dimanche 30 septembre 2012

Développement personnel VS Philosophie

Le développement personnel est une vaste nébuleuse qui inclut un ensemble de techniques visant à une meilleure connaissance de soi, une suppression de troubles mentaux ou comportementaux, et une amélioration des performances pour de nombreuses activités. Il est développé aussi bien dans des théories psychologiques élaborées (programmation neuro-linguistique, analyse transactionnelle, psychologie positive, etc.) que dans les pages "psycho" des magazines féminins, qui regorgent de tests pour mieux connaître sa personnalité ou de conseils pour mieux réussir tel ou tel aspect de son existence. Il faut encore ajouter à cela la plupart des techniques orientales de gymnastique ou de méditation. Je donne délibérément une très vaste extension à cette notion de développement personnel, parce que, malgré la diversité des styles et des objectifs, se trouve une unité très forte dans les conceptions sous-jacentes qu'elle véhicule. Je ne prétends pas ici présenter exhaustivement ces conceptions, mais en montrer seulement un aspect bien particulier, celui par lequel le développement personnel se distingue radicalement de la philosophie.
Quant à la philosophie, je désignerai ici l'ensemble des textes et des discours dont le but est moral ou sotériologique, c'est-à-dire qui ont pour ambition de dire aux hommes comment ils doivent vivre, comment obtenir le salut. Cela exclut toute la philosophie plus académique, qui appartient certes à la philosophie, mais qui ne m'intéressera pas ici. Par contre, qu'elle parle de ce que l'homme doit faire ou parle de tout autre chose, la démarche philosophique est à peu près la même : il s'agit toujours de proposer une certaine conception des choses afin d'éclairer une situation qui nous pose des difficultés; autrement dit, il s'agit de résoudre des problèmes au moyen de concepts que l'on a fabriqués ou modifiés pour l'occasion.

