lundi 6 octobre 2014

La justification des traditions

Il est assez courant d'opposer les droits de l'homme et les traditions. Les premiers sont universels, soucieux des libertés individuelles, et du bien-être, alors que les secondes sont particulières, soucieuses des rites collectifs, et de la dimension symbolique plutôt que du bien-être. 
Les droits de l'homme ont une argumentation qui a fait ses preuves. Même si les principes du bien-être et ceux de la liberté ne sont pas faciles à harmoniser précisément (je pense aux discussions classiques sur l'opposition des droits formels et des droits réels, sur les libertés de base et les capabilités, etc.), dans bon nombre de cas, ils nous permettent d'arriver à une conclusion univoque, qui tient pour illégitime bon nombre de politiques tyranniques, de rites absurdes et cruels, etc.
Par contre, la défense des traditions n'est pas aussi bien rodée. Dire qu'une pratique est bonne parce qu'elle est pratiquée, c'est commettre un sophisme naturaliste grossier. Je veux dire que, même si l'on n'admet pas une distinction marquée entre faits et valeurs, il est néanmoins absolument nécessaire de conserver une distance (qui est celle de la distance critique) entre ce qui se fait, et ce qui devrait se faire. Il ne suffit pas qu'une tradition soit pour qu'elle soit bonne. Pourtant, les traditions semblent n'avoir rien d'autre à proposer que ce sophisme sous sa forme la plus grossière. Toutes les modulations dans l'argumentation ("notre tradition est très vénérable parce que très ancienne", "nous avons toujours agi ainsi", "nous sommes les premiers arrivés", etc.) reviennent au même, à savoir au sophisme naturaliste. Le reste des arguments n'en sont pas du tout, et consistent essentiellement à se boucher les oreilles quand les reproches viennent d'une autre culture. "Chez nous, on fait comme ça", est malheureusement un propos souvent entendu, qui évidemment n'est pas un argument. Si une bande de brigand affirme que, chez eux, on égorge les riches que l'on vole, on comprend bien que ceci n'est pas un argument en faveur du vol et du meurtre.
Bref, le propos de ce post est le suivant : y a-t-il un argument ayant une valeur rationnelle, pouvant s'appliquer à la défense des traditions, en tant que traditions?

Il en existe quelques uns. Le premier type d'argument est de nature épistémologique. Il consiste à faire jouer le scepticisme contre le changement. On trouve un tel argument chez Burke : les traditions sont un capital accumulé par le temps, résultat de la sagesse des Anciens, qui ont gardé ce qui était bon, et éliminé ce qui était mauvais. C'est pourquoi nous devons nous fier à eux, et ne pas changer les coutumes si nous ne savons pas très bien ce que nous faisons. En effet, les coutumes se sont tellement enrichies, avec le temps, que des modifications importantes sont difficiles à évaluer, relativement à nos capacités cognitives. Burke ne refuserait donc pas un changement ponctuel et précis, mais certainement pas de grands changements, puisqu'ils reviendraient à agir à l'aveugle, et à tenir pour nul et non avenu tout le travail moral et social des générations précédentes. C'est pourquoi il s'est opposé à la Révolution Française, qui représente une rupture importante avec l'Ancien Régime.
Un argument plus fort se trouve chez Locke, même si Locke utilise cet argument dans un sens libéral et non pas conservateur. Pour Locke, il est tout simplement impossible de savoir quelle est la bonne religion, car ceci repose sur la foi, non la connaissance. Dès lors, il serait fou de vouloir imposer aux autres une religion, puisque cela reviendrait à leur faire prendre le risque de rater le salut (ce qui est la chose la plus importante). Mieux vaut que chacun, en son âme et conscience, fasse son choix, de sorte que, si mauvais choix il y a, l'individu ne puisse s'en prendre qu'à lui-même. Cependant, on voit bien comment on pourrait utiliser cet argument dans un but conservateur : puisqu'on ne sait pas évaluer les conséquences de l'abandon d'une pratique, alors mieux vaut la garder, puisque nous savons évidemment évaluer les coûts de sa conservation, et que ceux-ci ne sont pas rédhibitoires. Bien entendu, l'argument peut difficilement être poussé jusqu'à l'absurde de vouloir conserver une pratique dont le coût est gigantesque, alors que nous n'avons pas d'idée précise des conséquences de son abandon. Je pense notamment à la discussion de Putnam sur les Aztèques, qui sacrifiaient parfois des milliers d'hommes pour des fêtes rituelles dont la fonction était de faire offrande au soleil pour qu'il continue de se lever. Ici, un minimum de sens pragmatique aurait dû pousser les Aztèques à essayer de sacrifier moins d'humains, ou même de risquer de n'en sacrifier aucun, pour voir si le soleil continuait à tourner. Néanmoins, dans des cas moins caricaturaux, il est clair qu'on peut arguer d'un manque de connaissance pour ne pas changer nos pratiques. 

