dimanche 11 janvier 2015

Peut-on vraiment désirer désirer?

Il est évident que nous désirons certaines choses. On peut désirer manger, aller au cinéma, devenir riche, vivre dans un pays en paix, etc. Tous les désirs "ordinaires" sont des désirs de premier ordre. Harry Frankfurt, dans un article célèbre, "La liberté de la volonté et le concept de personne" a sophistiqué cette psychologie de base, en introduisant l'idée de désirs de second ordre. Ces désirs ne portent pas sur des objets, mais sur des désirs de premier ordre. Un désir de second ordre est, par exemple, le désir de désirer poursuivre des études, pour un élève qui a du mal à se motiver. Autre exemple, ce peut être un désir de ne plus désirer de drogue, pour un toxicomane qui ne parvient pas à arrêter. J'arrête là, car il est facile de comprendre cette notion, et chacun pourra continuer de lui-même en trouvant de nouveaux exemples.
L'intérêt de cet ajout est évident. En effet, les désirs de premier ordre contiennent ce qu'une personne désire, mais ils ne contiennent pas ce qui est désirable, ce que la personne devrait désirer, ce qui est bon qu'elle désire. Autrement dit, les désirs de premier ordre n'ont aucune normativité. C'est pourquoi, à leur sujet, on peut toujours se demander : "je désire ceci, mais ai-je raison de le désirer?". Les désirs de second ordre, justement, sont chargés de cette fonction normative. Désirer désirer quelque chose, c'est considérer que cette chose est digne d'être désirée, et c'est pourquoi on désire la désirer. 
Frankfurt associe cette discussion sur les deux niveaux de désirs à la définition philosophique de la personne, puisqu'une personne est un être réfléchi, capable de juger la valeur de ses choix, de ses croyances, de ses désirs. Or, c'est justement en ayant des désirs de plus haut niveau que la personne fixe la valeur de ses désirs de niveau inférieur. Autant un animal n'a que des désirs de premier ordre, manque de réflexivité, et n'a donc pas la possibilité de s'interroger sur la valeur de ses désirs (du moins, un animal peu intelligent, mais l'enjeu n'est pas ici de discuter le statut des animaux), autant les hommes eux, qui sont des personnes, ont justement cette hiérarchie de désirs, permettant de trier les désirs de premier ordre. Cela leur permet de s'identifier à certains de leurs désirs, mais pas à tous. Tout le monde a en permanence le désir de travailler et le désir de se divertir. Mais chacun, selon qu'il se reconnaît comme travailleur acharné ou pas, préférera désirer travailler, ou préférera désirer ce divertir. Il n'est donc pas seulement question du choix à faire entre les désirs, mais aussi de la constitution d'une identité en fixant certains désirs comme représentant ce que nous sommes.
Le modèle de Frankfurt de la hiérarchie des désirs n'interdit pas un nombre infini d'ordres de désirs. En effet, il est concevable que nous désirions désirer désirer, au moins en principe. Selon moi, que ce genre de constructions théoriques soit permis, alors que l'introspection ne nous montre rien de tel, est un indice que ce modèle hiérarchique est erroné. Cependant, ce n'est pas la critique que je voudrais développer ici. Je voudrais me placer sur un terrain plus philosophique, à savoir celui de la tentative de Frankfurt de caractériser deux notions : celle de personne, et celle de désirable.

