vendredi 23 janvier 2015

Où sont les faits?

Il est de coutume de définir le fait comme quelque chose qui a lieu dans le monde. Le fait peut être physique ou mental, mais il a cette extériorité vis-à-vis de nous qui le met hors de notre contrôle. Il est là, et c'est tout. On le dit familièrement : les faits sont têtus. Les faits doivent donc être reconnus, puisqu'on ne peut pas faire comme s'ils n'étaient pas là, et doivent aussi être connus, étudiés, et décrits avec le plus d'objectivité possible. Être objectif, c'est justement caractériser les fait tels qu'ils sont. Alors que la personne partiale va les décrire de manière biaisée. Ceci implique que les discours et les faits n'appartiennent pas au même genre ontologique. Les faits sont des choses du monde, alors que les discours sont des choses de l'esprit. Les discours décrivent les faits, ils les prennent pour objet, ils sont au sujet de ces faits. Mais ils ne sont pas eux. 
Je voudrais montrer que tout cela est faux. Une manière, qui serait dans ce contexte un peu triviale, de nier la réalité des faits consiste à adopter une position philosophique idéaliste (ou anti-réaliste). Bien entendu, si tout est construit, si nous vivons au sein de nos représentations du monde, alors les faits sont des productions mentales, et pas des choses réelles, des choses "brutes", appartenant au monde extérieure. Mais ce n'est pas du tout la voie que je veux emprunter. Ma position, que je ne thématiserai pas ici, restera platement réaliste : le monde est indépendant de nous, nous connaissons le monde en soi et non pas nos représentations du monde. 

Russell, dans "La philosophie de l'atomisme logique", a proposé une théorie sophistiquée des faits, comme référence des propositions. Une proposition est un énoncé à l'indicatif, qui a une valeur de vérité. Informellement, on peut donc dire qu'une proposition décrit quelque chose du monde. Et plus précisément, ce qu'elle décrit, c'est un fait. Mais Russell a immédiatement été confronté à un problème sérieux : si on voit très bien pourquoi les propositions vraies font référence à des faits, qu'en est-il des propositions fausses? En effet, puisqu'elles sont fausses, il semble qu'elles ne décrivent rien. Mais alors, la généralité de la théorie russellienne en pâtirait. De plus, il faut bien que les propositions fausses parlent de quelque chose, pour pouvoir être fausses. Si elles ne parlaient de rien, elles ne seraient ni vraies ni fausses, elles n'auraient pas de sens. Face à ces problèmes, Russell a donc fait un choix assez audacieux, celui d'admettre l'existence de faits négatifs. Les faits négatifs pourraient être vus, de manière intuitive, comme l'absence de fait, de sorte que parler d'un fait absent, mais en disant qu'il a lieu, revient à dire quelque chose de faux. Russell tenait ainsi une sémantique cohérente : toute proposition fait référence à un fait ; les propositions vraies font référence à des faits positifs, alors que les propositions fausses font référence à des faits négatifs.
On s'est souvent moqué de Russell, pour cette solution qu'on a trouvé aussi simple que ridicule. Surtout que Russell a renchéri avec les faits conjonctifs et les faits disjonctifs, correspondant aux propositions formées par des propositions élémentaires et des opérateurs de conjonction ou de disjonction. Russell a hésité sur ce point, et ne tranche pas vraiment, même dans sa discussion avec le public. Ceci étant dit, cette solution n'a rien de si naïve, et Wittgenstein, son méchant élève (lire sa lettre très dure au sujet de l'introduction de Russell au Tractatus logico-philosophicus, livre qui défend aussi l'atomisme logique), a lui aussi fait la différence entre les faits, et les états de choses. Ce qui caractérise le fait, c'est qu'il est la subsistance d'un état de chose. On en conclut par là qu'un état de chose peut "exister", sans subsister. On en revient donc, sans le dire, à la solution russellienne des faits négatifs, à savoir des entités quasi-ontologiques, dont on peut parler, qui ont en quelque sorte une place dans le monde, mais qui n'existent pas vraiment. Wittgenstein évite l'expression qu'il faut bien dire un peu comique de "fait négatif", mais il en conserve la notion. Les états de chose jouent ce rôle.

