mardi 21 octobre 2014

Relativisme et relativité

Je souhaite ici clarifier la distinction qu'il convient de faire entre le relativisme et la relativité. En effet, les deux notions sont proches, et pourtant s'excluent. Là où vaut le relativisme, il n'y a guère de sens à parler de relativité, et là où quelque chose est relatif, il n'y a pas relativisme. 
La relativité est le fait qu'un phénomène varie de manière systématique en fonction d'un autre phénomène. Il s'agit d'une relation de covariance, mais asymétrique, dans le sens où la chose relative dépend d'une autre, mais que cette autre ne dépend pas nécessairement de la première. Cette caractérisation est très générale, et recouvre de multiples formes de relativité. Par exemple, on peut dire que la législation qui s'applique à un individu est relative au territoire qu'il occupe. On peut aussi dire que la fragilité d'un vase est relative au matériau qui le constitue. On peut dire encore que l'existence de choses qui sentent bon ou mauvais est relative à l'existence d'un être vivant ayant un sens de l'odorat. On peut dire enfin que l'heure d'arrivée du train est relative à sa vitesse de circulation. Etc. On pourrait multiplier les exemples, mais l'idée est assez claire : lorsqu'une chose reçoit son existence ou ses caractéristiques en fonction d'une autre chose, on dit que la première chose est relative à la seconde.
Il est important de comprendre que cette relativité est parfaitement objective. La relation entre deux choses factuelles est elle-même une donnée factuelle, pouvant faire l'objet d'une étude empirique ou scientifique. Ce n'est pas parce qu'une chose a besoin d'autre chose pour exister que cette chose a moins de réalité que les choses qui sont subsistantes par elles-mêmes. Même pour des choses d'apparence plus subjectives, comme les odeurs, il y a un sens évident à dire qu'elles sont objectives. En effet, une chose a en soi une certaine odeur, et même la manière dont un sujet ressent cette odeur est objective, puisqu'on peut la déduire à partir de la connaissance que l'on a de son système respiratoire, son système nerveux, etc. Certes, me dira-t-on, les qualia sont purement subjectifs, par définition. Néanmoins, dans la mesure où il y a un rapport systématique entre le qualia produit et la situation empirique (situation comprenant la chose odorante, et l'individu dans l'état physique où il est), alors on peut tenir le qualia pour objectif. Chaque être vivant ressentira les odeurs différemment, mais puisque cette différence est entièrement explicable par les différences physiologiques minimes entre individus, alors une explication objective de la relativité est possible. Et surtout, les individus n'ont pas les moyens de produire arbitrairement n'importe quel odeur ressentie à partir d'une situation factuelle donnée, c'est pourquoi on peut dire que la relativité des odeurs n'implique pas de relativisme. (Quiconque n'est pas du tout convaincu par ces histoires de qualias se dépêchera donc d'oublier cette petite section, qui n'est pas nécessaire à mon argumentation globale, et ne s'adresse qu'à ceux qui y croient). 

A l'inverse, le relativisme implique la possibilité d'une variation arbitraire. C'est une caractérisation grossière, mais qui montre bien que le relativisme exclut la relativité. En effet, si un certain phénomène peut être produit simplement par une décision arbitraire d'un sujet, alors ce phénomène n'est plus vraiment relatif à quoi que ce soit du monde. Il ne dépend plus de rien dans le monde. Il se retrouve en quelque sorte entièrement fondu dans la décision même d'un sujet qui veut le faire advenir.
On peut certes, par commodité, définir le relativisme comme la relativité d'un phénomène à un sujet. Mais c'est un peu maladroit, parce que l'on retrouve certes l'idée d'une dépendance de la chose relative à une autre chose, mais on ne trouve pas l'idée d'une variation réglée, suivant une certaine fonction. Au lieu de la variation réglée, on ne trouve qu'une décision arbitraire. Même si elle est motivée, une décision reste arbitraire, elle ne confère pas l'objectivité qu'un fait naturel pourrait donner à un autre fait sur lequel il agit. L'assemblée qui vote une loi peut constituer un code civil de manière parfaitement relativiste. Pour la faire sortir du relativisme, il faudrait qu'existe une norme transcendante (le droit naturel a historiquement joué ce rôle) qui serve de modèle au droit positif. Dans ce cas, c'est alors la nature de la relativité du droit civil au droit naturel qui protège le droit civil du relativisme. Dès que le législateur ne peut plus faire n'importe quoi, mais suit rigoureusement une règle, la relativité reprend le dessus et exclut le relativisme.
Une manière plus sémantique d'approcher cette opposition serait de dire que la relativité d'un phénomène signifie que la possibilité qu'a un sujet de tenir un discours ayant une valeur de vérité sur ce phénomène dépend de l'existence d'autre chose. Si cette chose existe, alors l'énoncé possède une valeur de vérité. Le sujet doit alors mener l'enquête pour déterminer cette valeur, sachant que le résultat de l'enquête dépend de faits strictement objectifs. Par opposition, le relativisme signifie que c'est le sujet qui détermine de lui-même la valeur de vérité d'un énoncé. L'énoncé n'est plus relatif à rien, il n'a plus de condition de vérité, sauf en un sens particulièrement étrange dans lequel c'est l'individu lui-même qui est souverain sur les conditions de vérité. "p est vrai si je le veux" n'est pas une phrase qui satisfait aux exigences de la fameuse convention T tarskienne. Cette phrase veut plutôt dire que "p" n'a pas de condition de vérité. C'est pourquoi il serait absurde de mener l'enquête pour connaître la vérité d'une phrase, si cette phrase est relativiste. Si vraiment je peux arbitrairement choisir la valeur d'un oeuvre d'art, d'une règle morale, ou que sais-je encore, alors il serait contradictoire de mener une enquête. Celle-ci ne mènera jamais à mieux comprendre, à mieux connaître, car il n'y a rien à comprendre, mais juste à décider.