Tout d'abord, il faut concéder un point à Frankfurt : associer la personne et le désirable est très bien vu. Pour lui, un homme et une personne ne sont pas du tout la même chose. L'homme se caractérise par ses désirs de premier niveau. Alors que la personne se caractérise, non par ce qu'est l'homme, mais par ce qu'il devrait être, ce que nous reconnaissons comme désirable pour nous. Donc, la personne réside dans les désirs de second ordre (voire d'ordres supérieurs, mais je ferais à l'avenir comme s'il n'y en avait que deux). Quand le toxicomane se demande qui il est, il se représente comme en lutte contre un désir qui le rend dépendant. Il n'est donc pas purement et simplement l'homme dépendant victime de la drogue, il est aussi celui qui désire ardemment que ces violents désirs disparaissent. De même pour l'élève hésitant. Sa personne contient ce désir d'avoir des désirs mieux définis. Une personne est donc d'abord identifiée par un certain idéal pour elle-même, un projet. Elle se place sur le terrain du désirable, alors que l'homme, lui, est sur le plan des désirs. 
Par contre, le reste ne va pas du tout. Car Frankfurt échoue totalement à donner un compte-rendu crédible de ce qu'est la normativité. Par normativité, j'entends ce qui compte comme une norme pour les désirs. La norme des désirs, c'est le désirable. Car tous les désirs doivent, autant que nous en sommes psychologiquement et physiologiquement capables, se calquer sur ce qui est désirable. Bien désirer, c'est désirer ce qui est désirable. Or, on l'a dit, Frankfurt essaie de capturer la différence entre le fait (le désir) et la norme (le désirable) au moyen de la différence entre désir de premier ordre et désir de second ordre. Mais ça ne marche pas, parce qu'un désir portant sur un autre désir n'est tout simplement pas une norme portant sur un désir. Un désir est un désir, et jamais une norme. Et ce n'est pas parce que nous désirons désirer que nous plaçons une norme sur un désir. A la limite, on pourrait concéder à Frankfurt que les désirs de désirs montrent à quoi nous nous identifions. Celui qui désire ne plus désirer de drogue est une personne qui fait des efforts, souhaite être sobre. Mais cela ne montre pas du tout que ne pas se droguer soit une bonne chose, ni que ne pas désirer se droguer soit aussi une bonne chose. Aucun désir ne dit par lui-même qu'il est le désir d'une bonne chose. Donc, ajouter une hiérarchie de désir ne change rien. Ma question de départ "je désire ceci, mais ai-je raison de le désirer?" vaut tout autant pour le désir de premier ordre que pour le désir de second ordre. 
Quelle solution faut-il adopter? Il faut admettre qu'un jugement relatif à la valeur de nos désirs soit d'un type entièrement différent d'un désir. Habituellement, on fait de la raison l'instance capable de juger si quelque chose est bon, ou pas. Evidemment, une telle option est exclue pour Frankfurt, car celui-ci s'inscrit dans la lignée de la psychologie morale humienne, et Hume est connu pour avoir proclamé que la raison n'avait pas le moindre pouvoir sur les passions, donc que la raison n'a pas pour fonction de nous motiver. La raison ne sert qu'à associer des idées entre elles, et non pas à soulever des passions. C'est pourquoi Frankfurt tient à tout prix à fonder la normativité sur les désirs, seuls capables de produire de la motivation. Mais Frankfurt aboutit à la même aporie que Hume, celle de l'impossibilité du normatif. Rien ne permet chez eux de faire une place au désirable. 
On avance donc, un peu, puisque l'on sait maintenant que la solution à ce problème est de ne pas adopter de psychologie morale à la façon de Hume. Comment faire? D'abord, il faut admettre que tout désir, en tant qu'il est adopté, endossé, est vécu comme désir de quelque chose de désirable. Un indice de ceci, c'est le fait que, si l'on nous demande si on désire quelque chose, sauf cas pathologiques (cas pathologiques qui, d'ailleurs, servent de cas paradigmatiques à Frankfurt), on répond en vérifiant et en expliquant pourquoi la chose qu'on désire est désirable. Qu'on pense aux choses de l'amour. Quand on nous demande si on aime quelqu'un, la réponse consiste à faire l'éloge de sa beauté, de son intelligence, et non pas à parler de ses palpitations cardiaques! Autrement dit, demander à quelqu'un s'il désire quelque chose, c'est la même chose que lui demander si cette chose est désirable. Il n'y a que dans les cas pathologiques où l'on prend une sorte de distance vis-à-vis de soi-même, où l'on devient une sorte de médecin, diagnostiquant en nous une dépendance à la drogue, ou un manque général de motivation, etc. En résumé, le normatif n'a pas besoin d'être cherché quelque part, il est dans nos activités ordinaires d'enquête, de recherche, de ce qui est bon pour nous. 
Ce n'est que dans des moments très spéciaux que nous prenons de la distance par rapport à nous-mêmes, et scrutons nos désirs. Et c'est encore plus rare que cette introspection psychologique ait une valeur normative. Voir que nous désirons ceci, cela n'a pas grand intérêt. Et comme je l'ai déjà dit, je doute vraiment beaucoup que nous désirions désirer. Par contre, il est évident que parfois, nous constatons que nous avons des désirs, et que nous nous demandons si nous avons raison de les avoir. Pour y répondre, ce n'est pas à l'intérieur de nous qu'il faut regarder : on ne part pas à la traque des désirs de désirs! On mène au contraire des enquêtes à l'extérieur. On consulte un médecin, on va voir sur Doctissimo si la drogue est vraiment dangereuse. Ou bien on va voir son conseiller d'orientation pour avoir une idée plus claire des métiers. Et ainsi de suite. Tout ceci est, je pense, très banal. Découvrir ce qui est désirable, cela ne demande aucune capacité extraordinaire, et cela ne suppose pas de désirer des désirs. Cela consiste seulement à récupérer suffisamment d'informations factuelles pour que nous sachions enfin quoi désirer. 

