vendredi 6 juillet 2012

Les sciences entre démocratie et aristocratie

Il existe une grande confusion dans les esprits au sujet de la nature de l'activité scientifique. On la range parfois du côté de la démocratie. On soutiendra donc que, dans n'importe quelle discipline, la valeur d'un argument ne vient pas de celui qui l'énonce, mais de la seule force de l'argument lui-même. Par conséquent, le dernier des inconnus qui proposerait une démonstration d'un théorème ou la preuve d'un fait serait tout aussi légitime que le plus reconnu des scientifiques. C'est sur ce point qu'insiste Nietzsche, dans le Crépuscule des idoles, au sujet de Socrate. Celui-ci aurait introduit dans la culture grecque le goût pour la dialectique, la confrontation des opinions, dans laquelle la victoire est déterminée par le bon emploi des arguments, et non par le statut des orateurs. Autrement dit, les sciences mettent fin à l'argument d'autorité. L'autorité est le fait d'être cru justement parce que l'on possède cette autorité. Alors qu'en sciences, l'autorité ne marcherait jamais, seul marcherait la justification rationnelle et empirique des affirmations. Bref, Nietzsche affirme que la science est du côté de la démocratie.
Mais on entend aussi beaucoup de personnes prétendre que la science est une activité de nature aristocratique. En effet, en sciences, il est hors de question de voter pour décider quelle est la meilleure réponse à un problème. L'accord des hommes n'y décide pas du vrai. Pour dire vrai, le scientifique doit se soumettre à une instance transcendante, le réel, la nature, et la décrire telle qu'elle est, et non pas telle que les hommes voudraient qu'elle soit. Bien des scientifiques, ayant une vision trop simple des sciences et de la politique, défendent cette vision. Elle est présentée (puis critiquée) par Bruno Latour, dans Politiques de la nature. Pour lui, avoir une telle conception de la science est platonicienne, dans laquelle les hommes sont plongés dans la caverne, en proie à des disputes éternelles (celles du champ politique démocratique), alors que les scientifiques, eux, peuvent s'en échapper, et aller contempler les réalités éternelles. Bien sûr, un tel dispositif intellectuel a surtout pour but d'assurer une autorité indiscutable des scientifiques sur les autres hommes. Puisque eux seuls ont un contact avec la Nature (avec une majuscule), alors il convient de les écouter religieusement, et de ne pas les interrompre ou les contredire lorsqu'ils parlent. Seuls les scientifiques peuvent clore les disputes sans fin des hommes de la caverne. Et comment en effet ne pas voir que les sciences arrivent sans cesse à résoudre des questions, alors que la morale, la politique, l'esthétique, sont dans des querelles éternelles?
D'où ma question : quelle est la politique scientifique? Les sciences sont-elles un royaume démocratique, dans laquelle toutes les voix comptent pour une, et où le suffrage universel est pratiqué? Ou bien les sciences sont-elles un royaume aristocratique, dans laquelle certains disposent de l'autorité nécessaire pour faire croire aux autres ce qu'ils veulent, donc, accessoirement, leur faire faire ce qu'ils veulent?

