samedi 17 janvier 2015

Quel est le but d'une entreprise?

Voici une liste des buts possibles de l'entreprise : 
1) générer du profit en vue d'enrichir les propriétaires de cette entreprise.
2) donner du travail aux employés de cette entreprise.
3) permettre la satisfaction des besoins des clients des cette entreprise.
4) apporter un service bénéfique à la société dans son ensemble.

D'abord, il faut remarquer que les deux premières définitions sont beaucoup plus souvent mentionnés, dans les discussions politiques, que les deux dernières. En gros, les personnes de droite se satisfont de la première, alors que les personnes de gauche admettent aussi la première, mais se révoltent contre elle, et pour cela mentionnent la deuxième. Les utopistes de gauche mentionnent aussi la quatrième, d'ailleurs reprise aujourd'hui par les défenseurs de la responsabilité sociale des entreprises (donc plutôt à droite). 
 Mais je ne veux pas ici rentrer dans les discussions politiques, qui ont seulement pour intérêt de montrer que cette question conceptuelle a des effets sur les rapports de force. Faire admettre la réponse 1, c'est faire aussi admettre la nécessité de maintenir des bas salaires et de faibles taxes. Faire admettre 2, c'est au contraire pousser à augmenter les salaires. La réponse 3, qui n'a pas de camp politique évident (l'Union Européenne et la BCE?), pousse à baisser les prix, et faire jouer la concurrence. Quant à la réponse 4, elle pousse à soutenir toutes les entreprises de l'économie sociale et solidaire. J'arrête là les considérations politiques.
Ce que je trouve remarquable, c'est que personne ou presque ne prend au sérieux la réponse 3. Pourquoi? Difficile de l'expliquer précisément. Néanmoins, je suppose que c'est en raison de sa trivialité. Dire qu'une chaîne d’hôtels construit des hôtels pour que les gens puissent dormir quand ils sont loin de chez eux, ou qu'une chaîne de restauration rapide construit des restaurants pour que les gens puissent manger rapidement quand ils ne sont pas chez eux, semble trop stupide pour être mentionné. Cela semble manquer n'être que de la courte vue.
Pourtant, c'est la seule réponse qui puisse prétendre être fondamentale, les autres n'en étant que dérivées. En effet, supposons qu'une entreprise ne soit utile à aucun client. Alors, elle ne générera pas de profit, et les propriétaires devront abandonner. Elle ne donnera pas non plus d'emploi. Ainsi, le profit et l'emploi ne peuvent pas être les buts premiers et directs, puisque ces objectifs ne peuvent être atteints que si l'entreprise a des clients qui acceptent de dépenser de l'argent pour les services ou les biens qu'elles proposent. En conclusion, le but premier d'une entreprise est de satisfaire les besoins des clients.
Mais, dira-t-on, ce but n'est pas une fin en soi, c'est seulement un moyen en vue d'autre chose. Satisfaire ses clients n'a qu'une valeur instrumentale, en vue de faire travailler les travailleurs, et de faire capitaliser les capitalistes. Est-ce cohérent? Non. Car la finalité d'un travailleur n'est pas de travailler, mais de satisfaire ses besoins, et il y parvient en travaillant, ce qui lui permet de gagner de l'argent. Ce n'est donc pas le travail qui est une finalité, mais la consommation, qui permet de vivre, tout simplement. Donc, une personne est un client avant d'être un travailleur. Une personne cherche avant tout à satisfaire ses besoins vitaux et sociaux, et cela lui demande de l'argent, qu'elle gagne au moyen de son travail. Bref, le but de l'entreprise, est, pour le travailleur, non pas de travailler, mais de gagner son salaire par lequel il pourra vivre, en achetant les biens dont il a besoin auprès des autres entreprises (ou de la sienne). 
Et qu'en est-il du capitaliste? Tout le monde connaît Aristote et sa dénonciation de la chrématistique au livre 1 des Politiques, et sa reprise par Marx dans le Capital. Les deux accusent les capitalistes d'avoir renversé l'ordre normal des choses, qui est d'utiliser l'argent comme un moyen d'échange pour acquérir des biens, en un ordre contre-nature, dans lequel l'argent est une fin en soi, et est utilisé pour s'enrichir davantage. Dans cette optique, les biens sont détournés de leur fonction normale, celle d'être consommés, pour être transformés en instrument visant à accroître son capital. Si cette dénonciation est juste, alors, en effet, le but d'une entreprise est, pour celui qui l'a fondée (mais pas pour ceux qui y travaillent), de produire des profits afin d'augmenter son capital.
On se retrouve donc avec un paradoxe. Soit l'entreprise est au service de ses clients, dont on a vu qu'ils sont les mêmes que ceux qui y travaillent. Soit l'entreprise est au service de ses propriétaires, dont le but est de s'enrichir, et non pas de satisfaire leurs besoins (qui sont satisfaits depuis bien longtemps), ni ceux des clients (dont ils se moquent). 

