mercredi 2 mai 2012

La simplicité en philosophie

Je voudrais faire ici de la méta-philosophie, c'est-à-dire l'étude de ce que doit être un bon discours philosophique. A la différence du discours littéraire, et à la ressemblance du discours scientifique, la simplicité est une valeur indiscutable, exigée. On peut se permettre d'écrire une fiction longue, ramifiée, aux phrases ardues. Mais un texte philosophique doit nécessairement être aussi simple que son propos le permet. Cela ne veut évidemment pas dire que la philosophie sera absolument simple, mais elle doit l'être relativement à ce qu'elle essaie de dire.
La simplicité implique deux choses : la première concerne la longueur du discours ; la seconde concerne le nombre de concepts mobilisés dans ce discours. Les logiciens savent bien, en effet, qu'il est possible de réduire le nombre de concepts d'un discours, et que cela se paie au prix d'un allongement de ce discours. Cette idée se comprend intuitivement : soit nous disposons de termes précis pour désigner des notions précises, soit nous utilisons de longues périphrases pour décrire ces choses, sans employer un terme qui pourrait les désigner directement. Donc, puisque le nombre de concepts est en raison inverse de la longueur du discours, il faut que la simplicité tienne compte de ces deux aspects ensemble. Un discours long mais contenant peu de notions est aussi simple qu'un discours bref, contenant beaucoup de notions.
Je précise que cette mise en rapport de la longueur du discours et du nombre de notions ne peut être que relativement informelle. A partir de combien de phrases en moins peut-on justifier l'introduction d'un nouveau terme? On ne saurait répondre exactement. C'est une affaire de bon sens.
Ceci étant posé, tous les discours sont loin d'être aussi simples les uns que les autres, les philosophes sont loin d'avoir pour seul problème celui de trouver le juste équilibre entre longueur du texte et nombre de notions. je voudrais donc montrer, à propos de deux exemples, comment des considérations sont introduites sans être véritablement justifiées, si ce n'est pour défendre à tout prix quelque thèse qui paraît essentielle.
Mes deux exemples, qui ont même structure, sont les suivants : le problème de l'incontinence, et celui des sense-data.

Le problème de l'incontinence est le suivant : comment expliquer que l'on agisse mal, tout en sachant ce qui est bien, ce que l'on doit faire? A ce problème, deux réponses sont possibles. La première est platonicienne, internaliste : une connaissance morale est intrinsèquement motivante, de sorte que celui qui a cette connaissance agit bien, nécessairement. C'est la fameuse devise socratique : "nul n'est méchant volontairement". Pour expliquer que certains agissent mal tout en paraissant avoir les connaissances morales requises, Platon doit donc dire que ces connaissances ne sont pas rééllement possédées, elles n'ont pas réellement pris possession de l'âme.
La seconde est artistotélicienne, externaliste : une connaissance morale ne suffit pas à produire une action. Si les mauvaises habitudes sont plus fortes, l'agent ne sera pas capable d'agir correctement, et il fera le mal, même s'il connait le bien.

Le problème des sense-data est analogue : comment expliquer que l'on perçoive parfois, non pas des objets réels, mais des illusions? Deux réponses sont possibles. La première défend l'existence des sense-data : nous percevons toujours des sense-data, la connaissance des sense-data est infaillible (quand nous avons un sense-datum de rouge, alors nous le percevons rouge), mais il arrive que les sense-data reçus ne correspondent pas aux objets extérieurs. Dans un tel cas, nous sommes victimes d'une illusion.
La seconde considère que la perception est le rapport direct à un objet. Nous ne percevons pas par des intermédiaires. Et pour expliquer les illusions, on dira alors que, dans ce cas, nous sommes victimes de notre système organique optique, ou d'un dérangement cérébral, ou bien d'un loi physique d'optique.

Pour comprendre ce que ces deux problèmes, et leurs deux réponses respectives ont en commun, il faut faire référence àPoincaré, dans La science et l'hypothèse (Partie III, conclusion). Il affirme :
"Les principes sont des conventions et des définitions déguisées. Ils sont cependant tirés de lois expérimentales, ce lois ont été pour ainsi dire érigées en principes auxquels notre esprit attribue une valeur absolue. (…)
Comment une loi peut-elle devenir un principe ? Elle exprimait un rapport entre deux termes réels A et B. Mais elle n'était pas rigoureusement vraie, elle n'était qu'approchée. Nous introduisons arbitrairement un terme intermédiaire C plus ou moins fictif et C est par définition ce qui a avec A exactement la relation exprimée par la loi.
Alors notre loi s'est décomposé en un principe absolu et rigoureux qui exprime le rapport de A à C, et une loi expérimentale et révisable qui exprime le rapport de C à B."

Je ne doute pas qu'en science, une telle chose puisse se justifier. Car en science, la simplicité est aussi la facilité à utiliser une théorie, pour la mettre à l'épreuve de l'expérience, ou pour réaliser des prédictions.
Par contre, en philosophie, une telle chose serait une pure et simple perte de simplicité. Or, la solution internaliste du problème de l'incontinence, et la théorie des sense-data sont justement des théories inutilement plus complexes.
En effet, le problème de l'incontinence était le suivant : comment quelqu'un qui a tout l'air de savoir ce qu'il doit faire agit pourtant différemment? L'internaliste transforme en principe une loi : celui qui sait agit toujours bien ; et il rejette les erreurs en distinguant celui qui sait réellement ce qu'il prétend savoir, et celui qui ne sait pas réellement ce qu'il prétend savoir. Il complique la théorie, et ajoute en plus une distinction qu'il n'est pas aisé de manier. Car qu'on me montre quelqu'un qui a l'air de savoir quelque chose sans le savoir réellement! A l'inverse, l'externaliste n'admet aucun principe infaillible. Il sait que la connaissance morale motive parfois l'agent à bien agir, mais il sait que cette motivation interne n'est pas infaillible, et peut être renversée pour des raisons externes, telles que les mauvaises habitudes. Bref, Aristote admet une unique loi faillible; Platon admet un principe infaillible, et une loi faillible. Aristote est plus simple.
On peut faire le même raisonnement pour la théorie des sense-data et celle du réalisme direct. La théorie des sense-data admet un principe infaillible : chacun a une connaissance immédiate et parfaite des sense-data qui l'affectent. Et il ajoute une loi pour expliquer les erreurs : les sense-data reçus peuvent ne pas correspondre à la réalité. Et comme chez Platon, il me paraît bien difficile de dépasser les sense-data, afin d'avoir une pure vision des choses en soi, qui serait la condition pour mesurer si les sense-data correspondent bien aux choses elles-mêmes. Alors que la théorie de la perception directe des choses ne s'encombre d'aucun principe. Elle a juste une loi faillible qui dit qu'il arrive que nous croyons percevoir alors que nous ne percevons rien. Ici encore, on dispose de deux théories qui ont exactement la même puissance explicative (par elles-mêmes, elles n'expliquent pas grand chose, et notamment, aucune n'explique comment on pourrait reconnaître à coup sûr la véritable perception et une illusion). Mais l'une est simple, l'autre est inutilement complexe.

Ainsi, je pense avoir ici donné deux arguments méta-philosophiques pour adopter deux thèses philosophiques. Il faut être externaliste et partisant du réalisme direct tout simplement parce que les théories opposées n'expliquent rien de plus, et sont plus complexes. A valeur explicative égale, il faut toujours choisir la théorie la plus simple.

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