lundi 13 octobre 2014

La psychologie morale fantaisiste du stoïcisme

Tout le monde connaît la célèbre maxime que Descartes formule dans le Discours de la méthode, qui est la troisième de sa morale par provision. Elle est d'inspiration stoïcienne, puisque les stoïciens exigent que nous fassions le partage entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, et de ne pas désirer de chose qui ne dépende pas de nous, sans quoi nous risquerions de nous mettre à la merci du hasard, et de souffrir. Malgré tout ce que cette tradition a de respectable, il semble évident que sa conception du désir est profondément incohérente, et il me semble que c'est assez facile de le montrer. C'est à cela que je voudrais m'atteler ici.

Tout d'abord, il est nécessaire de distinguer les désirs et les croyances. Ceci n'implique d'ailleurs pas, comme on a souvent tendance à le faire dans la philosophie contemporaine, que cette distinction soit une dichotomie, et que toute pensée se range soit dans l'un, soit dans l'autre. Par exemple, il me semble que les sentiments ne sont ni des croyances, ni des désirs ; l'expérience sensible des choses non plus ; les intentions non plus ; et on pourrait aussi discuter de la nature des jugements logiques et mathématiques (croit-on que "3+3=6", ou bien doit-on plutôt parler de réaliser une opération, qui dans ce cas est bien faite ou mal faite, mais pas vraie ou fausse? Car les énoncés mathématiques ne parlent, à première vue, de rien du tout. Mais c'est un autre sujet). 
Maintenant, si l'on suit la métaphore d'Anscombe dans L'intention et de Searle dans L'intentionnalité, les croyances et les désirs se caractérisent par leur direction d'ajustement. La croyance a pour propriété d'être une représentation qui s'ajuste au monde tel qu'il est. Si c'est le cas qu'il pleut, alors nous nous formons la croyance qu'il pleut. Si notre croyance ne s'ajuste pas au monde, elle est fausse. A l'inverse, un désir a pour caractéristique de pousser l'agent à ajuster le monde à l'image de ce désir. Si nous désirons qu'il fasse beau, alors nous devons agir pour changer le monde (en l’occurrence, la solution simple est de partir en voyage, dans une région ensoleillée). Donc, le désir est satisfait lorsque la représentation qui l'accompagne sert à ajuster le monde, jusqu'à ce que le monde y soit conforme. 
Ainsi, ajuster ses désirs à l'ordre du monde est une expression absurde, qui contredit l'usage normal du mot. C'est par définition le désir qui change l'ordre du monde, et non l'inverse. Un ajustement systématique du désir à l'ordre du monde signifierait que nous parlons en fait des croyances, et non des désirs. Vouloir exactement ce qui est, et seulement ce qui est, cela veut dire croire à ce qui est, mais rien de plus. Bref, la maxime stoïcienne engendre une confusion conceptuelle.

On pourrait vouloir être plus bienveillant. On pourrait donc dire que Descartes (ou les stoïciens) nous enjoint à désirer seulement ce qui dépend de nous, et à ne pas désirer ce qui n'en dépend pas. Ceci dit, là encore, une objection se présente. Le désir, comme le soutient Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, ne porte ni sur l'impossible, ni sur le nécessaire, mais sur le contingent (Aristote parle de la délibération et de la volonté, mais la différence ici, n'est pas pertinente). Or, que demande le stoïcisme? Il demande de ne désirer que ce qui dépend de nous, autrement dit de ne désirer que ce qui est nécessaire, à la condition que nous le voulions. Nos pensées sont en  notre contrôle absolu, donc, si nous en désirons une, alors il est nécessaire qu'elle advienne. Dès lors, quelque chose de nécessaire ne puis pas faire l'objet d'un désir. Personne ne désire penser à son meilleur ami, puisque cette action est pour nous immédiate, sans le moindre obstacle. De même, une personne en bonne santé physique ne désire pas bouger les bras, les jambes, etc. car le lien entre volonté et exécution est immédiat, il y a nécessité entre volonté et acte, donc le désir ne peut pas se former.
Il faut donc que le désir se forme sur le contingent. Or, est contingent ce qui ne dépend pas de nous, ou pas complètement de nous. Et c'est justement ce que le stoïcisme nous demande de ne pas désirer. Ici aussi, c'est une contradiction majeure. Nous désirons seulement les choses que nous ne sommes pas sûrs d'obtenir, soit parce que nous ne sommes pas sûrs d'avoir assez de force, d'intelligence, etc. soit parce que les événements extérieurs peuvent l'en empêcher. Donc renoncer à désirer dans ces circonstances, c'est renoncer à tout désir. Mais cela n'a aucun sens sérieux. Même les stoïciens ont mis du pain à la bouche. Donc, s'ils ont fait cette action, c'est qu'ils avaient le désir de manger. On ne peut pas dire qu'ils n'ont aucun désir, sinon aucune action ne s'ensuivrait. Une action sans désir qui le porte n'est pas une action, c'est un geste mécanique. Aucun humain ne mange mécaniquement. Seules les plantes y arrivent, peut-être aussi les animaux, si on ne leur prête pas la moindre pensée, mais c'est déjà fort contestable pour les animaux. En tout cas, un homme qui mange pour se nourrir le fait parce qu'il désire vivre, et rester en bonne santé. Donc il désire quelque chose.
Bref, en ne voulant désirer que ce qui est absolument en notre pouvoir, on ne désire rien. On ne peut désirer que le contingent, et il nous faut désirer le contingent pour vivre.