Le second type d'argument est plutôt moral qu'épistémologique. On trouve ce genre de propos chez Pascal, entre autres. Il consiste à soutenir que l'injustice est préférable à la sédition, qu'il vaut mieux vivre avec les lois actuelles, même injustes, que créer le chaos en voulant les faire changer, ou même, ce qui est différent, mais aussi grave, que la société se retrouve désordonnée, déstabilisée, par le changement des lois. Je tiens à distinguer ces deux cas, car le premier nous évoque la guerre civile, qui, dans une société démocratique, est heureusement assez rare. Cet aspect là risque donc de ne plus beaucoup nous parler. Nous n'avons pas l'impression que l'autorisation de la gestation pour autrui aux personnes homosexuelles serait un facteur de guerre civile. Par contre, il est tout à fait possible de soutenir que cela fragiliserait un grand nombre de repères moraux, qui ont besoin de l'habitude, et de la pression sociale, pour fonctionner correctement (je ne prends pas position pour ou contre la GPA, je dis seulement que la discussion est légitime). De même, dans beaucoup de questions moins graves sur le plan humain, comme les questions fiscales, il est clair que les changements de législation pourraient déstabiliser les agents, qui ne sauraient pas comment appliquer les nouvelles lois, ou qui les appliqueraient mal, ou continueraient pas réflexe à appliquer les anciennes.
Bref, cet argument consiste à pointer le coût de la transition, qui serait supérieur au gain supposé qu'apporterait le changement de pratique. Si c'est bien le cas, alors en effet, il est inutile de changer les choses. Le but de la politique n'est pas de réaliser un monde idéal absolument parlant, mais de mener la société réellement existante vers la meilleure des conditions que la situation initiale permet. C'est pourquoi la politique doit tenir compte de l'existence des mauvaises lois, des mauvaises traditions, et ne peut pas se contenter de jugements hâtifs préconisant l'élimination pour la seule raisons que ces lois ou ces traditions sont mauvaises.

Ainsi, on peut tirer de ces deux types d'argument le noyau commun à la défense des traditions. Sans grande surprise, c'est le facteur temps qui est décisif. La défense des traditions repose sur une valeur pragmatique, à savoir celle de la lenteur, vue comme quelque chose de bon, alors que l'accélération est vue comme une chose mauvaise. Car accélérer, c'est bouleverser des habitudes, donc se retrouver déstabilisé, en difficulté pour effectuer ce que l'on doit. Et c'est aussi, du fait même de l'accélération, perdre la capacité de bien voir où l'on va. La vitesse rend plus difficile l'action, et la compréhension du sens de nos actions. Alors que la lenteur du changement permet à l'action de reposer sur des habitudes acquises depuis longtemps, et permet à l'esprit de comprendre facilement ce qui arrive. 
La défense des tradition est donc toujours un conservatisme, si on entend par là non pas un refus du changement, mais un refus du changement rapide. Il faut toujours, autant que c'est possible, conserver tout ce pour quoi il n'y a pas de raison impérieuse de changer. Quant aux changements majeurs, révolutionnaires, mieux vaut les introduire graduellement, laisser le temps aux habitudes d'évoluer, plutôt que proposer des abrogations ou des légalisations massives. Autrement dit, d'abord diminuer les peines, plutôt que légaliser, autoriser dans des cas précis, plutôt qu'autoriser sans condition, etc. Toujours appliquer la stratégie du petit pas, pour éviter les erreurs irrémédiables, et la déstabilisation totale. C'est pourquoi, me semble-t-il, on peut être conservateur tout en étant ouvert au changement. Il suffit de vouloir ne pas tomber dans la frénésie législative, et les réformes grandioses qui s'empilent chaque année (il y a peu, un ministre prétendait refonder l'école, comme si tout détruire et tout reconstruire était la meilleure image de ce qu'on veut faire à l'école, alors qu'elle marche globalement bien). 

