lundi 30 juillet 2012

Les deux faces du scepticisme

Que les sciences et la politique soient intimement liées n'étonne plus personne. Notre époque est riche de problèmes qui lui sont propres, et qui ne pourraient, non pas seulement être résolus, mais être aperçus, si les sciences ne pouvaient pas informer les citoyens et les politiques. On peut penser au réchauffement climatique. Sans mesure précise des températures, du niveau des glaces et des mers, de l'étendue des forêts, des niveaux de consommation d'énergie fossile, il n'aurait tout simplement pas été possible de comprendre que la planète se réchauffe (les quelques signes que l'on peut percevoir à échelle humaine sont loin de suffire à emporter la conviction en faveur d'un réchauffement global de la planète).  On peut également penser aux discussions sur le système éducatif. Sans statistique sur le niveau de reproduction sociale, sur le niveau scolaire des élèves, sans explication psychologique et psychiatrique des troubles des élèves, il est de même à peu près impossible de faire un constat sérieux (les vieilles antiennes sur la baisse du niveau n'ayant à peu près aucune valeur), ni a fortiori, une politique éducative sérieuse. On peut enfin penser à la conduite d'une politique économique. Là encore, sans les sciences économiques et sociales, il serait totalement hasardeux d'intervenir dans la vie économique. La politique macroéconomique suit nécessairement l'invention de la statistique et de quelques notions économiques élémentaires (taux de chômage, d'inflation, d'intérêt, etc.). Car sans celles-ci, il ne serait même pas possible de voir les phénomènes sur lesquelles on veut agir.
Ces quelques exemples montrent que toutes les sciences sont mobilisées par la politique. La politique ignore profondément les divisions entre disciplines, mais aussi la séparation entre la recherche fondamentale, et la recherche appliquée, ou entre les sciences et les techniques. Une politique de santé, par exemple, va mettre en œuvre des études sociologiques sur la manière dont les populations se soignent, des études médicales sur la fabrication d'un médicament, des études économiques sur la viabilité de celui-ci, des études biologiques sur la nature exact du virus combattu, etc. 
Dans d'autres cas, ce sont les problèmes qui exigent, non pas une collaboration interdisciplinaire, mais une lutte entre disciplines, afin d'imposer sa grille de compréhension du problème en question. La dyslexie est ici un bon exemple de ce problème politique (à savoir le fait que des jeunes ne parviennent pas à lire convenablement, malgré de nombreuses années passées à l'école), dont il n'est pas évident de dire s'il est un problème biologique (y a-t-un gène de la dislexie?) psychologique (l'enfant a-t-il des capacités cognitives normales, a-t-il subi un choc dans son enfance?) ou social (l'école n'est-elle pas trop exigeante avec les élèves les plus faibles, puisqu'il faut bien que certains élèves soient plus faibles que d'autres?). 
Bref, dans le champ politique, il y a à la fois collaboration et lutte des scientifiques pour la prise de pouvoir et la résolution des problèmes, sachant qu'un scientifique ne sera consulté et ne pourra participer que si les citoyens et les politiques reconnaissent sa légitimité sur le problème en question. J'ajouterai que le choix de tel ou tel individu est fait en général par la communauté scientifique, qui décide elle-même qui de ses membres est le plus compétent sur le problème soulevé. Les citoyens, eux, se contentent surtout de décider qui de telle ou telle communauté scientifique est la plus compétente sur ce problème. Les citoyens sont responsables du choix d'un météorologue plutôt que d'un chamane pour savoir si la terre se réchauffe. Mais c'est la communauté des météorologues qui déterminera lequel d'entre eux est le plus à même de répondre à telle ou telle question précise sur le sujet. Il peut arriver que les citoyens choisissent directement un scientifique précis. C'est plus rare, mais la remarque a néanmoins de l'importance.