Ainsi, pour résumer cela en empruntant une terminologie passablement datée, ce qui est relatif est affaire d'entendement, ou de connaissance. Alors que ce qui est relativiste est affaire de volonté, de décision. Les deux s'excluent mutuellement. Là où il faut trancher, il n'y a rien à connaître. Là où il y a à connaître, il serait fautif de trancher. 
Peut-on maintenant indiquer le domaine du relativisme? On le peut en répondant à la question suivante : dans quels domaines est-il inutile de chercher à mieux connaître les faits? Quelques éléments de réponses : dans les conventions de politesse, dans bon nombre de coutumes sociales, dans nos petites décisions individuelles (manger le poisson à midi, porter une chemise rouge plutôt qu'un polo beige). Mais le reste n'est, autant qu'on puisse en juger, pas du tout relativiste. Il arrivera peut-être un jour que notre connaissance des faits moralement pertinents soit si parfaite que le choix entre différents systèmes moraux ne soit plus qu'affaire de pure décision. Mais nous en sommes bien loin. De même en art, il se pourra peut-être que notre compréhension d'une oeuvre soit si parfaite que notre avis global ne nous paraîtra plus qu'un jugement arbitraire. Mais ici aussi, nous en sommes bien loin. 
Bref, le relativisme me semble un territoire fort restreint, et guère intéressant. 

8 commentaires:

  1. Si le relativisme dont on parle n'est pas du subjectivisme à la Protagoras, le sujet qui fixe les conditions de vérité n'est pas le sujet individuel, mais le "sujet" collectif de la convention : une fois cette trivialité reconnue, le relativisme n'est plus aussi évidemment stupide.
    AInsi, contrairement à ce que tu dis, il est très utile de chercher à mieux connaître les règles de politesse (on écrit des traités là-dessus), les règles de langage, les règles de droit, les règles économiques, et tout autre objet de convention. Certains y consacrent même leur vie...
    Le relativisme est tout à fait compatible avec la possibilité d'une enquête. C'est étonnant que tu sous-estimes à ce point la complexité de la notion de convention, pour la ramener à un simple produit de la décision individuelle !

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    1. Mon paragraphe final est peut-être un peu lapidaire, et du coup prête le flan aux critiques que tu lui fais. Tu as raison de dire que les conventions existantes peuvent faire l'objet d'une enquête scientifique, et qu'en général, ce genre d'enquête est intéressant.
      Mais mon objet n'est pas l'étude des conventions déjà existantes, c'est l'acte qui établit une convention. Car c'est cet acte qui est conceptuellement opposé à l'acte d'enquête. Soit on décrit les faits en se "calquant" sur le réel, soit on change le réel en établissant de nouvelles conventions. Mon intention était de dire que le relativisme est, dans son sens ordinaire, la thèse selon laquelle toute enquête est en fait l'acte de poser une convention. Or, ceci me semble absurde; les conventions se limitent à un domaine assez restreint, que nous pouvons assez facilement délimiter (peut-être pas toujours avec une netteté parfaite, quand même). Donner un nom à un nouveau né est une affaire de convention; fixer son sexe ne l'est pas (exemple choisi à dessin : le sexe de l'enfant est presque toujours connaissable sans ambiguïté, mais il est vrai que parfois, nous hésitons un peu, et qu'il est alors tentant de fixer une convention pour résoudre le problème).
      Bref, ne me fait pas dire que l'enquête portant sur les conventions se réduirait à l'acte arbitraire consistant à en établir; puisque c'est justement cette confusion que ce post dénonce.