Je pense ne pas être si original en défendant les traditions. Le mot choque, pourtant, chacun a aujourd'hui la sensation que le monde va trop vite, que les choses sont devenues trop liquides, que trouver un travail durable est très difficile, que les couples se défont aussi vite qu'ils se font, que les innovations technologiques nous obligent à changer sans cesse nos modes de communication, que la législation est d'une complication aberrante parce qu'elle évolue tous les six mois, etc. Tous ces reproches adressés au monde sont de nature conservatrice. Ils me semblent fondés.

5 commentaires:

  1. Je ne crois pas que l'argument de Locke soit celui que tu lui prêtes, mais peu importe pour le propos.
    Quant à Pascal, il est très important de signaler que son conservatisme se fonde sur une sorte de scepticisme en matière morale (ou plus exactement une impossibilité pour les hommes corrompus de connaître la justice) : c'est parce que personne ne sait ce qui est juste qu'il n'y a rien à gagner et au contraire tout à perdre au changement.

    Les reproches que tu recenses et que tu dis adressés au "monde", sont en fait adressables au législateur. C'est bien en France que trouver un travail est difficile, que la législation est compliquée et instable, etc.

    Albert Hirschmann a recensé trois schémas d'argumentation réactionnaires devenus traditionnels, pour ainsi dire :
    - la thèse de l'effet pervers : toute tentative d'amélioration aboutit en fait à une dégradation
    - la thèse de l'inanité : toute tentative de ce type est condamnée à rester sans effet
    - la thèse de la mise en péril : le coût de la transformation est trop élevé, et met en péril quelque chose à quoi nous tenons plus.

    Tu sembles ne reprendre que ce dernier argument, mais tu n'expliques pas du tout par rapport à quoi le coût de la transformation est élevé, ce qui, exactement, est mis en péril.
    Ou plutôt, tu associes arbitrairement transformation et vitesse, et tu conclus que toute transformation est mauvaise parce qu'elle est rapide. Présenté ainsi, il est évident que cela ne veut rien dire.
    Le réactionnaire, le conservateur ou le défenseur de la tradition s'opposent à tout changement, fût-il progressif et graduel.
    Si je tiens ma tradition pour bonne, le fait qu'elle aura disparu dans cinquante ans ne m'attristera pas beaucoup moins que si elle devait être abandonnée prochainement.
    Hayek propose une une défense très intéressante de la thèse de l'effet pervers.

    Tu te débarrasses un peu vite de l'histoire des Mayas : que le soleil ne se lève plus serait une catastrophe irréversible, entraînant la perte de tous les êtres vivants diurnes non adaptés à l'obscurité. Le sacrifice de centaines d'humains en vaut donc certainement la peine !
    Le problème n'est pas le manque de pragmatisme, mais plutôt la rationalité dans la formation des croyances.

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    1. Suite (impossible de tout publier dans le même commentaire !!!)

      Pour passer à un niveau de discussion un peu plus général et à mon avis plus philosophique, admettons qu'une transformation (volontairement impulsée) peut être jugée mauvaise pour deux raisons :
      D'abord parce que les coûts excèdent les gains. Mais alors il est irrationnel de vouloir encore la transformation. La dispute porte sur les traits effectifs, empiriques du changement, ce qui ne nous intéresse pas vraiment, en tant que philosophes.
      Un deuxième argument que tu esquisses serait de dire que le changement est mauvais pour des raisons épistémologiques en quelque sorte (ou de coût subjectif de recherche d'information).
      Admettons que je sache que la proposition suivante (p) est toujours vraie : si je fais x, alors y est le cas. Si je sacrifie des hommes, le soleil se lève le lendemain. Voilà une vérité universelle de première ordre, jamais contredite !
      On peut alors demander : quelle assurance ai-je que si je cesse de faire x, y se produira toujours ? Évidemment, il n'y en a aucune. "J'ai toujours fait comme cela, je n'ai jamais eu de problème", et je ne veux surtout pas de problèmes.
      Est-ce vraiment un argument ? Si les coûts d'acquisition de l'information pertinente sont très élevés, c'en est un. S'ils sont inconnus, je ne sais pas quoi répondre.

