lundi 11 juin 2012

Où finissent les raisons

Dès que j'ai épuisé les justifications, j'ai atteins le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis alors tenté de dire : C'est ainsi justement que j'agis.
Wittgenstein, Recherches philosophiques, §217

Cette célèbre citation occupe une place importante pour les lectures sceptiques de Wittgenstein (Kripke et Cavell, malgré tout ce qui les oppose). En effet, dire que les justifications doivent bien finir quelque part, c'est de ce fait même dire qu'elles finissent sur quelque chose d'injustifié. Or, Wittgenstein n'ayant jamais dit qu'il y avait des propositions ultimes évidentes par soi, auto-fondées, alors il faut en conclure que nos connaissances et nos pratiques reposent sur d'autres pratiques, qui elles, ne sont l'application d'aucune règle, qui ne sont pas justifiées, mais que nous pratiquons instinctivement, immédiatement. C'est justement ce vertige dont parle Cavell, dans The Claim of reason (et l'auteur de ce blog).
Je voudrais justement revenir sur ce vertige. En effet, comme le vrai vertige, tout le monde n'y est pas sensible, et cela constitue un aspect important de notre rapport au savoir. Qui donc est sensible au vertige? Essentiellement des philosophes, ceux pour qui l'opposition du dogmatisme (que l'on appelle aujourd'hui fondationnalisme) et du scepticisme a un sens. En effet, ces personnes là se préoccupent de savoir ce qui nous autorise à dire quelque chose, et elles doivent bien voir que, au bout d'un moment, les explications butent, que nous nous mettons à répéter les mêmes arguments, à tourner à rond, au lieu de véritablement fonder. Qui n'est pas sensible à ce vertige? Ceux qui ne sont pas philosophes, et que l'on soumet brutalement à des questions philosophiques. J'entends par là Monsieur Tout-le-monde, et en particulier les élèves de terminale. Ce qui caractérise ces personnes, c'est le fait de se satisfaire d'une réponse à une question philosophique au moyen d'une réponse qui est davantage une reformulation du problème, ou une définition nominale de la notion en jeu, qu' une véritable explication du problème. 

Pour donner des exemples de ce dont je veux parler, je prendrai deux notions, une plutôt théorique, l'autre pratique. Quand on demande à quelqu'un ce qui fait que "l'herbe est verte" est vrai, il répond tout simplement que c'est la réalité, ou bien répond que c'est le fait que l'herbe soit verte qui rend vraie cette phrase. On remarquera que je mets les défenseurs de la conception minimale de la vérité (pour qui la vérité est juste un terme permettant de passer de la citation à l'emploi d'une phrase, de " 'p' est vrai" à "p") avec Monsieur Tout-le-monde.
Le deuxième exemple sera emprunté à la pratique. Lorsque l'on demande pourquoi un individu fait telle ou telle chose, il a parfois de bonnes raisons, comme le désir de rester en bonne santé, de remplir son compte en banque, etc. Mais pour certaines autres activités, il dira quelque chose comme "cela me plaît", ou "cela me rend heureux". Ces propos sont tout à fait différents des premiers.
Voici donc deux concepts qui jouent un rôle très spécial dans l'édifice de nos pratiques et de nos théories. Le premier est le concept de réalité, le second est celui de bonheur. Je voudrais brièvement parler des deux.

