mardi 27 janvier 2015

Justice et rhétorique

J'intitule cet article en faisant un clin d'oeil à Platon, dont le Gorgias montre que l'art des sophistes est un art de tromperie, et non pas un art permettant de parvenir à la vérité. Les sophistes, en effet, enseignent la rhétorique, qui permet de faire croire aux juges que quelque chose est juste, alors même que les sophistes qui tiennent ces discours ne sont pas capables de prouver si ce qu'ils soutiennent est vraiment juste. Autrement dit, la rhétorique est une contrefaçon de la justice, une manière de faire passer les préférences des sophistes ou les intérêts de leurs clients pour ce qu'ils ne sont pas, à savoir justes.

Or, dans nos tribunaux, la rhétorique garde une certaine importance, même si nous n'employons pas volontiers ce terme. Tout le monde comprend qu'un avocat qui s'exprime bien, qui arrive à émouvoir le juge ou les jurés, obtiendra plus souvent une décision favorable, qu'un avocat moins persuasif. C'est d'ailleurs pour cette raison que les concours de plaidoiries, dans lesquels de jeunes avocats défendent des causes fictives, restent d'actualité. Simplement, il faudrait ajouter que les avocats ont d'autres fonctions que faire de beaux discours : ils doivent encore étudier en détails des dossiers, relever les points faibles de la partie adverse, vérifier qu'ils ne contiennent pas de vice de procédure, bien étudier les lois pour voir s'ils ne peuvent pas les utiliser habilement pour défendre leurs causes, etc. Je ne m'étends pas là dessus, puisqu les séries consacrées aux avocats pullulent, aussi bien en France qu'aux Etats-Unis (cf. Avocats et associés, The good wife). 
Je voudrais dévoiler un paradoxe assez massif, et qui pourtant ne semble gêner personne. Le voici : 
1) la justice, aussi bien dans son sens de "légitimité", de "légalité", et de "judiciaire" exige que chacun soit traité à égalité. Si deux individus sont semblables du point de vue des critères pertinents pour juger, alors ils doivent être jugés de la même façon. Toute différence non pertinente pour prendre une décision doit absolument être écartée, sans quoi nous aboutirions à une situation d'injustice, aussi bien au plan moral qu'au plan légal. Tout ceci est facile à comprendre : un juge ne doit pas être influencé par le QI d'un criminel accusé d'avoir tué quelqu'un ; ni être influencé par l'âge d'un criminel (majeur) accusé d'avoir trafiqué de la drogue ; ni influencé par la beauté physique d'un criminel ayant détourné de l'argent. Les seuls paramètres à prendre en compte sont ceux qui sont pertinents pour juger de l'acte lui-même : les textes de lois dont relèvent l'acte, la jurisprudence éventuelle, les circonstances atténuantes ou aggravantes, etc. 
2) chacun admet que les avocats ont un talent inégal. Certains sont bien payés et très compétents, d'autres sont commis d'office et moins compétents, ou peut-être, moins motivés. Il est évident que si tous les avocats se valaient, les différences de rémunération n'existeraient pas, et les clients les choisiraient au hasard. Peut-être même existerait-il une sorte de service public affectant arbitrairement un avocat à chaque client. Les avocats sont donc de valeur inégal. Or, un bon avocat, c'est par définition celui qui parvient plus souvent à obtenir une décision favorable, que n'y parvient un mauvais avocat. Statistiquement (pas à tous les coups, évidemment), un bon avocat confronté à un mauvais gagnera.
3) Chacun admet pourtant qu'il serait injuste de faire dépendre l'issue d'un procès du talent des avocats. Ce qui est juste, c'est que le jugement ne dépende que de l'acte jugé, ou de la personne jugée. C'est ce qui s'est vraiment passé qui doit servir de critère au jugement du juge, et non pas le fait qu'il ait réussi à être influencé par l'avocat. Je pense qu'on peut facilement voir le lien avec Platon. Tout comme Platon reprochait aux sophistes de convaincre des juges alors même qu'ils ne savent pas ce qui est juste, on peut reprocher aux avocats de faire pencher la balance en leur faveur, alors même que la justice imposerait une autre décision. C'est donc le paradoxe : plus un avocat est bon, plus il persuadera fortement le juge, et plus la décision sera inéquitable, car éloignée de ce que le juge aurait décidé lui-même, s'il avait pu rassembler lui-même tous les éléments et prendre une décision en toute indépendance. 
En résumé, le paradoxe est : soit certains avocats sont meilleurs que d'autres, auquel cas toutes les décisions prises sont injustes, soit toutes les décisions sont justes, mais alors tous les avocats sont équivalents, et il est inutile de les payer différemment. Soit on renonce à (2), soit on renonce à (3), mais les deux ne peuvent pas tenir ensemble. Quant à (1), j'imagine que personne n'envisagerait d'y renoncer, sans quoi la justice se réduirait à de purs rapports de forces et des jeux de séduction. C'est le contraire de la justice. 