      Évidemment, on peut aussi juger qu'une tradition est bonne en soi, et non parce qu'elle permet d'obtenir autre chose, mais il n'y a pas grand chose à dire de ce cas de figure.
      D'ailleurs, les vieillards et les sociologues qui trouvent que tout va trop vite depuis l'invention de la roue n'ont pas émis une revendication fondée sur quoi que ce soit mais plutôt un gémissement. Les gémissements sont à prendre en compte, mais ils ne sont pas "fondés".

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    2. En relisant mon post, je me disais que l'articulation entre les trois moments n'était pas assez clair.
      Le premier moment donne un argument portant sur le manque de connaissance. Le second moment donne un argument sur le fait que le changement va générer des nuisances. Mon troisième moment explique que c'est le changement rapide, et non pas le changement en lui-même, qui est facteur d'ignorance, et de nuisances. L'essentiel du conservatisme est dans ce troisième moment, les deux premiers ne sont pas suffisants par eux-mêmes, parce qu'ils pourraient être utilisées par un progressiste.

      Je dois quand même concéder deux choses : parfois même un changement graduel nous place dans l'incertitude (c'est le cas des Mayas, comme tu le signales), ou produit des nuisances (ce que semble dire Hayek). Que faire alors? Dans le second cas, c'est un calcul tout bête sur les coûts et les avantages du changement, et cela n'a rien à voir avec la discussion sur la valeur du conservatisme. Le premier cas, par contre, est plus délicat. Car un petit changement en terme d'acte a une conséquence immense d'un point de vue qualitatif : elle nous place dans l'incertitude, donc le calcul n'est plus possible.
      Il nous faut donc savoir quoi faire face à ces croyances qui nous obligent à ne plus bouger d'un poil! Car il me semble évident que le conservatisme est le refus du changement rapide, et non pas le refus du changement tout court.

      Concernant ces croyances Aztèques, je crois que c'est plutôt une affaire de pragmatisme, et non pas de rationalité (autrement dit, de raisonnable plutôt que de rationnel) de ne pas admettre de croyance non réfutable, non vérifiable, et si indépendante de tout ce que l'on sait sur la marche ordinaire du monde. Les Aztèques ne se contredisent donc pas au sens fort (logique), mais ils admettent une croyance étrange, difficile à corroborer par des indices complémentaires, et aux conséquences pratiques énormes (tuer des centaines d'hommes). L'inférence à la meilleure explication est une notion pragmatique, et non pas logique. Or, c'est ce type de raisonnement qui doit nous pousser à renoncer à la croyance Aztèque, et pas la rationalité.

      Retour au conservatisme : Il convient de s'interroger sur les cas étranges dans lesquels une toute petite action a des conséquences radicales en termes d'information, ou en termes factuels. Un pragmatiste dirait qu'il y a là quelque chose de suspect. Une fois ces situations étranges éclaircies, on peut avancer de manière continue, sans rupture, donc de manière conservatrice...

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    3. "il me semble évident que le conservatisme est le refus du changement rapide, et non pas le refus du changement tout court."

      Evident ? Les conservateurs peuvent refuser par exemple la mondialisation, processus initié depuis plus 500 ans !

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    4. Tu as raison, ce n'est pas si évident.
      Disons qu'on aurait là deux conservatismes : un conservatisme pour qui tout changement est mauvais ; et un autre pour qui c'est le changement rapide qui est mauvais. La première conception serait tout de même assez étrange (on ne sait pas s'il faut y voir une forme d'optimisme radical pour qui tout changement ne pourrait qu'être pire, ou bien une forme de paresse épouvantable, ou que sais-je encore).

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