Je peux d'ores et déjà annoncer que je rejoindrai à peu près la position de Latour (je m'expliquerai plus loin sur ce "à peu près"). Pour comprendre pourquoi les arguments démocratiques sont une illusion, on peut mentionner plusieurs points. 
Le premier est d'ordre technique et économique. Il a bien été vu par Latour, cette fois dans La science en action. Pour intervenir sérieusement dans le champ scientifique, on ne peut pas se contenter de faire une allusion en passant. Il faut développer un argumentaire solide, susceptible d'emporter l'adhésion de scientifiques qui sont a priori hostiles à toute nouvelle idée, ou plutôt toute nouvelle idée qui ne vient pas d'eux-mêmes. Or, un scientifique est quelqu'un qui passe ses journées à étudier un minuscule domaine de recherche, et qui dispose également de moyens techniques qui peuvent être immenses (pensons par exemple au fameux accélérateur de particules construit près de Genève). Un amateur ne dispose ni de ce temps, ni de cet argent. Il ne peut que bricoler dans son garage, le soir, en revenant de son travail. Il n'a donc pas accès aux meilleurs instruments expérimentaux, et n'a pas non plus le temps de se plonger dans les milliers d'articles consacrés au sujet qu'il étudie. On me rétorquera que la démocratie est compatible avec les inégalités. Mais à un tel point, cela n'a plus rien de démocratique. Quand une classe d'oisifs peut entièrement se consacrer à la recherche, et dispose de moyens que l'homme ordinaire ne possèdera jamais, alors on peut parler d'aristocratie. Les exigences scientifiques sont telles qu'elles ont exclu la totalité des non spécialistes, qui doivent désormais se contenter des livres de vulgarisation et de l'admiration béate pour le progrès et les grandes découvertes. La spécialisation des sciences, d'ailleurs, n'est pas la cause, mais bien la conséquence du type d'argumentation légitimement reconnu. Tant que la prise de parole est interdite sauf à ceux qui ont réussi à s'infliger l'ensemble de la littérature (évidemment insipide), et tant que l'on écrit de nouveaux articles pour corriger les anciens, au lieu de détruire au fur et à mesure ceux qui se sont révélés n'avoir aucun intérêt, alors il est inévitable que la science tendra vers la spécialisation.
Le second point est d'ordre sociologique. Kuhn appelle paradigme ce par quoi une communauté scientifique est constituée : lieux de rencontre, revues scientifiques, méthodes de travail, convictions théoriques communes, etc. Les personnes appartenant à un telle communauté se connaissent ou bien personnellement, ou bien sont rapidement capables d'identifier un des leurs. Or, la constitution de ces communautés a aussi pour but de se protéger, très efficacement, de l'invasion par l'extérieur, et des discussions sans fin de la caverne. Car les scientifiques d'une communauté, étant d'accord sur l'essentiel, peuvent se quereller sur les détails, mains ne présentent jamais cet aspect à l'extérieur. A l'intérieur de leur communauté, ils sont démocrates : tous les scientifiques sont égaux, et avoir la vérité consiste à rallier la majorité de scientifiques. Car il le faut pas se leurer, la nature ne parle pas, et ne nous dit jamais lequel des scientifiques a raison contre les autres. Un scientifique ne gagne que s'il arrive à rallier tous ses collègues, ou du moins la plus grande partie d'entres eux. Bref, seuls des scientifiques peuvent s'opposer à d'autres scientifiques, et c'est pourquoi un champ scientifique est un lieu de rapports de force comme un autre (la seule différence résidant sur le type d'actions pouvant faire bouger les lignes du champ; en l’occurrence, des expérimentations, des articles, etc.). Donc, à l'intérieur de la communauté, la démocratie règne. Par contre, il en est tout autrement à l'extérieur. Quand les scientifiques sortent de leur communauté, et présentent leurs connaissances au grand public, ils ne parlent que de ce qui fait l'objet de l'accord communautaire (les scientifiques peuvent aussi être d'accord pour dire qu'il n'y a pas encore d'accord). Et ils présentent toujours cela comme indiscutable, c'est-à-dire que toute personne qui voudrait contester se mettrait ipso facto en dehors de la science, dans la magie, la religion, l'idéologie, etc. Quand je parle d'extérieur, il faut entendre par là l'opinion publique cultivée, la presse spécialisée ou généraliste, mais aussi à l'école. Un amateur peut toujours contester un spécialiste, un élève contester un professeur. Mais au final, ce sont toujours les spécialistes et les professeurs qui décident de la légitimité de l'argument qu'on leur oppose. Leur seule autorité suffit à disqualifier les arguments qu'on leur oppose. Donc, à l'extérieur de la communauté, l'aristocratie règne.

Ainsi, les sciences, loin d'être un compromis entre démocratie et aristocratie, sont au contraire la dernière aristocratie restant dans nos sociétés, le dernier lieu où l'autorité suffit à s'imposer. S'il semble rester en elles des aspects démocratiques, c'est seulement dû à une incompréhension concernant la nature de toute communauté hiérarchique. Il est normal que les membres d'une classe supérieur se traitent comme des égaux. Il est donc normal que les scientifiques entre eux discutent, s'échangent des arguments, votent pour prendre conscience des rapports de force entre les idées qui circulent dans leur communauté. Par contre, dans leur rapport avec les inférieurs, les scientifiques ne sont absolument pas démocrates. Il y a donc entre la communauté scientifique et la communauté politique un rapport de subordination indiscutable. Bien entendu, comme dans toute aristocratie, le peuple est d'accord pour conférer son pouvoir à cette aristocratie. Il pourrait couper les salaires des scientifiques et les renvoyer à des métiers directement utiles, comme banquier, ingénieur des ponts et chaussées, ou jardinier. Mais le peuple croit en ses scientifiques (dans le peuple, j'inclus les philosophes des sciences...).
D'ailleurs, dans les moments où, justement, la révolte populaire gronde, on voit très bien apparaître la nature essentiellement aristocratique des sciences. Lorsque les citoyens ordinaires se mettent à contester la réalité du changement climatique, lorsqu'ils se mettent à douter de la valeur des médicaments ou des vaccins qu'on leur impose, les scientifiques crient à l'irrationalité. De même, lorsque les hommes ordinaires se mêlent du contenu des programmes scolaires (faut-il enseigner Darwin seulement, ou bien Darwin à côté du créationnisme?), les scientifiques aussi se défendent violemment. Car évidemment, il n'y a pas ici de querelle scientifique. Personne ne défend plus sérieusement que l'homme n'influence pas le climat, ou que Eve est née de la côte d'Adam. Par contre, certains défendent une conception démocratique de la science, dans laquelle les recherches, les objets d'enseignement, voire même les contenus, sont fixés démocratiquement, et pas au sein d'une petite communauté fermée de scientifique. Autrement dit, ce n'est jamais la vérité que le peuple conteste, comme le croient les scientifiques naïfs. Ce qu'il conteste est l'autorité des scientifiques. Il nie que ceux qui parlent aient autorité à le faire, ou, ce qui revient au même, il affirme que tout le monde a le droit de s'exprimer et de prendre position sur le sujet.

