mercredi 6 juin 2012

Bien vivre : le plaisir, les autres, et la pensée

Quiconque entre dans une discussion admet implicitement certaines valeurs qu'il ne peut nier sans se contredire. Ces valeurs sont non seulement d'ordre éthique (celles qu'Apel et Habermas ont théorisé dans leur éthique de la discussion : sincérité, bonne foi, désir d'aboutir à la vérité plutôt que de vaincre l'adversaire, etc.), mais également d'ordre théorique : la discussion est un bon moyen de résolution des problèmes, elle permet de formuler des réponses précises et utiles, le jeu des réponses et objections permet l'élimination des plus mauvaises réponses, et la conservation des meilleures, la contradiction est toujours un échec, etc.
Il en est exactement de même pour la pensée. Le simple fait de penser à la manière de résoudre une difficulté présuppose une confiance en la valeur de la pensée pour la résoudre. Si l'on n'avait pas cette confiance, alors on s'engagerait dans une autre activité de résolution, voire dans aucune activité du tout. Bien sûr, il est très difficile de sortir de la pensée, et celui qui pense que la pensée est inutile se contredit, puisqu'il utilise une faculté pour aboutir à un résultat qui nie la valeur de cette faculté. Mais il se pourrait que l'on soit persuadé de manière irréflexive que la pensée est inutile, et donc que l'on fasse toujours autre chose que penser pour résoudre nos problèmes. Ce faisant, on ne se contredirait pas. Il n'y a pas de meilleur exemple que Calliclès dans le Gorgias pour illustrer ceci. Calliclès, tant qu'il parle, se contredit sans cesse, il affirme tout et son contraire, et entre autres, que la philosophie est inutile aux adultes tout en se livrant lui-même à cette activité. Il ne devient cohérent que lorsqu'il décide de se taire et ne plus répondre à Socrate. Un hédoniste anti-intellectualiste doit en effet adopter cette attitude pour être cohérent.
Cependant, j'ai déjà affirmé à plusieurs reprises que se contredire est parfois autorisé, et Calliclès a bien le droit de se placer sur le terrain de Socrate (celui de la discussion), afin de le détruire de l'intérieur. Calliclès se lance dans la discussion avec Socrate parce que ce dernier admet les valeurs de la discussion, et pourrait être persuadé de renoncer au discours. Celui qui se contredit, évidemment, ne peut pas formellement convaincre son adversaire. En effet, celui qui admet les normes du discours admet aussi la cohérence comme valeur indispensable. Il risque donc ne pas être sensible aux discours contradictoires. Cependant, des gens comme Calliclès peuvent bien tenter de produire une effet de persuasion, en jouant sur les valeurs du discours, en vue de faire abandonner ces valeurs.
Tout ceci montre la chose suivante : il y a des engagements pratiques totalement hétérogènes, parce qu'ils ne disposent d'aucun moyen commun de critique, de justification, et d'accord. Celui qui pense que la pensée est un bon moyen ne peut pas convaincre quelqu'un qui refuse de penser, et inversement. On peut tenter quelques escarmouches, mais elles ne sont pas contraignantes. Socrate n'est pas contraint d'abandonner sa passion du dialogue, de même que Calliclès n'est pas forcé d'abandonner son mépris pour la pensée. Chaque engagement est sans commune mesure avec les autres. 