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    2. Un acte ? Ce qui est fascinant dans les conventions, c'est qu'il n'y a pas d'acte isolable, attribuable clairement à l'intentionnalité d'un agent ou d'un groupe d'agent, qui corresponde à sa création.
      En effet, à quel moment naît la convention ? D'abord, il n'y a presque jamais de comité homologué de création de norme qui en soit à l'origine, habituellement, cela marche tout seul, en quelque sorte. Et s'il y avait un comité de ce genre, à quel moment naît la convention ? Au moment où l'un des membres a une bonne idée ? Au moment où les autres l'adoptent ? Au moment où la décision est validée par une instance supérieure ? Au moment de l'homologation du comité ? Au moment où les individus prennent connaissance de la norme et décident de la suivre ? Ou lorsqu'un nombre critique d'individus la suivent ?
      Ainsi, réduire la convention à un libre décret de la volonté, ou comme tu le dis, à un "acte" paraît bien simpliste et réducteur.

      L'attribution du sexe est bien une affaire de convention : c'est pour cela que certains médecins ont dû faire appel à un concept de genre pour justifier rétrospectivement leurs coups de bistouri (on n'hésite pas, contrairement à ce que tu dis, on n'arrive tout simplement pas à plaquer sur le vivant nos schémas mentaux et donc on tranche, littéralement !)...
      Sans le genre, le sexe n'existerait pas comme réalité discrète. Il n'y a pas de réalité discrète dans l'univers. La nature ne fait pas de saut : il y a des hermaphrodites, etc. J'ai bien conscience d'aller un peu vite, mais cela sert au moins à avancer qu'il est bien difficile de délimiter le domaine de la convention et celui du fait brut, extérieur et têtu. Ce n'est pas à un lecteur de Goodman qu'on l'apprendra !
      C'est donc très étrange que tu t'en prennes au relativisme par ce biais-là...

      L'argument anti-relativiste de Searle dans La construction de la réalité sociale est bien plus simple et efficace, me semble-t-il : il consiste à dire que toute convention, même s'il n'y a pas vraiment d'acte qui la précède ou la fonde, suppose un substrat, un objet. Cela ne nous dit pas grand chose, mais cela nous garde de Protagoras.

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  2. Je ne vois pas trop le sens de l'argument de Searle. Il me semble seulement qu'il faut distinguer ce qui relève des motivations à faire quelque chose, et ce qui relève des justifications à faire quelque chose. Une justification dit ce qui est objectivement bien de faire, alors que la motivation est un bien seulement subjectif. En matière de conventions, ce sont des motivations qui président à leur établissement, jamais des justifications. Par contre, une fois établies, elles justifient nos conduites. Par exemple, rouler à droite en France est conventionnel (et guère motivé, autant que j'en sache). Par contre, une fois la convention établie, les conducteurs sont justifiés de rouler à droite.

    Concernant le fait que les conventions n'ont pas de commemencment ni de fin précise, c'est juste, c'est une des leçons de Wittgenstein, qui a montré ceci pour pas mal d'autres notions mentales. Cela ne remet pas en cause l'idée que les conventions ne peuvent pas être vraies, à la différence des énoncés empiriques ordinaires.

    Et concernant le sexe, j'ai déjà parlé du lien à la capacité de reproduction, et cela me semble non contestable. Dire que la nature ne fait pas de saut est une erreur empirique. Les espèces biologiques n'ont pas d'intermédiaire, du moins tant qu'on les définit par l'interfécondité. Les mâles et les femelles non plus. Ni mâle ni femelle, n'est pas un intermédiaire. Seuls les hermaphrodites sont des intermédiaires, mais ça n'arrive que dans des espèces précises, pas partout. A ma connaissance, il n'y a pas d'hermaphrodite chez les hommes. Les dits "intersexe" sont en fait stériles. Dernière remarque : en physique, la constante de Planck exclut qu'il y ait dans la nature des quantités continues.La nature fait bien des sauts.

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  3. Correction : les hermaphrodites sont mâles et femelles successivement, ou simultanément. Cela n'en fait pas des intermédiaires, ce qui supposerait l'existence d'un troisième sexe. De même pour les intersexes, qui ne sont ni mâles ni femelles, mais pas non plus un troisième sexe. Bref, il n'y a pas de troisième sexe, ni donc, d'intermédiaire.
    Attention quand même, ici, le tiers exclu ne s'applique pas, puisqu'il y a bien des humains qui ne sont ni mâles, ni femelles. Par contre, le rejet du tiers exclu est différent de l'existence d'intermédiaire. Pour reprendre un exemple kantien, il y a des choses qui ne sentent ni bon, ni mauvais, cela ne signifie pas forcément que leur odeur est intermédiaire entre le bon et le mauvais. Cela peut signifie qu'elles ne sentent rien.
    Au fait, mes propos, bien sûr, ne justifient pas les interventions violentes et arbitraires des chirurgiens sur des jeunes qui auraient besoin qu'on les laisse construire leur identité comme ils le veulent. Simplement, je ne trouve pas que la défense légitime de leur liberté exige la création de concepts absurdes comme celui de troisième sexe.