Je ne veux pas moi-même défendre l'utilité des faits négatifs. Par contre, je voudrais montrer que le besoin que ces deux auteurs ont eu d'introduire cette notion révèle quelque chose d'important. Ce n'est pas du tout un hasard si, malgré les inconvénients évidents à introduire cette notion, ils l'ont fait quand même. Et les excentricités de Russell sur les faits conjonctifs et disjonctifs aussi touchent un point crucial. 
Ce qui est remarquable, au sujet des faits, c'est leur étonnante plasticité. C'est un fait que Russell était dans une prison anglaise pendant que Wittgenstein était dans l'armée autrichienne. C'est un fait que Quine n'avait encore rien publié quand Russell a donné ses conférences sur l'atomisme logique. C'est un fait que la publication du Tractatus n'a pas ralenti la plaque tectonique eurasienne. Je pourrais continuer longtemps. Les faits semblent pouvoir être énumérés sans fin, construits n'importe comment, permettre des rapprochements sans la moindre pertinence tout en étant vrais, etc. Bref, il est évident que les faits relèvent d'une activité mentale de sélection.
Soyons plus précis. Il n'y a aucun sens physique à rapprocher la publication d'un livre et la dérive des continents. Cela signifie que ce rapprochement n'est pas quelque chose de réel, quelque chose qui a lieu dans la nature. Car ces choses n'ont pas le moindre lien causal entre elles. La publication du Tractatus relève d'une causalité propre à l'histoire de la philosophie, la dérive des continents relève de la géologie. Si deux choses peuvent être indépendantes, ce sont bien elles. Pour utiliser un terme technique, je dirai que la publication du Tractatus qui n'a pas ralenti la plaque eurasienne n'est pas un événement. Un événement est quelque chose qui arrive dans le monde, dans la mesure où il a une unité ontologique et épistémologique. Un événement est une chose. Et on peut faire le récit qui explique pourquoi il a lieu (ce récit peut être historique ou scientifique, peu importe ici). Autrement dit, un événement n'est pas un fait. Un événement est soumis à des contraintes fortes, auxquelles le fait n'est pas soumis. La publication d'un livre est un événement, la dérive d'un continent aussi. Mais le regroupement de ces deux événement ne forme pas un nouvel événement. En faisant ce regroupement, on leur fait perdre leur unité ontologique, et leur unité épistémologique (les deux relèvent d'explications différentes). Par contre, on peut regrouper ces deux événements pour en fait un fait.
Un fait est donc une entité de nature mentale, une entité qu'on pourrait dire abstraite, tout comme le sont les ensembles. Je ne fais pas le rapprochement sans raison. Car un ensemble est l'entité abstraite qui est dénotée par les termes généraux et les verbes (je ne m'explique pas davantage, il faudrait rentrer dans des considérations sémantiques trop poussées). Alors que le fait, lui, est l'entité abstraite dénotée par la proposition entière. Pour donner un exemple de proposition atomique, et en indiquer la sémantique, prenons la phrase "Paul marche". "Paul" est le nom d'un individu, et "marche" le nom d'un ensemble incluant tous les individus qui marchent. Donc, puisque l'ensemble MARCHER inclut Paul, alors la proposition est vraie. C'est un fait que Paul marche.
Je retrouve ainsi l'affirmation célèbre de Frege, dans les "Recherches logiques" : un fait est une pensée vraie. Mais Frege affirme ceci après avoir proposé son ontologie des trois mondes, donnant une indépendance à la pensée, par rapport aux représentations psychologiques et à la réalité physique. Je pense qu'il commet une erreur, ici. Frege aussi est réaliste, mais pas au sens ordinaire. Il admet la réalité de la pensée. C'est pourquoi je me dissocie de lui. Je défend aussi un réalisme, mais dans lequel nous connaissons des événements, des choses réelles, et non pas des faits, donc des pensées. Alors que Frege contesterait ceci, puisqu'il juge que notre connaissance est connaissance des pensées vraies, donc des faits. Simplement, ce qui nous rassemble, c'est l'idée qu'un fait n'est pas une entité physique. Un fait est mental (dans un sens non psychologique, car il y a des faits psychologiques). Et c'est pourquoi lui autant que moi admettons que n'importe quoi peut être un fait, à partir du moment où c'est vrai. Alors que n'importe quoi ne peut pas exister dans le monde physique. Le monde physique a des lois physiques, biologiques, sociologiques, qui font que seuls certains événements peuvent advenir, et que certaines constructions factuelles sont impossibles. 
Pourquoi est-ce que je me dissocie du réalisme des pensées de Frege? Parce qu'il me semble que Frege commet l'erreur typique de ce type de réalisme. Cette erreur, dénoncée déjà par Aristote dans son traité De l'âme, consiste à confondre ce qui est connu, et ce au moyen de quoi c'est connu. J'admets tout à fait que notre connaissance soit constituée de faits, et de rien d'autres. Dire que notre connaissance consiste en pensées vraies, c'est évident. Par contre, l'objet de notre connaissance, ce sur quoi elle porte, ce sont des événements (du moins, je parle ici des connaissances empiriques). La pensée n'a donc pas à s'autonomiser pour rester en elle-même. Son chemin normal est de viser des objets réels. C'est pourquoi je soutiens, contre Frege, que la connaissance est connaissance d'événements physiques, et pas connaissance de pensées vraies. Une précision pour nuancer : il y a aussi des connaissances de faits, mais cette connaissance des faits est celle qui consiste à fabriquer des pensées vraies à partir d'éléments d'événements, ou en rapprochant des événements sans rapport, etc. Cette connaissance là n'est plus vraiment empirique. C'est une connaissance constituée par raisonnement pur, à partir du matériau empirique amassé par ailleurs. Donc, en résumé, pas de troisième royaume en plus du physique et du psychologique. Tout ce qui relève de la pensée ne forme pas un royaume, la pensée est une activité qui se déploie dans les deux royaumes que nous connaissons, mais pas une activité qui générerait un troisième royaume coupé des deux autres.  