Les présentations étant faites, on peut commencer la confrontation. Cette confrontation est inévitable, car la philosophie et le développement personnel se placent sur le même terrain, et apportent des réponses qui peuvent être parfois très proches aux mêmes problèmes. On peut adhérer au stoïcisme antique tout comme on adhère aux grands principes bouddhistes sur l'acceptation du devenir. On peut adhérer à l'ascétisme d’Épicure tout comme on respecte à la lettre les règles d'un magazine sur la manière de rester mince et bien dans sa peau. De même, tous les propos sur l'amour qui fleurissent aujourd'hui chez les philosophes (Comte-Sponville, Ferry, Badiou), pourraient se retrouver quasiment tels quels dans Psychologie magazine.
Pourtant, une fois fait le rapprochement, qui indignera tous les philosophes (pas seulement ceux qui sont ici nommés), il convient d'indiquer les différences, qui sont essentielles. On serait tenté de mentionner la difficulté théorique des différents propos. La philosophie paraît toujours plus compliquée que les théories psychologiques sur le développement personnel ou les théories religieuses et New-Age, qui elles-mêmes paraissent plus compliquées que les magazines. Mais ceci ne marche pas très bien, et on trouvera assez facilement des théories psychologiques plus sophistiquées que les propos de certains philosophes. Cela n'empêche pas que, bien souvent, la philosophie soit plus difficile. Il y a une raison à cela, qui explique aussi la différence fondamentale entre la philosophie et le développement personnel.
La philosophie se veut un discours argumenté. Or, pour justifier des règles de vie, il faut leur trouver un fondement. Ce fondement peut être religieux. Ainsi dira-t-on que l'existence de Dieu nous demande de nous dépouiller de toutes les choses terrestres. Ce faisant, les règles de vie seront donc assorties de nombreux propos qui doivent nous pousser à adhérer à l'existence de Dieu. Un tel projet est ambitieux, et quiconque lit, par exemple, Augustin ou Thomas d'Aquin sait que cela demande quelques efforts. Un autre fondement peut être ontologique et anthropologique. Chez Platon, c'est le fait que le corps soit un fardeau et que notre être s'identifie à l'âme qui implique que nous devions consacrer notre temps à apprendre à mourir, et à ne vivre que pour les choses de l'esprit. Chez Épicure et Lucrèce, la nécessité de mener une vie sobre, sans inquiétude, seulement entouré d'amis, est déductible du matérialisme ontologique, et du rapport de l'homme au plaisir et à la douleur. La sociologie et l'histoire peuvent aussi être des fondements. Les philosophes sus-mentionnés donnent une importance considérable à l'amour parce que la structure de nos sociétés, où la famille tient une place très importante, met en valeur ce sentiment. Ainsi, quel que soit le fondement, l'essentiel est qu'il y en ait un, et que les règles de vie soient logiquement déduites à partir de quelque chose d'autre. Un philosophe n'est pas un chef de secte, il ne prétend pas imposer dogmatiquement ses règles de vie. Il les articule théoriquement à un ensemble d'autres énoncés.
Venons-en maintenant au développement personnel. Ce qui le caractérise est justement, ce qui, du point de vue philosophique, paraîtrait le comble de l'arbitraire, à savoir donner des règles de vie sans prétendre les fonder sur autre chose. Ou plus exactement, le seul fondement est d'ordre technique : une fin étant fixée (par exemple, gérer son stress, améliorer ses relations de travail, etc.), alors il convient d'adopter aussi les moyens. Le développement personnel est une technique, pour des fins qu'il ne souhaite absolument pas discuter. Jamais il ne sera question de savoir s'il ne serait pas normal d'être stressé. C'est d'ailleurs pourquoi la psychologie, appliquée au domaine du travail, est parfois vue comme conservatrice, et faisant barrage au progrès social. En effet, s'il est possible grâce à des méthodes individuelles de mieux gérer son stress, alors on ne tient plus compte du constat que le mode d'organisation de l'entreprise est responsable de la situation de stress. La psychologie se veut une technique neutre, capable de résoudre les problèmes, sans s'interroger sur la légitimité de son action, ni sur une origine autre qu'individuelle des symptômes qu'elle cherche à combattre. Une même observation doit être faite au sujet des magazines. Qu'on me permette de dire un mot des magazines féminins, et de leurs quelques répliques du côté masculin (FHM, GQ, etc.). A aucun moment ils ne font preuve de réflexivité. On y découvre les multiples techniques pour conserver son couple, séduire une personne, mieux comprendre les autres, etc. Mais à aucun moment, une interrogation ne se fait jour, sur le sens de ce genre de techniques. Que nous apporte de "draguer" toutes les belles personnes qui passent? Y a-t-il vraiment quelque chose qui se joue dans la vie de couple? Ces questions ne seront évidemment jamais soulevées; on ne donne dans ces revues que des techniques pour réussir, à supposer que l'on adhère aux buts fixés arbitrairement par le magazine lui-même (quand je dis arbitrairement, je veux dire non justifié rationnellement, puisque je me doute bien que c'est le type de lectorat qui détermine les buts en question).

Qui donc a gagné le match? En terme d'audience, le développement personnel est loin devant la philosophie, surtout si on inclut, comme je le fais, les magazines. La raison est simple. La plupart des gens ne souhaite pas remettre en cause la manière dont ils vivent, et souhaitent donc d'abord avoir des techniques pour mieux réussir ce qu'ils font. De ce point de vue, la neutralité et la simplicité théorique du développement personnel est un avantage immense. Le séducteur malheureux préfèrera largement lire dans un magazine quelques techniques de drague plutôt que se demander s'il ne ferait pas mieux de consacrer sa vie à l'amour de Dieu. Le cadre stressé préfèrera toujours participer à des journées de formation aux techniques de relaxation plutôt que se demander si une vie vouée à son travail à une quelconque valeur. Le développement personnel est une grande liste de techniques pour tous les buts possibles, chacun peut donc y faire ses courses sans avoir à prendre d'autres engagements. Quand je dis qu'il s'agit d'une liste, je veux dire que tous les éléments de la liste sont indépendants entre eux, mais aussi indépendants de grands principes théoriques. Tout le monde peut faire de la PNL, qu'il soit croyant ou athée, matérialiste ou spiritualiste, optimiste ou pessimiste, etc. Et on peut le faire pour résoudre un trouble précis, sans avoir à reconfigurer l'ensemble de son existence. 
Par opposition, la philosophie demande un engagement complet, à la fois théorique et pratique. On ne peut pas être épicurien et croire que son âme survivra après la mort. On ne peut pas l'être non plus si l'on se permet régulièrement de boire et de manger plus que de raison. De même, on ne peut pas être platonicien si l'on n'est pas prêt à dédier sa vie à l'étude et à la compréhension du monde. Les philosophies sont donc beaucoup plus radicales dans leur choix, et sont exclusives les unes des autres. Soit on est platonicien, soit on est épicurien, mais pas les deux. On ne peut pas être épicurien devant un bon repas, puis redevenir platonicien en bibliothèque. Ce que l'on est, on doit l'être tout le temps ou jamais. Je précise d'ailleurs qu'il y a des conceptions morales pluralistes, qui admettent que la vie soit composée de séquences assez différentes, voire indépendantes. Mais là encore, c'est l'adoption d'une certaine conception de la vie humaine qui permet d'en tirer des règles morales. Cette conception pluraliste s'adopte comme un tout unique. Mais ce côté radical du choix, quoique demandant plus d'effort, a en même temps l'avantage d'être justifié. Une philosophe se justifie, et n'impose jamais rien sans que l'on sache pourquoi.

