samedi 30 juin 2012

Les limites du libéralisme

Par libéralisme, j'entendrai ici la doctrine politique qui fait du consentement et du principe de non-nuisance, tel qu'il est exprimé par Mill dans De la liberté, à savoir comme le droit de faire absolument tout ce qui ne nuit pas à autrui, le fondement du droit. Pour un libéral, il y a une nuisance si et seulement si un individu ne consent pas à ce que l'autre lui fait subir, et la loi a justement pour rôle d'interdire de tels actes, et seulement eux. Autrement dit, aucune autre personne ne peut juger à la place du principal concerné si ce qu'il a subi est bon ou mauvais; l'Etat ou la société ne peuvent pas s'ériger en instances supérieures chargées de dire à la place des citoyens ce qui serait bon pour eux. 
En cela, le libéralisme a deux opposants. Il s'oppose d'abord au paternalisme, qui lui, admet que l’État puisse dire à la place des individus ce qui est bon pour eux, et donc interdire des actions même si personne ne s'en plaint. Typiquement, un État qui interdit l'achat et la vente de drogues est paternaliste, puisque dans une transaction sans violence, l'acheteur et le vendeur consentent à l'opération. L’État doit donc faire jouer d'autres principes pour interdire cette transaction, comme, par exemple, celui de la santé des consommateurs. Ainsi, les individus ne sont pas juges de leur propre santé, mais l’État intervient, prétendant savoir mieux que les individus ce qui est bon pour eux. L’État paternaliste prend parfois des formes plus rusées, et plus délicates pour le libéralisme, lorsqu'il prétend que le consentement des individus n'est pas authentique, qu'il est extorqué sous la contrainte, et donc, que la transaction est nulle. Ceci est un problème pour le libéralisme, parce que celui-ci repose sur l'idée que le consentement fonde la légitimité. Or, si l'on ne sait plus vraiment qui consent ou pas, alors il devient impossible de fonder quoi que ce soit. Ce genre de discussions se retrouve notamment dans les débats autour de la prostitution, les partisans de son interdiction cherchant systématiquement à nier la valeur du consentement de celles qui exercent ce métier par choix. Bien que le problème soit sérieux (du moins en théorie, car en réalité, il semble souvent se mêler une bonne dose de mauvaise foi dans les discussions), ce n'est pas là dessus que je voudrais faire porter ma critique du libéralisme.
Le libéralisme a un deuxième opposant. C'est le collectivisme, ou le communautarisme, ou quel que soit le nom qu'on veuille lui donner, il s'agit de la doctrine selon laquelle il existe d'autres entités que les individus, et ces entités doivent jouer un rôle en politique. De ce point de vue, aucun État n'est purement libéral. Il n'y en a pas un qui ne reconnaisse au moins les familles, les entreprises, les associations, comme entités politiques. Mais bien sûr, on peut aller plus ou moins loin dans le renforcement de telles entités. Entre une société qui confère un droit absolu du chef de famille sur ses membres, et une société qui ne fait de la famille qu'une entité ne donnant droit qu'à quelques avantages fiscaux, il y a un gouffre. Si le collectivisme est opposé au libéralisme, c'est parce qu'il subvertit profondément le sens du consentement et du principe de non-nuisance. Car le consentement d'un groupe n'est pas le consentement de ses membres. Et ce qui nuit au groupe n'est pas ce qui nuit aux membres de ce groupe. Il n'y a qu'à penser aux multiples circonstances dans lequel un groupe peut contraindre des individus à se sacrifier pour lui. Le collectivisme peut admettre ceci, pas le libéralisme. 