J'ai dit que j'avais une différence avec Latour. Celui-ci identifie la démocratie au gouvernement représentatif. Une bonne démocratie est un régime dans lequel le plus grand nombre possible d'intervenants ont trouvé un représentant. L'aristocratie, elle, n'est pas directement thématisée, mais on devine qu'il s'agit d'un régime qui est aussi représentatif, mais dont la représentation est usurpée plutôt que négociée.
Ceci me semble très insuffisant, très rudimentaire. Il est impossible d'identifier la représentation à la démocratie. Car la représentation suppose toujours une hiérarchie entre celui qui parle, et celui que l'on fait parler. Un scientifique qui fait parler un fait, un politique qui fait parler ses électeurs, ont une supériorité sur eux. Ils sont supérieurs d'abord parce qu'ils s'en sont rendus maîtres, ensuite parce que, étant maîtres, ils peuvent leur faire dire ce qu'ils veulent. Bref, une démocratie est un régime de gens égaux et qui le restent, et qui peuvent bien voter pour prendre des décisions, mais certainement pas pour se donner un maître. Quant à l'aristocratie, justement, sa figure par excellence est celle de l'élection. Et l'élection a deux formes : la première où l'on est promu par ses supérieurs, où l'on accorde le droit d'entrer dans une communauté (concours, entretien, etc.), la seconde où l'on cherche à manipuler les inférieurs afin de les conduire là où on le souhaite (expérimentation scientifique, campagne électorale).
Autrement dit, les sciences ne pourront pas entrer en démocratie, comme le pense Latour, sauf à supposer qu'il soit possible de transformer tous les citoyens en scientifiques. Personne ne peut croire cela. De plus, les sciences étant morcelées, un scientifique quelconque redevient un simple homme cultivé dès qu'il aborde un autre champ scientifique. C'est pourquoi les sciences continueront de se pratiquer en petites communautés fermées, dotées d'une autorité.

Ainsi, quiconque admire la merveilleuse capacité des sciences de faire de nouvelles découvertes, tout en regrettant que la politique et la morale ne parviennent jamais à progresser, est au fond en train de dévoiler son goût pour l'aristocratie, pour l'autorité. On ne progresse que parce que l'on fait taire de plus en plus d'intevenants. S'il fallait tous les prendre en compte, ce qui est l'exigence démocratique fondamentale, alors les discussions n'avanceraient jamais. 

2 commentaires:

  1. "la nature ne parle pas, et ne nous dit jamais lequel des scientifiques a raison contre les autres"

    Arg ! Incroyable qu'on puisse proférer de telles choses avec un tel aplomb...
    Il est clair que dans ces conditions, il est grotesque de conférer quelque autorité que ce soit aux savants. Celle-ci ne peut être qu'usurpée car n'importe quelle explication fera l'affaire, y compris celle du créationniste : anything goes.

    L'argumentation scientifique ne serait qu'une pure rhétorique destinée à "faire taire" les contradicteurs ?!?

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    1. Ta dernière phrase est tout à fait juste. Par contre, elle est incompatible avec le paragraphe qui la précède. Si on peut dire n'importe quoi n'importe comment, alors même la "pure rhétorique" s'écroule. Il y a des normes portant sur ce qui est acceptable, et mon idée est que ce sont les hommes qui les font respecter, pas la nature. Quand il y a une querelle scientifique (darwinisme contre créationnisme, par exemple), on ne convainc pas ses adversaires en leur disant "mais regarde! tu vois bien que la nature est ainsi!", mais en leur opposant un argument en bonne et due forme, partant de prémisses partagées, suivant des inférences aussi logiques que possible, et aboutissant au résultat que l'on veut défendre. C'est exactement la méthode de la rhétorique.
      Mais tout ceci reste plus discutable que la phrase que tu critiques et que je cherche à défendre. La nature n'explique rien, ne cause rien. Nos croyances sont en partie justifiées par cohérence avec d'autres croyances, et en partie justifiées par rien du tout. Nous les avons, et parce que nous avons un peu d'autorité, nous sommes autorisés à dire qu'il y a des arbres, des océans, que les pierres jetées en l'air retombent, ou que les hommes ont deux mains. Bref, au lieu de dire que la nature nous contraint à croire ceci, ce qui ne veut rien dire, mieux vaut simplement dire que nous croyons ceci sans raison, et que nous ne pouvons pas faire autrement.
      Il faut comprendre que la nature est une hypostase inutile d'exigences épistémologiques tout à fait légitimes. D'une part nous avons besoin de croire que nous n'avons pas fabriqué des croyances de toutes pièces. Et d'autre part, il nous faut considérer que nous parlons tous de la même chose, sans quoi les discours scientifiques ne pourraient pas s'opposer. Il faut apprendre à voir ces exigences comme des règles arbitraires du jeu scientifique, et éviter d'y mêler tout ce bavardage sur le réel et la nature.

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