mercredi 25 juillet 2012

La légitimité du hasard

Je voudrais ici évoquer trois sujets sans lien apparent, sélectionnés au hasard, et qui ne sont pas du tout exhaustifs. Tous soulèvent en réalité le même problème :
1) il existe des techniques assez performantes de diagnostic pré-natal pouvant être pratiquées à la demande des parents, afin de permettre un avortement en cas de trisomie ou de grave maladie génétique. 
2) dans bon nombre de sites de rencontre, il est exigé de chacun qu'il se définisse au moyen de catégories, de sorte que les autres puissent le trouver en faisant une recherche fondée sur de tels critères.
3) Les médecins sont capables de maintenir en vie presque tous les êtres humains, de sorte que la mort n'arrive que par décision volontaire des médecins, de la famille, ou du patient, de débrancher toutes les machines maintenant artificiellement en vie. Ceci inclut également l'acharnement thérapeutique, dans lequel de lourds traitement sont administrés au patient afin de le maintenir en vie, voire le sauver.

Passons rapidement sur ce qui est le plus évident, cette liste commence par la naissance, continue par la vie, et finit par la mort. De manière moins évidente, il faut dire aussi qu'elle mentionne des cas dans lesquels différentes techniques ont abouti à une certaine maîtrise d'un évènement, de sorte que celui-ci ne se déroule plus au hasard, de manière incontrôlée, mais conformément à ce que nous en attendons. Ce "nous" peut être individuel ou collectif, mais, à chaque fois, les techniques permettent de choisir le résultat de l'évènement, au lieu de le subir. Autrement dit, tous ces exemples parlent de lutte réussie contre le hasard :
1) avant les diagnostics pré-nataux, personne ne pouvait savoir ce qu'allait être son enfant. On ne savait même pas s'il serait un garçon ou une fille, s'il serait malade ou bien portant, etc. Par conséquent, on risquait toujours de laisser naître un enfant gravement handicapé.
2) avant les sites de rencontre multi-critères, personne ne pouvait choisir ses amis ni ses amours, ni connaître exactement leur caractère. Si choix il y avait, celui-ci ne pouvait se faire qu'entre personnes s'étant déjà rencontrées, et connaître bien une personne demandait de passer un temps considérable avec elle. Il arrivait donc parfois que l'on découvre seulement après des mois voire des années tel aspect de la personnalité d'une personne, telle passion qu'elle cultivait sans le dire, etc. On perdait donc beaucoup de temps à fréquenter des gens avec qui on avait somme toute très peu d'affinités.
3) avant les techniques de maintien en vie, personne ne pouvait choisir l'heure de sa mort, ni de celle de ses proches. La mort venait comme elle le voulait. Elle arrivait donc toujours trop tôt, toujours au mauvais moment.

Toutes ces techniques ont donc permis de rationaliser nos vies. Nous pouvons dorénavant choisir un grand nombre de choses qui relevaient jusque là de coïncidences, de purs hasards. Mais certains n'appellent pas cela hasard, mais destin, providence voulue par Dieu. C'est un point sur lequel quelques remarques importantes doivent être faites. Il est bien connu que les religions sont majoritairement opposées aux techniques de contrôle des naissances (surtout l'avortement, outil complémentaire des diagnostics pré-nataux). Elles sont ensuite opposées à l'euthanasie, active ou passive, donc, aux techniques de contrôle de la mort. Enfin, elles sont attachées au mariage, donc opposées au droit des individus de divorcer facilement afin de se séparer d'une personne que l'on ne parvient plus à supporter, ou afin de se remarier avec une personne que l'on aime davantage. Étant attachées au mariage, elles ne peuvent donc pas voir d'un bon œil les sites de rencontre qui favorisent inévitablement le nombre et la légèreté des rencontres. Autrement dit, ce qui se profile derrière tous ces choix moraux, c'est le refus d'un contrôle exagéré sur nos vies. Il y a des décisions qui ne doivent pas être prises par les hommes, mais doivent être prises par Dieu. Les évènements existentiels les plus importants, la naissance, les unions, la mort, ne doivent pas être rationalisés et mis sous contrôle humain. 
Je voudrais ajouter une remarque sociologico-conceptuelle : on peut très largement expliquer l'affaiblissement des religions par le fait que la plupart des aspects de la vie sont maintenant sous contrôle humain, de sorte que Dieu ne contrôle plus grand chose. Nous ne sommes plus ses créatures, puisque nous avons le contrôle de nos vies. Pourquoi donc encore croire en un Dieu, si l'on est persuadé que des lois physiques aveugles gouvernent l'ensemble de l'univers, et que des techniques et des lois humaines gouvernent l'ensemble du monde humain? Dieu a perdu sa fonction, il ne règne plus sur rien du tout. Notre situation contemporaine n'est donc pas la mort de Dieu, mais bien plutôt sa mise au chômage!
Ensuite, il peut paraître difficile de défendre rationnellement ce positionnement, qui, s'il est celui de la plupart des religions (du moins sous nos contrées), n'est pas seulement celui des religions. En effet cette attitude consiste à dire, si l'on est religieux, qu'il faut laisser Dieu faire, car lui fait bien les choses. C'est à peu près indéfendable, Dieu tolérant que des enfants naissent qui auront une vie de souffrance, que certains meurent de maladie dès leur jeune âge, etc. En termes non religieux, le hasard est souvent défavorable, et rarement favorable. Il semble y avoir de l'obscurantisme à refuser l'avancée des techniques, et  à vouloir abandonner la maîtrise. Pourtant, certaines pratiques de contrôle choquent aussi certains non religieux : l'eugénisme est très majoritairement condamné, alors que le diagnostic pré-natal (ou même le diagnostic pré-implantatoire, en cas d'insémination artificielle) le permet. Mais là encore, comment défendre positivement le refus d'une pratique de contrôle, qui permet d'éviter de faire naître des enfants malades, voire peut-être à l'avenir, des enfants très laids, ou des enfants idiots, etc.? Autrement dit, y a-t-il d'une façon ou d'une autre une légitimité du hasard?