C'est sur un point voisin que je voudrais faire quelques remarques. Le point n'est pas exactement de savoir ce qu'il faut penser des entités collectives (faut-il ou pas admettre leur existence?). Le point est le suivant : que faut-il penser du rapport aux autres? En effet, l'individualisme, dans le libéralisme, est aussi une norme morale. Les individus ne doivent s'intéresser qu'à eux-mêmes. Lorsqu'ils se demandent s'il faut interdire ou autoriser telle ou telle pratique, le raisonnement d'un libéral doit toujours prendre la forme d'un raisonnement sur les conséquences que l'autorisation ou l'interdiction auraient sur lui. Si l'interdiction empêche des actions auxquelles il pourrait librement consentir, alors l'interdiction est pour lui illégitime (bien sûr il faut ensuite vérifier qu'il en est de même pour les autres). D'autre part, si l'autorisation permet des actions dont il ne subit nullement les effets, alors il n'a aucune objection valable contre elle. Imaginons donc notre individu libéral, qui voit la drogue comme quelque chose de dangereux pour la santé. Il se demande ce que produirait sur lui la légalisation des drogues. Il comprend que cela n'aurait aucun effet, puisqu'il n'en achèterait pas. Donc, il ne subirait aucune nuisance de la légalisation, et n'a rien à objecter à celle-ci.
Or, comment ne pas voir là un argument franchement absurde? Quand on se demande ce que serait une bonne loi, on ne s'interroge pas seulement sur ses effets sur nous. On s'intéresse bien évidemment à ses enfants ("mon fils majeur, mais un peu fragile psychologiquement, ne va-t-il pas succomber aux vendeurs de drogues?"), à ses amis ("supporterais-je que mes amis finissent par s'isoler du monde pour se consacrer à leur consommation?"), aux autres en général ("que donnerait une société peuplée de gens surexcités avalant des cachets ou au contraire devenus si amollis que l'interaction est impossible?"). Qu'on me comprenne bien, je cite ces arguments sans les reprendre à mon compte, ni les condamner. Je dis simplement qu'ils sont légitimement utilisables, mais ne me prononce pas sur leur valeur. Ce qui m'intéresse, c'est le fait que personne ne peut penser qu'à lui. Personne ne se contente de se demander si son consentement est respecté. Tout le monde au contraire, se pose des questions relatives à la société dans laquelle il vit, et le type de relations qu'il peut établir avec ses semblables. Discuter de la légitimité des lois, c'est donc d'abord se demander leurs effets sur les autres, et seulement à la marge, sur soi-même.
Ainsi, c'est dans le libéralisme entendu comme norme morale que celui-ci trouve ses limites. Il faudrait un changement absolument radical d'anthropologie pour que cette doctrine soit utilisable. Tel que l'homme se présente aujourd'hui, il s'intéresse aux autres, a des désirs les concernant, il veut que ses proches soient heureux, que les méchants soient punis, que sa société soit grande et admirée. Il peut toujours éduquer ses enfants et, à la marge, ses amis, au bon usage de la liberté. Autrement dit, il peut les rendre capable de ne pas s'aventurer vers les choses qu'il juge mauvaises mais qui ont été autorisées. Mais le poids d'un individu sur sa société est dérisoire. Comment donc refuser la légitimité de l'argument d'un homme qui ne veut pas que sa société devienne paresseuse, négligente, inculte, et qui sait que le seul moyen de se protéger de cela est de promulguer des lois contraignantes, allant contre le consentement de certains? Les hommes ne veulent pas seulement faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ils veulent aussi qu'autrui vive d'une manière conforme à ce qu'ils en attendent. Cette exigence n'est ni immorale, ni excessive. Imagine-t-on un John Stuart Mill heureux entouré d'hédonistes grossiers, qui préfèrent définitivement le jeu de la marelle à la poésie, et qui ont totalement abandonné tout sens de la politesse ou de la vertu? Non, Mill ne peut être heureux que dans une société qui contienne des gens comme lui, à savoir soucieux du développement moral et intellectuel de l'ensemble de l'humanité. Bref, Mill doit choisir entre son véritable idéal moral, et son principe libéral qui lui demande de ne s'intéresser qu'à lui-même. Je ne crois pas beaucoup m'avancer en affirmant qu'il aurait choisi la première branche de l'alternative. 
Une ultime remarque peut clarifier les propos précédents. On pourrait dire que le libéralisme est utopique, parce que les hommes sont mal éduqués, et abuseraient de leur liberté si on leur permettait de faire tout ce qui ne nuit pas aux autres. Mais, si on pouvait les éduquer correctement, alors le libéralisme deviendrait la bonne doctrine politique, celle qui confère le maximum de liberté à chacun. Ce n'est pas ce que j'ai dit. Le libéralisme n'est pas utopique, il est indéfendable. Il obligerait à renoncer à tout projet collectif, de manière injustifiée. Une société peut et doit laisser de grandes marges de liberté aux individus, mais pas renoncer à sa propre existence au profit de ces individus.

Que faut-il donc abandonner du libéralisme? Presque tout, à savoir le consentement et le principe de non nuisance. Il n'y a pas d'autre moyen, pour vivre dans une société dans laquelle on puisse se reconnaître, que d'interdire certaines choses contre le consentement de certains. La politique est le lieu de discussion de ce que nous pouvons faire ensemble, et pas simplement le lieu où l'on discute de la meilleure manière de ne pas se gêner les uns les autres. Et que faut-il garder? Le projet éducatif émancipateur. Si vraiment chacun désire influer sur la vie des autres, et donc aussi concède que les autres influent sur sa propre vie, alors il est nécessaire que ces autres soient les plus humains, les plus sensibles, et les plus intelligents possibles. Bref, il faut qu'il deviennent libéraux au sens où Mill en tant que personne l'était. Lutter contre les interdits stupides, arbitraires, critiquer les traditions aveugles est une activité à laquelle tous les citoyens devraient se livrer. Mais il ne faudrait jamais leur demander de ne plus s'intéresser qu'à eux-même.

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