Je réponds donc à ma question de départ : où sont les faits? en disant qu'ils ne sont nulle part, au sens spatial. Ils sont dans notre esprit, et nous servent à comprendre les événements, qui eux, sont quelque part au sens spatial. Cette distinction entre faits et événements est absolument nécessaire. C'est elle qui nous permet de comprendre la différence entre quelque chose qui a lieu, et la connaissance que quelque chose a lieu. C'est elle aussi qui nous permet de comprendre pourquoi un fait s'inscrit dans des relations logiques ("le fait que p implique que q, sauf si r" etc.), alors que les événements ne s'inscrivent pas dans des relations logiques. Un fait est une connaissance qui justifie d'autres connaissances. Un événement est là, dans sa pure brutalité. 

5 commentaires:

  1. Je ne suis pas du tout convaincu, et ton argumentation est très succincte. En effet, après avoir distingué évènement et fait (ce qui est difficilement contestable : un évènement arrive, mais un évènement n'est pas un fait, c'est le fait qu'un évènement arrive qui en est un) tu sautes dans ta conclusion : le fait est mental. Pourquoi ?

    Ton raisonnement (non formulé implicitement) semble être : les relations logiques comme l'implication sont choses mentales, un fait formule une relation logique, donc un fait est chose mentale.

    Je nie la première prémisse : cela me paraît catastrophique de faire d'une implication ou d'un ensemble une chose mentale. Qu'une chose implique une autre veut dire (de façon non rigoureuse) que la seconde arrive ou existe toujours quand la première arrive ou existe. Qu'y a-t-il de particulièrement mental dans cet état de fait ?

    Considères-tu qu'une collection de timbres est une chose mentale ? Si ce n'est pas le cas, il n'y a pas spécialement de raison de considérer qu'un ensemble est chose mentale.

    J'ai l'impression que tu acceptes implicitement une sorte de théorie de la "sélection" : j'ai devant moi des objets donnés par les sens, et je les range dans mes sacs mentaux : ensembles, relations logiques, etc. Mais alors un évènement aussi est un sac mental : la parution du Tractatus aussi est chose mentale. Pourquoi réunir les évènements "W. met son manuscrit dans une boîte au lettre", "l'éditeur décide d'imprimer le manuscrit", "l'éditeur donne l'ordre d'imprimer", "les rotatives produisent des exemplaires du T." ?

    On va vite tomber dans l'idéalisme échevelé.