Voici ce que l'on peut répondre : il y a bien une légitimité du hasard. Il est parfois bon de renoncer au contrôle. Pour le comprendre, il faut faire appel à une position philosophique, dont je vois maintenant pourquoi elle se concilie fort bien avec la croyance en Dieu (chez Pascal, notamment) : le scepticisme. L'homme ne peut pas et ne pourra jamais tout prévoir. Il y a des évènements historiques qui sont intrinsèquement imprévisibles (tous ceux qui relèvent de l'invention humaine par exemple), d'autres dont la cognoscibilité s'évanouit avec le temps (comme les phénomènes météorologiques, dont la précision de la mesure diminue nécessairement avec le temps). C'est pourquoi tout contrôler, alors même que nous ne pouvons pas tout connaître, c'est risquer de commettre des erreurs irréparables. Pour éviter de commettre l'irréparable, mieux vaut donc renoncer à intervenir lorsque nous ne pouvons pas clairement prévoir les effets de nos actions. Ceci vaut dans le domaine du contrôle des naissances : qui sait si ce malade que nous laissons naître ne dispose pas aussi d'une immunité à une maladie terrible qui nous frappera à l'avenir? Qui sait si cet enfant diagnostiqué comme trisomique na va pas avoir une existence bien plus heureuse que des personnes ordinaires? Qui sait si cet handicapé de naissance ne va pas tirer parti de son handicap pour réaliser une grande œuvre? On pourrait dire de même pour les rencontres : comment savoir si un critère de sélection que nous n'avons pas retenu ne nous fera pas manquer une personne qui était faite pour nous? Comment savoir si ce que nous croyons aimer chez les gens est vraiment ce que nous aimons le plus? Là encore, si le hasard ne forçait pas un peu les choses, jamais nous ne progresserions dans la compréhension de nous-mêmes.
Il ne s'agit donc pas de renoncer totalement au contrôle, ni croire, comme un religieux, que laisser faire les choses est toujours mieux que les contrôler (Hume, dans son Essai sur le suicide, avait d'ailleurs ridiculisé cette position, si on veut la défendre jusqu'au bout : personne n'oserait dire qu'il est mauvais d'éviter une pierre qui nous tomberait dessus). Il est certain que le hasard serait souvent malheureux, et le contrôle souvent préférable. Mais il faut quand même empêcher son invasion, et laisser de larges plans de notre existence au hasard. Car contrôler, c'est laisser le présent enrégimenter l'avenir, alors même que nous sommes loin d'être suffisamment savants et sages pour nous permettre de nous engager  (et d'engager les autres!) définitivement sur une voie. Laisser l'avenir ouvert, c'est au contraire ne pas s'enfermer dans le présent, et nous laisser une marge pour changer et pour évoluer.Bref, il y a des dangers bien définis, à brève échéance. Autant que possible, on peut s'éviter de les subir. Par contre, pour les décisions plus importantes, plus globales, dont les effets sont plus difficiles à discerner, laisser faire le hasard est probablement la décision la plus dure, mais aussi la plus raisonnable.
Ces propos, bien entendu, entretiennent un lien avec l'écologie, le libéralisme, et le tirage au sort.

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