Pour le dire en d'autres termes : la pensée a des bords, et ceux qui se situent au-delà de ces bords sont inaccessibles aux arguments. Les valeurs de la pensée, l'universalité de la pensée, règnent partout en son royaume, mais au-delà, elle n'a plus aucun pouvoir. Deux scientifiques ayant des paradigmes différents trouveront toujours des points d'entente, au moins quelques convictions informelles, qui leur permettront de résoudre leurs désaccords. Par contre, face à celui qui refuse en bloc la pensée, rien d'intellectuel ne peut être fait. Il n'est guère utile de lui demander de se justifier. Même s'il le faisait, cela n'aurait pour lui aucune valeur. Bref, quand un élève dit que la philosophie ne sert à rien, qu'il ne supporte plus toutes ces questions, il n'y a plus rien de philosophique à lui objecter. Il ne reste qu'à se placer sur son terrain.
Mais quels peuvent être les terrains en dehors de la pensée (c'est-à-dire les terrains non philosophiques)? Ici encore, Platon est d'un grand secours, puisque dans la République, il a distingué différents types d'hommes, selon la partie de leur âme qui est dominante. L'âme est faite de trois parties, la partie désirante, la partie irascible, et la partie rationnelle. Ceux qui ont le naturel philosophe sont bien sûr ceux qui croient aux vertus de la pensée. Pour eux, une discussion, une argumentation, une démonstration, sont les meilleurs moyens d'accorder les hommes et d'arriver à un résultat satisfaisant. Mais il existe encore deux naturels, un porté vers la guerre et les honneurs, l'autre porté vers les plaisirs. Je me permettrai de moderniser un tout petit peu la seconde partie de l'âme, en supprimant l'exagération platonicienne sur la fonction guerrière de cette partie. La seconde partie n'est pas seulement en colère et désireuse de se battre. Ce qui fait son contenu est d'abord le souci d'être honoré et respecté, et de vivre avec d'autres. J'en ferai donc une partie sociale, celle qui se soucie de son rapport aux autres, et qui voit comme signe de réussite le fait d'avoir du pouvoir, d'être respecté, et admiré. Quant à la troisième partie, désirante, elle n'a guère changé depuis Platon. Les individus dominés par cette partie ont pour souci de faire ce qui suscite en eux du plaisir, et ont donc principalement pour but de bien gagner leur vie pour s'offrir des plaisirs. 
On aboutit donc au résultat suivant. La pensée a deux opposants : le souci des autres, et la recherche du plaisir. Chacun constitue un principe de vie. A la question de savoir comment il faut vivre, et comment il faut décider de la manière de vivre, chaque principe donne une méthode. Celui qui est dominé par son plaisir l'utilisera pour distinguer bonnes et mauvaises actions. De de point de vue, les heures de philosophie en classe sont plutôt douloureuses; mais bécoter son petit copain ou manger des tablettes de chocolat est préférable. Pour le comprendre, inutile de faire le moindre effort de réflexion. Le plaisir et la douleur agissent de manière immédiate, et orientent ces personnes vers les bons objets, sans que celles-ci aient à juger ces objets. Au fond, même l'hédonisme théorique, qui calcule l'utilité des différents objets à produire des plaisirs, et met en rapport les plaisirs et douleurs de court et long terme, est déjà une rupture énorme avec le pure hédonisme, qui lui, se laisse porter par les plaisirs les plus forts et les plus proches, sans la moindre réflexion. L'hédoniste n'a donc pas de théorie de la vie bonne, il est plutôt comme la limaille de fer attiré par les aimants. Il se laisse porter par le jeu de forces qui se passent en lui. Je dresse certes ici un modèle idéal, mais qui me semble malgré tout plutôt pertinent pour décrire certaines personnes.
Le deuxième type humain est celui dont le principe fondamental est la reconnaissance par autrui. Pour ces personnes, le plaisir et la douleur sont très secondaires. Il est même très douteux que cette reconnaissance soit toujours plaisante. En effet, quelqu'un qui se sacrifie à la guerre, parce qu'il désire être honoré, le fait en prenant des risques, et s'expose à la douleur. Plus trivialement, celui qui passe beaucoup de temps et dépense beaucoup d'argent à s'habiller, se maquiller, etc., subit pas mal de peines juste pour se sentir admiré. Là encore, un tel mode de vie est assez étranger à la pensée. Il faut certes un peu étudier ce que les autres admirent, mais le plus souvent, les habitudes de l'éducation suffisent. On cherche d'abord l'amour de ses parents, puis de ses amis, puis de son amant, et ceci se fait sans réfléchir. Il suffit de réagir quasi mécaniquement aux signaux envoyés par les autres. Le sourire des autres nous encourage à continuer sur la même voie, les moqueries et critiques nous poussent à changer. 

De ceci découlent plusieurs choses importantes. D'abord, ceci justifie les arguments de tonalité kantienne au sujet de l'éducation, à savoir que celle-ci est toujours une violence faite aux jeunes. En effet, personne ne naît pensant. D'ailleurs, personne ne naît non plus avec le souci des autres. Il paraît raisonnable de supposer que le nouveau-né est seulement sensible à son propre plaisir. Il faut donc lui faire violence pour le rendre sensible aux autres; puis à nouveau, faire violence pour le rendre sensible aux exigences de la pensée. Je parle de faire violence, parce que le seul mode non violent serait de le convaincre par l'argumentation rationnelle. Mais ceci n'est évidemment pas possible. Il faut donc jouer sur son plaisir pour le rendre sensible à la pensée. Et quand il sera plus grand, on jouera plutôt sur son désir d'être aimé et admiré. C'est ce que font les parents et les professeurs. Un professeur parlant de la valeur de la pensée pour elle-même est ridicule, car un tel argument ne marche qu'avec ceux qui n'ont plus besoin d'être convaincu. Un professeur qui veut hisser ses élèves à la pensée n'a donc pas d'autre moyens que de jouer sur l'affectif : menaces, chantage émotionnel, punitions et récompenses. Son rapport avec ses élèves ne deviendra non violent que lorsqu'ils auront définitivement orienté leur attitude en fonction de la pensée, et abandonné les désirs de plaisir et de reconnaissance.
Ensuite, contre une vision un peu idyllique de la pensée, selon laquelle on pourrait réconcilier plaisir, respect par autrui, et pensée, il faut dire que celui qui réfléchit sincèrement à la manière dont il doit mener sa vie risque bien de découvrir qu'il doit faire quelque chose qui ne suscite en lui aucun plaisir. Il se peut que nous comprenions que notre devoir est de nous lancer dans l'humanitaire auprès des populations pauvres, alors que nous aimons terriblement les fêtes, le champagne et les piscines. Il se pourrait que nous nous sentions le devoir de soutenir des idées qui nous mènent vers la marginalité au sein de notre champ disciplinaire. Réfléchir est toujours prendre le risque de devoir prendre une autre décision que celle qui est immédiatement produite par nos désirs de plaisir ou de reconnaissance. Que la pensée soit plaisante n'est au mieux qu'une croyance, un espoir, tout comme on a longtemps souhaité que la vertu soit conciliable avec le bonheur. Mais de toute façon, qui me lit sait qu'il devra toujours choisir la pensée au plaisir. S'il ne le croyait pas, il ne me lirait pas.

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