Reste le dernier argument stoïcien : il faut se mettre en tête que ce qui est contingent est impossible ; il faut se forcer à croire que ce qui n'est pas complètement en notre pouvoir (c'est-à-dire tout sauf nos pensées) est impossible. Il est vrai que, si quelque chose est impossible, alors le désir de cette chose s'éteint. Sauf que cette méthode d'auto-duperie au niveau conscient est grotesque. Comment pourrions-nous croire que quelque chose est impossible, alors que nous savons très bien que ce n'est pas vrai, et que cette chose est contingente? Ce n'est pas le genre d'opérations que l'on peut réaliser consciemment. Je n'exclus pas les cas de "self deception" ou "wishful thinking", mais cela requiert des mécanismes psychologiques inconscients, dont l'existence demande à être prouvée. Et de toute façon, ce n'est pas ce dont veut parler le stoïcisme, qui en reste à la pensée consciente. Or, au niveau conscient, on ne peut pas se duper soi-même, c'est un non sens. Donc, nous ne pourrons jamais supprimer un désir simplement en se persuadant que quelque chose est impossible. Cela ne marche tout simplement pas ainsi.

Autrement dit, on ne change pas ses désirs à volonté, ni directement en agissant sur eux, ni indirectement en agissant sur les croyances qui les portent. Les croyances et les désirs ne sont tout simplement pas le genre de choses qui sont en notre pouvoir, et il faut donc entièrement renverser les principes stoïciens. S'il y a bien quelque chose qui ne dépend pas de nous, ce sont nos désirs et nos croyances. Ceux-ci dépendent de notre constitution physique, psychologique, de nos contacts avec la nature, de notre situation sociale, etc. mais pas de nous. A l'inverse, ce qui dépend de nous, pas totalement, certes, mais autant qu'il est possible, c'est le fait de se trouver ici plutôt qu'ailleurs, de faire ceci plutôt qu'autre chose. Bref, notre liberté est à son maximum dans nos actes, et elle est nulle dans nos croyances et nos désirs. 
Un dernier mot, maintenant, pour distinguer croyances, désirs, et autres pensées. Wittgenstein, dans les Fiches, différencie nettement les opérations mentales et les dispositions. Une opération mentale est vécue intérieurement, et a un moment précis. Il est possible de dire que, aujourd'hui, entre 19h et 20h, je réfléchis à ce que je reproche au stoïcisme. Par contre, bon nombre de termes mentaux, dont les croyances et les désirs, ne sont pas des opérations, mais des dispositions ; et il est absurde de chercher à indiquer quel type de vécu subjectif leur correspond, ou à quel moment on les a eus. La croyance que la doctrine psychologique du stoïcisme est ridicule n'est pas chez moi seulement entre 19h et 20h. Je ne saurais pas exactement dater l'origine de cette croyance, et elle continuera après que j'ai fini d'écrire cet article.
Or, il est facile de comprendre, une fois cette distinction en tête, que les dispositions ne dépendent nullement de nous. Nos opérations mentales dépendent de nous, mais les dispositions qui en sont les conséquences, non. Or, on ne peut pas tromper ses dispositions mentales en réalisant volontairement de fausses opérations. Je ne peux pas faire volontairement un faux raisonnement, tout en produisant en moi la disposition à croire mon raisonnement. 
Ainsi, nous avons en notre pouvoir nos opérations mentales, et bon nombre de nos actions dans le monde, mais pas nos dispositions. Or, les désirs faisant partie des dispositions, nous ne pouvons pas changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde. Il faudra que l'ordre du monde ait vraiment changé pour que nos désirs, parfois, changent aussi.

Quelle est donc la psychologie la plus rudimentaire? 
Nous avons en notre pouvoir de penser à ce que nous voulons, mais
- nous ne sommes absolument pas maîtres de la croyance que produit le fait de penser à quelque chose, 
- ni maîtres du désir que cela suscite. 
Et malheureusement, 
- il n'y a pas de moyen de tricher avec les règles normales de fonctionnement des croyances et des désirs 
La psychologie stoïcienne voulant prendre le contre-pied de tous ces points, elle en devient complètement fantaisiste. 

4 commentaires:

  1. Il faut voir plutôt la position stoïcienne comme recommandant de ne porter ses désirs que sur des actes possibles de la personne elle-même. Autrement dit, plutôt que de désirer qu'un certain état de chose du monde extérieur soit le cas, on désire mettre en œuvre tel ou tel acte. Ou de manière encore plus radicale, on désire continuer à avoir une volonté droite indéfiniment. La seule chose dont on doit avoir peur, dit Epictète (et Roosevelt), c'est la peur elle-même.
    Le désir porte donc bien alors sur le contingent : il n'y a rien de nécessaire dans le fait d'avoir une volonté droite.