Pourquoi ce paradoxe? Parce qu'on mélange allégrement les intentions individuelles et les fonctions d'une structure. Et c'est pour cette raison qu'on aboutit à ce paradoxe. La fonction d'une entreprise n'est évidemment pas de générer du profit. Ce serait absurde. Elle n'est pas non plus de donner du travail. C'est tout aussi absurde. Les seules exceptions sont bien connues : les fonds de placement, les banques d'affaire, etc. qui ont, elles, pour but direct et constitutif de générer du profit. Par contre, une chaîne de restauration rapide n'a pas pour but de générer des profits mais des sandwiches et des frites. La fonction d'une entité est sa définition. La définition d'un fast-food est de faire manger rapidement et bon marché, pas d'enrichir des dirigeants.
Par contre, il est évident que les capitalistes ne créeraient pas d'entreprise, si la perspective d'un profit était exclue. Mais cela relève des désirs du capitaliste, pas de la fonction de l'entreprise. Le capitaliste bénéficie des conséquences induites par une entreprise, mais pas de sa fonction propre. Le profit est une conséquence non visée, et pas le but direct. De même pour le travail. Faire travailler les gens est une conséquence indirecte du fait de produire des biens et des services utiles. Les travailleurs "profitent" donc de ce travail pour s'enrichir et payer les biens dont ils ont besoin. Mais ce n'est, là encore, qu'une conséquence indirecte de la production de biens et de services utiles. Les entreprises existeraient encore si personne n'y travaillait, parce que, par exemple, les machines nous auraient entièrement remplacés et "travaillaient" pour nous.
Quels sont les arguments pour soutenir que la plus-value et le travail ne sont que des effets indirects? Ils sont simples. Si le profit devenait impossible, les fast-food existeraient toujours, puisque les individus ont besoin de manger hors de chez eux. Et puisque, pour satisfaire leurs besoins, les individus ont besoin de satisfaire les besoins des autres (en échange), les individus continueraient à travailler comme ils le font aujourd'hui. Ils créeraient des entreprises et en tireraient un salaire. Les seuls qui changeraient d'activité sont les capitalistes. A la place de créer des entreprises, ils auraient d'autres activités leur permettant de s'enrichir. Ils pourraient, comme je l'ai suggéré, se lancer dans toutes les activités dont le but direct est l'enrichissement : la finance. Je le répète, la différence entre une banque d'affaire et une entreprise quelconque est une différence de fonction. La banque d'affaire a pour but de s'enrichir. Une entreprise a pour but de produire des biens et des services. La tentative de confondre les deux est absurde. Un fast-food pourrait exister sans banque d'affaire. Mais une banque d'affaire ne pourrait pas exister sans fast-food à financer. C'est donc qu'il y a une dépendance asymétrique, qui vient de leur différence de fonction. 

Allons un peu plus loin. Les entreprises financières, banques, fonds de placements, etc. n'auraient-elles pas pour fonction de générer des profits? En effet, des capitalistes, lorsqu'ils ont une épargne à fructifier, la placent dans ce genre de structures, chargées de leur rapporter de l'argent. Par principe, de telles entreprises n'existent que parce que certains ont de l'argent en trop, qu'il faut donner à d'autres personnes, celles qui en ont besoin pour lancer leur entreprise. On peut donc s'attendre à que ce prêt soit accordé avec un retour sur investissement.
Néanmoins, là encore, le profit dégagé par les institutions financières est seulement indirect, et accessoire. Evidemment, je ne suis pas en train de dire qu'il ne faudrait pas prêter à intérêt. L'intérêt permet de se couvrir contre les défaillances. Il est donc normal. Une banque qui ne ferait pas payer d'intérêt se mettre à terme en faillite. Mais l'intérêt n'est pas le profit, il est seulement le revenu nécessaire pour faire fonctionner la structure. Et quelle est la fonction de cette structure? Comme son nom l'indique, il s'agit de financer des entreprises ayant besoin de liquidités. La raison d'être la finance est de financer, comme son nom l'indique. Il en est de même d'un fonds de pension. Un fond de pension, contrairement à son nom cette fois, n'a pas pour fonction de garantir une retraite à ses membres, il a aussi pour fonction de financer la vie économique. Un fond de pension n'est pas différent d'une banque d'affaire, du point de vue de sa finalité. Que ce soient des individus privés qui veulent se constituer une retraite ou des individus riches qui veulent s'enrichir n'a pas d'impact sur la finalité de leur structure. Là encore, je le répète, les intentions des agents en constituant leur institution n'a pas grande importance. Ce qui compte est ce que fait l'institution en question. Un fond de pension apporte de l'argent aux entreprises, qui les dédommagent sous formes de dividendes. Voilà la fonction. Sans cela, pas de banque ni de fond de placement.