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  2. Il y a deux types de relations. Il y a des relations physiques, qui sont fixées par les propriétés physiques des événements. Par exemple, telle ville est au nord de telle autre ; tel événement historique est la cause de tel autre. Ici, pour justifier le lien qui est établi, il faut faire appel à des propriétés des objets mentionnés : l'emplacement géographique, ou bien une description historique précise de ce qui s'est passé.
    Par contre, les faits ne s'inscrivent que dans des relations logiques. Quand on mentionne un fait, on le fait en vue de prouver la vérité d'un autre énoncé, et non pas en vue de donner une explication physique. Dit autrement, les relations entre faits sont des relations sémantiques, dans lequel c'est la valeur de vérité qui détermine les inférences possibles. En disant "le fait que p implique que q", ce que l'on veut dire, c'est que p étant vrai, alors on peut déduire q. Mais cela ne donne pas la moindre explication physique, ou ontologique. C'est un niveau purement sémantique. C'est pourquoi les faits peuvent être connectés au moyen des constantes logiques, mais pas des relations ontologiques. "Le fait que p implique que q" a un sens mais "le fait que p cause q" n'en a pas. Si on veut parler de causalité, on dira "p cause q". Si on veut parler d'implication logique, il faut au contraire dire "le fait que p implique q".
    Donc, contrairement à ce que tu dis, je pense que c'est l'idéalisme échevelé qui soutiendrait que les relations sémantiques (je veux dire l'ensemble des inférences tirées en fonction de la vérité ou de la fausseté des propositions) sont quelque chose de réel. Dire que le vrai forme un monde, c'est en effet du Frege, et cela me paraît délirant. Le seul monde existant est un monde d'événements dans des rapports causaux.

    Quant aux ensembles, il en est de même. Un regroupement physique est une chose, un ensemble en est une autre. On peut construire les ensembles les plus délirants en concevant des fonctions caractériques compliquées. Mais cela n'implique pas que quelque chose dans le monde corresponde à ces fonctions compliquées. La création d'ensemble est mentale.

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  3. Une petite remarque toute simple permet de te répondre : "Oxford est au nord de Londres" est un fait, pas un évènement.
    Si tu admets que la relation "être au nord de" n'est pas de nature mentale, comme tu le fais apparemment, il en est de même des faits.

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    1. C'est certes un peu étrange de dire qu'Oxford est au nord de Londres soit un événement. C'est même à la limite du ridicule de dire que "cette pomme est rouge" est un événement. Il faudrait sans doute introduire une nouvelle catégorie ontologique, pour qualifier les événements dans lesquels il ne se passe rien. Pourquoi pas "état"? Il y aurait d'un côté les états, de l'autre les événements.

      Par contre, les faits relèvent d'une catégorie logique distincte. Le fait n'est pas "Oxford est au nord de Londres". C'est "qu'Oxford est au nord de Londres". L'ajout de la préposition change le statut sémantique de l'expression. Ainsi, on peut dire "qu'Oxford soit au nord de Londres explique qu'il fasse plus froid à Oxford" (désolé, exemple stupide!). Par contre, il est n'est français de dire "Oxford est au nord de Londres explique qu'il fasse plus froid à Oxford". C'est un indice qu'un événement peut avoir lieu, mais il n'explique rien. Alors qu'un fait explique, mais il n'y a pas de sens à dire qu'il a lieu.
      Ainsi, dans la langue, la préposition "que" sert à convertir une proposition exprimant un événement en un fait que l'on peut insérer dans des relations logiques. Et ce n'est pas propre au français, l'anglais à "that" pour faire ceci.
      Ceci a pas mal été étudié par les logiciens, mais, à ce que j'en sais, dans un contexte plus spécifique : celui des rapports d'attitudes propositionnelles. Ceux-ci sont les rapports d'un individu à une proposition. Or, d'un point de vue formel, c'est à "que p" (ou "que p est le cas" qu'un individu se rapporte, mais pas à "p". Cela signifie que l'individu croit une proposition, mais il ne croit pas l'événement lui-même, ce qui n'aurait guère de sens. Dans ma terminologie, un individu peut croire à un fait.

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    2. Bon, si tu dis que "Oxford est au nord de Londres" est un évènement (comme le dis ton premier §), et si tu veux appeler "fait" les propositions vraies (comme le fait ton deuxième paragraphe), je n'ai absolument rien à y redire : on ne discute pas des définitions de noms.
      Et ce qui me gênait, ton idée que les faits sont de nature mentale, est alors une simple trivialité.
      Amen.

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