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    1. Bon, j'abandonne les hermaphrodites et les quanta sur le champ de bataille.

      Mais il faut être cohérent : si être de sexe mâle ou femelle, c'est être en capacité immédiate de produire des gamètes mâles ou femelles, les enfants n'ont pas de sexe, ni les vieillards, ni les hommes et femmes stériles, etc.
      Evidemment, cela ne va pas. Un homme stérile est défini comme un mâle, tout comme un garçon, tout comme un castrat, tout comme un vieillard. C'est qu'on ne peut pas démêler le sexe et le genre. Et comme le second est affaire de convention, le premier l'est aussi. Sinon, l'"hésitation" du médecin devant l'enfant "intersexe" est incompréhensible. Il cherche à retrouver le genre, la convention, dans la biologie. Est-il "plus" un garçon ou une fille ?
      C'est surprenant que tu aies pris cet exemple : tu te tires une balle dans le pied de sang froid... Si le sexe de la personne est constatable sans ambiguïté, le monde est blanc ou noir et il n'y a pas de place pour la convention. Comme ce n'est (souvent) pas le cas, il y a place pour la convention.

      Je veux souligner deux choses :
      1/ Le domaine de la convention et le domaine des faits extérieurs n'est pas aussi facilement délimitable que tu l'affirmes. Si c'est bien le cas, nous ne pouvons plus distinguer ce que sont les choses (sans nous) et ce que nous y avons mis, pour parler comme Kant.
      D'ailleurs, est-il si absurde que nous ne puissions connaître des choses que ce que nous y avons mis ?
      2/ Si les conventions ne correspondent pas à un acte précis et isolable, le domaine de l'enquête s’étend aussi aux conventions, car les conventions naissent par un processus détaché des agents et qui est extérieur à leur volonté à tel point qu'elles peuvent en venir à faire partie de l'environnement, en quelque sorte.

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    2. Ton argument sur sexe et genre pêche par manque de généralité. En effet, c'est le cas d'à peu près toutes les choses de continuer à être nommées par leur terme général, alors même qu'elles ont perdu les propriétés qui leur étaient essentielles. Quand un archéologue trouve un vase cassé dans la terre, cet objet ne répond plus au concept de vase, puisqu'il n'est plus capable de contenir quelque chose. Pourtant, cela semble raisonnable de continuer à l'appeler vase. De même, lorsqu'un humain meurt, on continue à dire que c'est un homme alors qu'il ne répond plus au concept d'humain, à savoir un être vivant, mammifère, etc.
      Autrement dit, il y a une convention générale sur les concepts qui fait qu'on ne fait pas dépendre leur usage de paramètres spatiaux ou temporels. Si un être vivant est un mâle à un âge de sa vie, alors il reste un mâle à tout âge de sa vie.
      J'en conclut que la notion de genre que tu introduis ici est illégitime, ou bien il faudrait que tu en fasses de même pour tous les concepts, et distinguer pour chaque chose deux niveaux de conceptualité, une conceptualité "en acte", et une autre "en puissance" (ou quelque chose d'approchant). Cela me semble absurde. Il n'y a qu'un niveau de concept. Le sexe suffit.
      Quant aux cas anormaux (qui ne relèvent donc pas de ce que j'ai appelé une indépendance vis-à-vis des paramètres spatiaux ou temporels), on les règle en utilisant d'autres critères à disposition (en l'occurrence, la morphologie), de façon à les faire entrer de force dans les catégories déjà existantes. Mais il serait délirant de vouloir créer de nouveaux concepts chaque fois qu'on a des cas anormaux. Justifier ainsi la différence entre sexe et genre est tout autant délirant.

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    3. Au fait, attention de ne pas glisser de la question du réalisme épistémique, à savoir si la réalité est connaissable en soi ou bien si nous ne connaissons que des phénomènes construits par le sujet, vers une autre question, celle du réalisme conceptuel, à savoir si nos concepts sont réellement dans les choses ou bien sont des constructions conventionnelles.
      Il me semble facile de retrouver des positions philosophiques qui sont réalistes sur un point, et pas sur l'autre. Or, j'ai l'impression que tu t'en prends au réalisme conceptuel, alors que mon post porte plutôt sur le réalisme épistémique.

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