    Une façon de traduire cela pourrait être : je ne désire pas obtenir tel ou tel succès, avoir telle ou telle chose, tout ce que je désire, tout ce que je doit désirer est d'être telle personne (dans la mesure où la personne est définie par ses actes ou ses volontés).

    Évidemment, la difficulté est alors la suivante : s'il est si important d'avoir une volonté droite, c'est bien pour obtenir tel ou tel type de résultat extérieur plutôt qu'un autre.

    RépondreSupprimer
  2. J'ai déjà répondu à ta remarque dans l'article. Mais je peux reformuler de manière plus radicale. Il y a dans le stoïcisme une contradiction entre la thèse selon laquelle ce qui dépend de nous, notre pensée, est entièrement en notre pouvoir, et l'affirmation qu'il y aurait besoin d'exercices spirituels pour parvenir à la sagesse. Car s'il y a résistance, alors il y a quelque chose d'extérieur à nous qui nous résiste. Donc il y a en nous quelque chose d'extérieur à nous. Une même et unique chose ne peut pas pousser et retenir en même temps.
    Si vraiment il n'y avait aucune résistance, que nous étions vraiment maîtres de nos pensées, alors il n'y aurait plus le moindre désir. C'est absurde de désirer quelque chose que l'on peut avoir instantanément, à tous les coups. Parfois, nous désirons une chose que nous sommes certains d'avoir, mais c'est parce qu'il nous faut quand même attendre qu'elle arrive. Mais ce qui est là à la demande, tout de suite, et à tous les coups, n'est pas désirable.
    A l'inverse, s'il y a bien une résistance à parvenir à l'état de sage, alors il peut y avoir un désir de sagesse. Par contre, il n'y a plus aucun intérêt intérêt à distinguer l'exercice intérieur pour devenir un sage, et l'exercice normal pour réaliser des actions dans le monde extérieur. Car dans les deux cas, le succès ne dépend pas seulement de nous, mais de la force qui s'oppose à la pleine maîtrise. Que cette force soit en nous ou dehors ne change rien.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pour les stoïciens, ce qui nous fait dévier du but n'est pas les penchants sensibles irrationnels, mais plutôt une mauvaise représentation qui nous présente comme désirable ce qui ne l'est pas.
      Comment cela peut-il être compatible avec l'idée que notre pensée est entièrement en notre pouvoir ? C'est assez complexe, il y a pour des stoïciens comme Epictète un usage des représentations. Elles ne s'imposeraient donc pas tout bonnement à l'individu. Il faudrait aller voir les textes, je ne peux pas développer davantage.

      Mais peu importe que ce soient de mauvaises représentations ou les penchants sensibles qui nous éloignent de ce qui est droit. On ne peut pas mettre les penchants et les obstacles extérieurs dans le même sac de l'adversité extérieure et incontrôlable (je sors un peu du cadre du stoïcisme)
      Personne ne dirait : je n'ai pas PU faire cette chose, parce qu'au moment de la faire je désirais autre chose.
      "Je ne pouvais pas aller te chercher à la sortie de l'école parce qu'à ce moment j'avais très envie d'aller au bar". Plutôt étrange.
      "Je n'ai pas pu m'empêcher de te gifler parce qu'à ce moment j'étais très en colère". C'est plus vraisemblable, mais parce que la colère touche presque à la folie, elle met "hors de soi".
      Si je n'ai pu faire une chose, c'est, hors cas pathologiques, parce qu'un obstacle extérieur s'est dressé sur ma route.

      Nous ne concevons pas nos penchants ou désirs comme des forces extérieures. C'est un fait : ils ne pourraient pas justifier une proposition affirmant l'impossibilité pour l'agent d'avoir fait autre chose que X.
      Et en même temps, nous concevons fort bien que les exercices spirituels puissent avoir de l'utilité.
      Il n'y a pas de paradoxe.

      Supprimer
  3. Ton argumentaire revient à nier la possibilité de l'incontinence (l'acrasie). Je ne pense pas qu'on puisse se revendiquer du sens commun pour nier ça. Il me semble au contraire que chacun a l'occasion d'éprouver le fait d'être battu par certains de ses désirs.
    Or, l'incontinence suppose justement qu'il y a quelque chose en nous qui fait résistance à ce que nous nous représentons comme notre vrai moi, celui qui désire ce qui est vraiment bon.
    Donc certes, les obstacles du monde réel et les obstacles intérieurs ne sont pas semblables, mais il me semble qu'il n'y a rien de si étrange à dire qu'il y a en nous des choses qui ne dépendent pas de nous.

    Ensuite, si le stoïcisme prétend qu'il est toujours en notre pouvoir de vaincre tous nos obstacles intérieurs, je lui demande quels sont les indices qui prouvent une telle chose. Il existe peut-être quelques exemples d'homme vraiment sages, mais ça n'est certainement pas une preuve que même moi, petit être fragile et peureux, je sois capable de me hisser jusqu'à la sagesse parfaite.

    RépondreSupprimer