Y a-t-il un moyen de lever le paradoxe? Je crois que oui. Mais seulement en partie. L'espoir d'avoir une justice platonicienne, absolue, me semble hors de portée. Par contre, avoir une justice qui mette à égalité les deux parties d'un procès semble plus accessible. Cela ne signifie pas que la décision soit juste au sens fort. Cela signifie seulement que les deux parties peuvent accepter quand même cette décision, puisqu'elles ont été traitées avec égalité.
Je m'explique. Il faut bien se faire à l'idée que les différences de talent entre hommes ne vont pas s'effacer simplement parce que nous trouvons qu'elles sont injustes. Que les avocats soient de valeur différente ne semble pas contestable non plus. Donc, il faut l'admettre. Par contre, on peut faire en sorte que ces inégalités ne soient pas en défaveur d'une des parties du procès. Il ne faut donc pas que chaque avocat soit au service d'une partie, mais qu'il participe plus globalement à faire la lumière sur un procès. Il ne doit défendre personne, mais doit seulement chercher tous les éléments pertinents pour défendre la partie civile, ET la défense. Ainsi, les inégalités entre avocats sont désamorcés. Si un avocat est plus faible qu'un autre, alors cela peut ralentir la procédure, ou mener à une décision imparfaite, car ayant négligé un élément important du dossier. Par contre, cela ne la rend pas injuste au sens de déséquilibrée, partiale. C'est la dimension conflictuelle du procès qui le rend injuste si un des camps est plus fort que l'autre. Mais si les avocats ne sont pas au service d'un camp, mais au service de la justice, alors l'inégalité disparaît.
Là encore, elle ne disparaîtra pas complètement. Car il restera la partie civile elle-même, et la défense elle-même. Donc, si un accusé est particulièrement habile, intelligent, et séduisant, il va sans doute obtenir un meilleur jugement que s'il est obtus et désagréable. Mais ce paramètre là est difficile à faire disparaître, et peut-être pas complètement injuste. Après tout, chacun a eu le temps dans son existence pour développer des qualités humaines et intellectuelles. Il n'y a donc rien de scandaleux que l'on puisse les mettre à profit lors d'un procès. Par contre, c'est complètement différent du fait de pouvoir se payer un avocat plus ou moins bon. Car alors, c'est la justice elle-même qui valide l'injustice par le choix du fonctionnement d'un procès. Alors que si elle ne le fait pas, elle ne laisse jouer pendant le procès que des inégalités qui ne sont pas de son ressort. Elle tolère les inégalités naturelles, ne pouvant pas faire autrement, mais elle n'y ajoute aucune inégalité institutionnelle.

En conclusion, je souhaite rapprocher cette discussion de l'opposition assez médiatique entre justice inquisitoire, et justice accusatoire. Dans la première, la plus grosse partie du travail est accomplie par le parquet, qui va constituer le dossier pour l'accusation, et va cherche les preuves dans une optique de découverte de la vérité. Dans la seconde, le travail est répartie plus équitablement entre avocats, de sorte que la défense doit dépenser une énergie considérable pour affaiblir les soupçons qui portent sur l'accusé. La justice accusatoire est ouverte aux compromis, aux négociations, au "plaidé coupable", alors que la justice inquisitoire ne le permet pas : elle recherche la vérité, et non un compromis entre parties.
Mon intention n'était pas de rentrer dans ces discussions, parce qu'elles soulèvent aussi bon nombre d'aspects techniques sur lesquels je ne peux pas me prononcer ici. Néanmoins, il est évident que, dans la mesure où la justice inquisitoire est davantage fondée sur le travail du procureur cherchant à faire éclater la vérité que sur un duel d'avocats, mon paradoxe donne clairement l'avantage à la justice inquisitoire, et reprocherait à la justice accusatoire de trop faire dépendre le jugement final du rapport de force entre avocats.
Ainsi, que des juges neutres cherchent à faire éclater la vérité, et à examiner toutes les ramifications législatives pour accuser et défendre un individu est juste. Par contre, que des avocats au service d'un des camps cherchent à faire pencher la décision dans leur sens est nécessairement injuste. En effet, ici, le rapport de force ne produit pas un équilibre des pouvoirs. Il trahit la valeur respective des avocats. Cette valeur ne devrait pas entrer en compte.

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