Après cette beaucoup trop longue introduction, j'en viens à mon sujet, le scepticisme. Par scepticisme, j'entends une posture intellectuelle (pour ne surtout pas dire théorie philosophique) de doute vis-à-vis des énoncés produits par les autres ainsi que de ses propres croyances. Mais ce scepticisme a deux faces, deux manières d'être dont la différence superficielle peut faire oublier une différence beaucoup plus importante. La différence superficielle est la suivante : on peut être un sceptique local, doutant de telle ou telle de nos croyances, tout en considérant que l'homme est capable de connaître quelque chose, ou bien être un sceptique global, doutant de toutes nos croyances prises en bloc, et donc de la capacité de l'homme de connaître quoi que ce soit. La première posture est proche d'une simple attitude de prudence, voire de "prévention" dirait Descartes. La prudence consiste à ne pas adhérer trop vite, et la prévention est même l'excès de prudence, le manque de confiance en soi, la crainte injustifiée de faire erreur. La seconde posture, elle, n'a rien à voir avec cela, elle est plus intellectuelle, moins pratique. Elle n'engage pas à faire des vérifications supplémentaires, mais plutôt à se lancer dans des spéculations philosophiques sur la faiblesse de l'homme, la distinction entre l'être et l'apparence, ou que sais-je encore.
Voilà pour la différence superficielle. Mais celle-ci recouvre une seconde différence, qui a une importance politique cruciale. Quelle attitude politique adopte un sceptique local? Il conteste la solidité de tel ou tel champ scientifique. Par exemple, il est très suspicieux vis-à-vis de la science économique. Il pense que celle-ci a une capacité prédictive égale à zéro, et que ceux qui paraissent avoir deviné l'avenir ont seulement eu de la chance. Il pense aussi que les économistes sont suffisamment nombreux pour avoir tout prévu, de sorte qu'il existe toujours un économiste (jamais le même, bien sûr) pour avoir prédit un évènement qui vient d'arriver. Par contre, il accorde une grande confiance aux statistiques, aux sciences physiques, etc. Ce faisant, il remet directement en cause la présence des économistes dans les sphères de décision politique. Il estime que les décisions seraient au moins aussi bonnes si on ne les écoutait pas du tout, ou beaucoup moins. Il leur retire donc sa confiance, autrement dit, les économistes perdent l'autorité dont ils jouissaient jusque là. Les conséquences politiques du scepticisme local sont donc elles aussi locales. La vie politique reste globalement inchangée, exceptée l'exclusion des économistes. 
Par opposition, quelle est l'attitude politique du sceptique global? On pourrait croire que tout reste inchangé, parce que, si toutes nos croyances sont douteuses, alors autant dire qu'aucune ne l'est. Le doute n'a de sens que s'il existe aussi des choses qui ne sont pas douteuse. Cet argument est valide, d'un point de vue épistémologique (voir par exemple De la certitude de Wittgenstein). Mais il néglige justement l'aspect politique de l'attitude. Car un dogmatique, lorsqu'il croit quelque chose, le croit parce que sa croyance lui semble solide, vérifiée. Donc il croit cette chose en vertu des propriétés internes à sa croyance. Le sceptique global, lui, ne fait rien de tel. Il pense que toutes les croyances sont fausses, ou bien vraies par accident, infondées. Donc, s'il continue à vivre, et à suivre les conseils de certains hommes (son médecin, son prêtre, ses professeurs, etc.) il ne le fait pas en vertu de ce que ces hommes disent, mais en vertu de ce qu'ils sont. Autrement dit, le scepticisme global ne tient compte que de l'autorité qu'il accorde à certains hommes. Cette attitude consiste à faire confiance, parce que certains hommes ont été fiables jusqu'à présent, et qu'il n'y a pas d'autre manière d'agir qui soit meilleure que celle consistant à se fier à eux. Le sceptique est celui qui considère que le seul véritable argument est l'argument d'autorité. Tous nos prétendus savoirs reposent sur du vent, mais il y a des hommes qui ont de l'autorité, et d'autres qui n'en ont pas. La sagesse pratique exige de se fier, pour bien mener sa vie, à ceux qui ont cette autorité. Et qui a cette autorité? Pour décider du temps, le météorologue; pour décider de sa santé, du médecin, pour décider de calculs mathématiques, du professeur de mathématiques, etc. Ainsi, le sceptique global laisse d'un côté tout en l'état, puisqu'il ne rejettera personne en dehors de la vie politique, parmi ceux qui ont déjà leur place. Par contre, il saura que ceux-ci ont leur place non pas grâce à leur talent, puisqu'ils n'en ont pas plus que les autres hommes, mais en vertu seulement de l'autorité qu'ils ont su se constituer. 

Ainsi, le sceptique local et le sceptique global ne s'opposent pas seulement par une différence d'extension du doute. Ils s'opposent avant tout par la nature du doute lui-même. Le sceptique local retire sa confiance, il casse l'autorité des puissants. Il attaque certaines personnes en particulier, jusqu'à les renverser. Au contraire, le sceptique global donne sa confiance, il valide l'autorité des puissants. Simplement, au lieu de croire naïvement que cette autorité est fondée, il la dévoile pour ce qu'elle est, à savoir rien de plus que de l'autorité, à savoir un pouvoir d'influence sur les hommes. Le sceptique local est donc intrinsèquement réformateur, alors que le sceptique global est conservateur. Le premier pense qu'il faut changer les choses, parce que des imposteurs se glissent dans la sphère du pouvoir. Le second pense qu'il est inutile de changer les choses, parce que personne n'est meilleur que ceux que l'on veut remplacer, donc que le remplacement ne ferait qu'apporter des troubles.
C'est donc la place de l'autorité qui est en jeu. Soit la connaissance est possible, et l'autorité est inutile, c'est ce que pense le sceptique local, qui n'est rien d'autre qu'un homme suspicieux. Soit la connaissance est impossible, et alors l'autorité est indispensable, parce qu'il faut bien agir, et bien consulter certains hommes avant d'agir. C'est ce que pense le sceptique global. Par ailleurs, il est possible d'être un sceptique global, sans l'être à toute occasion, et dans tous les domaines...

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