mardi 26 juin 2012

Les préjugés philosophiques

L'esprit positif, en science comme en philosophie, se caractérise par sa volonté de lutter contre les préjugés, de les attaquer à la racine. Cet esprit prend de multiples formes, et il s'agit davantage d'une constellation d'idées que d'une théorie unifiée une fois pour toutes. On peut retrouver ceci chez Descartes qui affirme que la science doit commencer par répudier toutes nos croyances, pour ne se fonder que sur du clair et distinct, de l'absolument certain. Un ton semblable se retrouve aussi chez Kant, dont le texte Qu'est-ce que les Lumières, nous enjoint à secouer le joug de toutes les autorités chargées de penser à notre place. Au lieu d'adhérer par servilité aux préjugés de notre temps et à ceux de nos maîtres, il conviendrait donc de se constituer soi-même un savoir véritable, que l'on a soi-même mis à l'épreuve de l'expérience. On pourrait ajouter à cette liste les philosophes positivistes, de Comte au Cercle de Vienne, qui voient la science comme devant triompher des superstitions et de la métaphysique. Enfin, on mentionnera Bachelard, auteur des formules les plus spectaculaires dans La formation de l'esprit scientifique :
"La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances."

Qu'on me comprenne bien; mon but ne sera pas ici de faire l'éloge des préjugés, de montrer leur nécessité pour la connaissance. Je ne souhaite pas présenter les partisans de l'esprit négatif, opposé à l'esprit positif. Cet esprit négatif ne manquerait d'ailleurs pas d'esprits remarquables, de Burke à Witggenstein. Mon but est plutôt de présenter une analyse critique de la conception positive (positiviste) des préjugés.
J'ai cité cet extrait célèbre de Bachelard pour une raison bien particulière. Bachelard, dans une phrase hésitante, révèle le présupposé intellectualiste, on devrait même dire le préjugé intellectualiste, qui demeure derrière ce très noble appel au progrès scientifique et à la destruction des préjugés. Où peut-on lire cet intellectualisme? Bachelard dit "l'opinion pense mal; elle ne pense pas". Or, ces deux propositions ne sont pas compatibles : soit on pense, et on pense bien ou mal, soit on ne pense pas. Mais personne ne peut à la fois mal penser et ne pas penser. Au fond, Bachelard pense bien évidemment que l'opinion pense mal, et que la science positive corrige toutes les erreurs du sens commun. Voici donc le noyau de la thèse intellectualiste : le sens commun pense quelque chose, il pense mal mais il pense.
Le refus du préjugé intellectualiste consiste donc à refuser ceci, et à adhérer à l'autre proposition de Bachelard : le sens commun ne pense pas du tout. Mais cela peut paraître bien mystérieux, à première vue. Les hommes ne sont pas des bêtes, ils ont tous la capacité de penser, d'exprimer leurs pensées. Comment pourrait-on nier qu'ils pensent? Je ne veux bien sûr pas le contexte. Mais je voudrais insister sur la différence entre la capacité, et la mise en activité de cette capacité. La puissance n'est pas l'acte. Tous les hommes peuvent penser, mais ils sont très loin de penser à tout ce que croient les intellectualistes.
En philosophie, cela signifie que les hommes ne sont pas remplis de préjugés philosophiques. S'imaginer qu'ils croient immédiatement que la beauté est une notion relative et subjective, que les faits et les valeurs sont distincts, que seule LA science peut nous apporter des vérités absolues, etc., est une illusion totale. Bourdieu a écrit sur ce sujet les Méditations pascaliennes, dans lesquelles il dénonce cette illusion scolastique, l'illusion dont sont victimes les intellectuels qui croient retrouver des pensées théoriques chez tous les autres hommes, même ceux qui ne théorisent pas. Mais il est totalement absurde de s'imaginer que les hommes ordinaires ont déjà en eux des réponses à des questions qu'ils ne se sont jamais posées. Avant d'aller en classe de philosophie, les hommes n'ont aucune idée de la valeur de leurs connaissances, de la constitution ontologique du monde, etc. Les réponses ne préexistent pas aux questions, seul le fait de les poser oblige les hommes à formuler clairement ce qu'ils pensent, et ce faisant, ils déterminent leur opinion, qui ne l'était pas précédemment. Autrement dit, si préjugé il y a, il se constitue au moment même où on exige de quelqu'un qu'il se justifie. Mais personne ne charrie de préjugés qu'il n'aurait jamais examiné. Il est donc en réalité très difficile de parler de préjugés, puisque ceux-ci n'apparaissent que dans un contexte où ils ne sont déjà plus des préjugés, mais sont des jugements que l'on cherche à justifier (puisque exposer est déjà, plus ou moins efficacement, justifier).

Néanmoins, il ne faut évidemment pas conclure que les préjugés n'existent pas. Il faut plutôt les prendre pour ce qu'ils sont, à savoir des capacités à produire des énoncés, et plus généralement, des puissances d'action, des habitudes déjà incorporées. Bourdieu parlerait d'habitus. Mais je m'en tiens seulement ici aux habitus qui peuvent survenir dans une discussion philosophique. Et ce qui m'intéresse est moins le fait que ces dispositions à agir s'actualisent par des discours faux ou invérifiés. Le point remarquable des préjugés est leur puissance de résistance, leur capacité à ne pas être détruits par les arguments scientifiques ou logiques. Alors que certaines connaissances sont acquises immédiatement, sans résistance, que d'autres sont abandonnées sans le moindre regret ni difficulté, il y a d'autres croyances qui reviennent sans cesse, qui nous font oublier très vite tout ce qui s'y oppose, qui nous poussent à accepter des croyances contradictoires, etc.
Tout comme Bachelard, je souhaite insister sur l'importance pédagogique des préjugés. Car parmi les choses que l'on apprend aux élèves, en classe de terminale, certaines sont simplement oubliées quelques semaines après le cours, et cela peut tout à fait se comprendre, parce que l'on n'a fait que les mentionner brièvement. Par contre, il est plus étonnant, et énervant, pour le professeur, de voir que les quelques connaissances sur lesquelles il a considérablement insisté ont elles aussi été balayées par les élèves. On a beau répéter, par exemple, qu'il y a une expertise en art, que les critiques de cinéma sont infiniment mieux placés pour juger correctement un film que le spectateur ordinaire, on retrouvera éternellement dans les copies que le beau est subjectif, et que des goûts et des couleurs on ne discute pas. On voit ici la force du préjugé, sa tendance au déni de tous les arguments contraires (même ceux que l'élève accepte, si on les lui expose). 

Ainsi, un préjugé n'est pas une croyance présente avant d'être formulée, ce qui est absurde, elle n'est pas non plus une croyance insuffisamment justifiée, ce qui dépasse largement les préjugés. Un préjugé est une habitude puissante, qui devient un énoncé seulement en classe de science ou de philosophie, et qui en tant qu'habitude, résiste à tous les efforts pour le détruire ou le faire changer. 
Et ce préjugé, de nature pratique plutôt que théorique, s'identifie (est identique à) un ensemble d'activités en fonction duquel on peut le comprendre. Croire que la beauté est subjective, c'est avoir fait de nombreuses fois l'expérience de différences de jugements sur les œuvres, sans jamais avoir fait l'expérience de discussions plus savantes, dans lesquelles ces différences, sans être dépassées, parvenaient néanmoins à s'affiner, se nuancer, et presque se compléter. Le préjugé sur le beau n'est pas un énoncé dans la tête des hommes, c'est une disposition pratique à éviter les discussions sur le beau, à s'attendre à ce qu'elles s'enveniment et ne finissent jamais.

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