L'opposition entre le développement personnel et la philosophie est donc une opposition entre une technique et une sagesse. Dans le Charmide, Socrate cherche ce qu'est la sagesse. Et il comprend que la sagesse doit être différente de toute les autres techniques; car chaque technique accomplit quelque chose, mais elle ne dit jamais si ce qu'elle fait est bien ou mal. Il est donc nécessaire qu'il y ait une discipline supérieure, qui ne soit plus une technique mais quelque chose qui soit capable de toujours distinguer le bon et le mauvais usage des techniques. Telle est donc la sagesse : la science du bien et du mal, qui seule peut donner une justification à notre usage des techniques.
Ainsi, quiconque a l'exigence de justifier la manière dont il vit devra mettre la philosophie au-dessus du développement personnel, puisque la justification des techniques est au-dessus de ces techniques.

3 commentaires:

  1. Je revendique le droit d'être un platonicien épicurien.

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    1. Je profite de ta remarque pour approfondir un aspect du mode de vie "développement personnel". Dans celui-ci, la réflexivité n'a pas ou a peu d'importance, de sorte que les concepts philosophiques ne jouent pas non plus de rôle. Mais un tel mode de vie a quand même besoin d'une boussole, de quelque chose qui fixe des orientations. Le plaisir, entendu en un sens très (trop) élargi, a cette fonction. Ainsi, une personne intelligente et éduquée dira qu'elle lit, réfléchit, et se cultive parce que cela lui est plaisant, de même qu'à d'autres moments, elle mange et boit de bonnes choses parce que cela lui est aussi plaisant; alors qu'une personne non éduquée aura des plaisirs limités aux choses les plus vulgaires. Ce sont donc les prédispositions physiques et mentales, ainsi que l'éducation reçue, qui fixent les grandes orientations de la vie de ceux qui optent pour le mode "développement personnel".

      Autrement dit, en affirmant que tu es platonicien épicurien, tu dis certes que tu es quelqu'un d'éduqué qui sait prendre du plaisir à l'exercice de l'intelligence. Par contre, tu ne montres pas que les catégories philosophiques te sont utiles, puisque c'est ton plaisir raffiné qui te dirige, et non pas des décisions rationnelles, fondées sur des concepts.

      Et si on souhaite le dire encore autrement, on pourrait dire que l'alternative est la suivante : ou bien l'on est l'esclave de son propre plaisir; ou bien l'on est libre, puisque la pensée a pu faire une choix entre différents possibles, et retenir celui qui est le meilleur absolument parlant. Je dis bien "absolument parlant", parce qu'il me semble évident que la raison peut nous recommander quelque chose qui s'accorde mal avec ce qui suscite en nous le plus de plaisir. Je n'écarte pas l'idée que l'on puisse en partie éduquer son plaisir. Mais cela reste marginal et difficile.

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  2. Quel est la relations entre qui existe entre la philosophie et le développement ??

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