Mon bref parcours me permet de conclure ceci : 
1) L'entreprise a pour fonction la production de biens et de services utiles aux clients.
1') La finance est un type d'entreprise parmi d'autres. Sa fonction est d'apporter de l'argent aux autres entreprises.
1'') Il est nécessaire que l'entreprise soit utile pour ses clients. Une entreprise inutile est une contradiction dans les termes.
2) Indirectement, l'entreprise donne du travail à ceux qui ont besoin d'argent, et dégage des profits pour ceux qui veulent s'enrichir. 
2') Ces effets indirects sont contingents. Si nous pouvions satisfaire nos besoins sans travailler, les entreprises existeraient quand même. De même, si les entreprises ne généraient pas de profit, elles existeraient encore.
3) Les intentions individuelles de faire fructifier son argent ne prennent jamais la forme d'une institution dédiée à cet objectif. Car cette entreprise deviendrait inutile, étant entendu qu'il est paradoxal d'être client d'une entreprise dont le but est uniquement d'accaparer de l'argent.

3 commentaires:

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  2. Ta distinction entre finance et entreprise est sans fondement.

    Quelle est la fonction de l'entreprise ? On peut dire ce qu'on veut : la fonction de l’hôpital est de soigner parce qu'on lui a donné cette fonction, mais il n'y a pas de fonction prédéfinie de l'entreprise. Désolé de ne pas partager ton aristotélisme effréné : tout n'a pas une fonction. Une institution n'a que la fonction qu'on lui donne, et on peut lui donner n'importe quel but.

    Mais il est absurde de dire que la fonction de la finance est de faire du profit alors que la fonction de l'entreprise serait de produire. Les banques et les institutions financières privées sont des entreprises : le but du patron ou du conseil d'administration peut être la gloire, le plaisir, l'argent, le bien commun, la gloire de Dieu et beaucoup d'autres choses.
    Si tu as besoin d'un exemple pour te convaincre que les institutions financières ne sont pas toutes dirigées par des rapaces cupides comme tu l'imagines apparemment, vois les banques du secteur solidaire et social : la Nef, par exemple.

    Beaucoup de paragraphes pour rien, donc.

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    1. J'ai substantiellement modifié l'article. Mon propos est de montrer que ce ne sont pas les intentions des agents qui déterminent la fonction d'une entreprise, ce qui serait mélanger économie et psychologie. Ce qui détermine la fonction d'une entreprise est son apport en termes de service et de biens à ses clients. Ce choix n'est pas arbitraire : cette utilité est ce sans quoi l'entreprise ne pourrait pas exister. C'est son essence, pour faire mon aristotélicien. Alors que les intentions des dirigeants sont accidentelles.
      Or, dans la première version, j'avais affirmé que les banques d'affaire ont pour fonction de faire du profit. C'est faux. Cet objectif est celui que se donnent les banquiers. Mais la fonction de ces banques est de financer des entreprises. C'est pour cela qu'elles existent. Autrement dit, je n'aurais pas dû en faire un cas particulier, comme tu l'indiques à raison.

      Par contre, ton rejet de mon aristotélisme n'est pas justifié. Et ma thèse n'est pas suffisamment bizarre pour que le simple énoncé de sa négation suffise à me convaincre se sa bizarrerie.
      En effet, il est hors de question de traiter les institutions comme les personnes. Une institution n'a pas un but simplement parce que son dirigeant a un projet en tête. Le but d'une institution est quelque chose qui se lit dans un rapport entre institutions, et non pas dans la tête des agents.

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