposait sur une personne. Par contre, si elle a raconté son expérience, elle peut oublier ce qui lui est arrivé, parce qu'une autre personne pourra toujours le lui remémorer. Bien sûr, si toutes oublient, l'expérience est perdue, mais le risque est beaucoup plus faible.

Ainsi, nos discussions, réparties entre le bavardage et la communication, ont deux buts : découvrir l'autre, d'une part; faire exister des faits d'autre part. Sans bavardage, autrui resterait un inconnu; et le monde commun ne pourrait jamais se constituer. Sans communication, le monde commun resterait vide, car seulement peuplé d'expériences privées, donc de fantômes d'expériences.

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