J'ai peut-être eu l'air de me moquer de la conception minimale de la vérité. Néanmoins, il y a en son fond une idée juste, à savoir qu'il y a nécessairement certaines phrases que l'on doit accepter pour la seule et unique raison qu'on les accepte, c'est-à-dire sans raison. Que j'ai deux mains, que l'herbe soit verte et la neige soit blanche, que la première lettre du mot "lettre" soit un "l", etc. sont des choses qu'il nous faut bien accepter, sans quoi la moindre activité perdrait son sens. Si nos oreilles nous trahissent, nos yeux nous trahissent, notre mémoire nous joue des tours, alors toutes nos activités deviennent impossibles, y compris celle de douter de la certitude des sens et de la mémoire (ceux qui ont des pertes de mémoire sérieuses oublient aussi qu'ils ont des pertes de mémoire). Or, les sceptiques, et les philosophes en général, posent sans cesse des questions, et veulent savoir ce qui nous autorise à nous fier à tous ces énoncés si simples en apparence. L'homme du peuple devrait donc dire qu'il s'y fie sans raison, mais il ne va jamais répondre ceci, car cela disqualifierait sa réponse. Car qui dit injustifié dit arbitraire. Et personne ne se sent une autorité suffisante pour imposer au reste du monde, arbitrairement, la couleur de l'herbe. Donc Monsieur Tout-le-monde va donner une justification, il va dire que la réalité est ainsi et ainsi. 
C'est là que le sceptique arrive, et doit dire que ceci n'est pas une réponse, mais justement une phrase qui signifie le refus de répondre. Et le vrai sceptique ajoutera quand même qu'il n'y a pas de meilleure réponse à donner. Je ne veux pas avoir l'air de me battre contre des ennemis illusoires. Plongeons nous donc la littérature de philosophie des sciences : partout on trouvera cette idée que la réalité explique la convergence de nos opinions. Ce serait, selon beaucoup, parce qu'une idée est vraie que nous finissons par tous l'adopter. Mais cette idée est absurde, parce qu'elle prend la réalité pour une chose réelle, qui aurait des effets sur nos croyances, alors que la réalité est un simple mot, c'est le nom du moment où nos explications s'arrêtent, et où nous n'avons rien d'autre à ajouter que "c'est ce que je crois". la réalité est une notion purement négative, le nom pour une absence de raison, mais certainement pas une raison, une chose ayant un effet.  Ainsi, nul doute que la convergence des opinions s'explique par les arguments, le charisme de leur auteur, le respect de principes scientifiques, etc., mais la réalité n'est pas un élément en plus des arguments. C'est quelque chose de radicalement autre, et si radicalement qu'elle ne joue aucun rôle dans nos discussions. Essayons donc de convaincre quelqu'un qui n'est pas de notre avis en lui disant que ce que l'on dit est la réalité! Sur ce sujet, voir les propos très justes de Latour, dans La science en action.
On peut soumettre à une analyse semblable la notion de bonheur. Qui le prend pour une chose réelle, un état psychologique, commet une erreur grave, souvent associée à l'hédonisme (confusion du plaisir, qui lui est un état psychologique, avec le bonheur, qui n'est pas du tout du même ordre). Le bonheur est aussi un simple nom, celui que l'on donne lorsque l'on nous demande de justifier une activité qui n'a aucune justification. C'est le fait d'être pressé qui nous oblige à répondre quelque chose, à ne pas avouer l'arbitraire de certains choix. Ici aussi, répondre par le bonheur nous rend insensibles au vertige, puisque l'on peut croire que l'on a donné une bonne raison. Ainsi, qui mange de bonnes choses, passe du temps avec ses amis, exerce un métier qui le passionne dira que cela participe à son bonheur. Mais il n'a rien dit de plus par là, si ce n'est qu'il y a un ensemble d'activités auquel il se livre sans avoir la moindre raison de le faire, parce que ces activités ne sont utiles à rien. Tout le monde se livre à des activités inutiles, qu'il ne saurait pas justifier. Mais au lieu d'être sensible à ce vertige pratique (aimer sans raison), on préfère sortir un mot qui fait écran et qui nous rassure. Par contre, un sceptique, qui n'a pas besoin d'être rassuré, peut regarder la réalité en face : le bonheur n'est rien qu'un mot, et quand on lui demande pourquoi il fait de la philosophie, il répond "c'est ainsi que j'agis". Le bonheur, notion philosophique vénérable, a la même fonction que le coup de foudre en amour. Qui en est victime tombe amoureux sans raison, et dans ce cas au moins, personne ne s'imagine qu'il a réellement été frappé par quelque chose. Pourquoi donc nier la réalité du coup de foudre, et encore croire à la réalité du bonheur? Les deux mots signifient la même chose : "sans raison"

Ainsi, nous avons découvert les deux principales fins des raisons. La fin des raisons théoriques a pour nom "réalité". La fin des raisons pratiques a pour nom "bonheur". Ces deux notions sont des termes purement négatifs, ils signifient seulement le refus de répondre. Bien sûr, il ne faut pas en abuser; quiconque dirait partout qu'il agit sans raison finirait par passer pour un idiot ou par faire enrager ses interlocuteurs. Car, heureusement, il y a bien des choses que nous faisons avec raison.

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