Je résume donc le modèle de Frankfurt : nous avons des désirs de premier ordre qui nous sont tombés dessus malgré nous. Puis, par introspection psychologique, nous faisons un tri et fixons nos désirs de second ordre sur les désirs de premier ordre qui nous semblent les meilleurs. Ainsi, nous orientons notre action, et devenons la personne que nous voulons être. 
Mon objection consistait à dire que désirer désirer quelque chose ne revient pas à dire que cette chose est désirable. Le désirable relève de la norme, alors qu'un désir de second ordre n'est pas une norme, ce n'est qu'un désir. Pour découvrir que quelque chose est désirable, il faut tout simplement étudier, enquêter, découvrir de nouveaux faits. 
L'erreur de Frankfurt est de vouloir trouver une origine à la normativité. Il la cherche dans la subjectivité, et ce n'est pas un choix stupide, certes. Mais vouloir la localiser, c'est vouloir la réduire à quelque chose d'autre qu'elle-même. Et ce n'est pas du tout possible. La normativité, le fait qu'une chose soit désirable, n'est pas réductible à autre chose. Si l'on ne comprend pas immédiatement ce qu'est le désirable, alors il n'y a rien à faire. Et surtout, on ne pourra pas utiliser les désirs pour retrouver l'idée de désirable. On peut dire du désirable qu'il est ce qui est bon, qu'il est ce que toute personne suffisamment informée désire, mais ces notions contiennent déjà un élément normatif, ce qui est circulaire. Mais ce n'était pas l'enjeu de ce post de montrer l'irréductibilité du normatif. Son enjeu était celui-ci : montrer que le désirable doit être cherché non pas dans des désirs, mais plutôt dans les objets du désir. Pour voir ce qui est désirable, on ne regarde pas s'il y a un désir de désir, on regarde si la chose désirée est bien à la hauteur de nos attentes. 

2 commentaires:

  1. "tout désir, en tant qu'il est adopté, endossé, est vécu comme désir de quelque chose de désirable"

    C'est faux : pense au désir du pédophile de faire de vilaines choses aux petits enfants. Et si pour toi la pédophilie est pathologique (ce qui est absurde, j'imagine, d'un point de vue médical), pense au désir du jeune homosexuel chrétien ou musulman rigoriste.

    C'est quand même assez cavalier de s'opposer à une thèse en déclarant que tous les exemples à l'appui de cette thèse, et donc les contre-exemples de la tienne, sont par définition des cas pathologiques !!!!!!

    Cette distance vis-à-vis de soi-même dont tu parles (et que tu sous-estimes gravement) est en réalité constante chez beaucoup de gens : évidemment chez les religieux, mais aussi chez tous les gens qui sont un peu fiers, orgueilleux : on a là clairement des désirs qui norment d'autres désirs.

    Frankfurt is back on track !

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  2. Plutôt que de distance, il faudrait parler de clivage. Une partie de nous veut quelque chose (être un bon chrétien) et une autre partie de nous, malgré nous, veut autre chose (ah, ce beau garçon!). Il est hors de question de nier l'existence des cas de faiblesse de la volonté, qui sont en effet des moments où nous sommes clivés entre ce que nous devrions vouloir, et ce que, malheureusement, nous désirons. Ce que j'ai voulu dire en parlant de cas pathologiques, c'est cela : des cas, où pour diverses raisons, notre propre corps semble échapper à notre contrôle.
    Par contre, l'erreur massive de Frankfurt consiste à se servir des cas de faiblesse de la volonté en les généralisant abusivement, et en construisant une théorie particulièrement stupide du sujet perpétuellement clivé. Une personne est désormais une structure à deux couches (au moins!), avec désirs, puis désirs de désirs. Frankfurt prétend retrouver la notion de normativité, mais c'est faux, puisqu'elle s'échappe sans cesse vers le haut, puisque chaque couche supérieure est la norme des couches inférieures. Et puis, cela n'a aucun sens de désirer un désir. En tout cas, je ne sais pas comment faire. Je sais par contre très bien ce que signifie comprendre qu'un désir est bon, est justifié.
    Autrement dit, l'objectif est d'expliquer les cas de sujet clivé, sans créer des structures à base de couches de désirs. C'est très facile. Le clivage est entre le corps et l'esprit. L'esprit désire, au sens où, lorsqu'il veut quelque chose, il tient cette chose pour bonne, pour désirable. Le corps, lui, nous pousse, mais n'a pas de fonction normative. Il peut nous faire accomplir des choses malgré nous. C'est sa dimension automatique. A la limite, si on voulait être rigoureux, il ne faudrait pas parler de désir, et trouver un autre terme (pulsion, par exemple). Voici donc une théorie simple, et qui explique pourquoi il n'y a que deux niveaux : le niveau du corps qui a des dispositions à agir, et le niveau de l'esprit qui est l'instance normative.

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