lundi 9 février 2015

Qui de la passion ou de la raison fait tourner le monde?

Je voudrais présenter un bref paradoxe montrant que ce sont des passions irrationnelles qui mènent le monde, et que celui-ci n'est pas soumis à la rationalité instrumentale toute puissante, contrairement à ce que l'on entend trop souvent dans la presse et chez certains philosophes (Heidegger, l'arraisonnement du monde, etc.)

1) dans toute activité, quelle qu'elle soit, s'applique la règle des rendements marginaux décroissants. En termes familiers, plus on persévère dans une activité, plus les gains deviennent faibles, et demandent des efforts plus importants pour gagner encore quelque chose. Un chercheur sait bien qu'il est plus facile d'apprendre les connaissances de base d'une discipline que de découvrir de nouveaux savoirs à la pointe de cette discipline. Une entreprise sait bien qu'il est plus facile d'écouler ses premières marchandises que de les écouler quand le marché commence à être saturé. Il est aussi plus facile d'écouler ses marchandises sur un marché déjà établi que de partir à la conquête de nouveaux marchés. 
2) La rationalité implique, partout où c'est possible, de privilégier l'activité ou la stratégie qui maximiserait notre utilité. En d'autres termes, lorsque les rendements marginaux d'une activité commencent fortement à décroître, il devient rationnel d'abandonner cette activité, et de passer à une activité dans laquelle les rendements marginaux restent élevés. Un chercheur qui commence à avoir du mal à découvrir de nouvelles choses devrait plutôt se lancer dans des domaines plus faciles. Une entreprise qui commence à avoir du mal à écouler ses marchandises devrait plutôt se lancer sur un autre produit. Une entreprise a davantage intérêt à copier celles qui réussissent que de dépenser des quantités extraordinaires pour découvrir de nouveaux marchés. 
3) De fait, on trouve à peu près partout des gens qui s'obstinent dans leur voie, en dépit de la rationalité. Les chercheurs ne renoncent à peu près jamais à leur sujet d'étude, et passent des décennies de leur vie pour produire un travail qui se lit en quelques heures. Les entreprises dépensent une énergie folle pour augmenter leurs ventes, ou pire, pour concevoir de nouveaux produits alors même que les suiveurs gagneront à peu près autant d'argent, tout en réduisant les coûts en recherche et développement à zéro, et en évitant de se lancer dans des initiatives désastreuses. Bref, la marche du monde n'est pas du tout rationnelle. 

Quelles sont les explications? J'en dénombre quelques unes :
1) Le désir de gloire et de richesse. Le premier qui découvre quelque chose a une gloire immense, celui qui copie ne récolte aucun honneur, même s'il profite tout autant de la découverte. Mais il semble que nous préférons largement avoir cette gloire que d'avoir les gains que rapporte la chose découverte. De même, en économie, même si les copieurs gagnent presque autant (la plupart du temps), le désir de gagner davantage que les autres semble motiver les hommes. Ce désir est parfaitement irrationnel, car ses coûts d'opportunité sont manifestement énormes. Le léger gain sur les autres ne justifie pas les efforts gigantesques livrés. De plus, le hasard se mêle souvent aux événements, de sorte qu'il n'est même pas certain que celui qui ait le plus travaillé soit celui qui gagne le plus. 
En d'autres termes, l'entrepreneur n'est pas un homo economicus, sans quoi il n'entreprendrait rien, il imiterait benoîtement ceux qui ont réussi quelque chose. Les entrepreneurs sont des fous, des personnes irrationnelles et mégalomaniaques.
2) Le manque de curiosité et d'ouverture sur le monde, un caractère obsessionnel. Pris dans une tâche, il est probable que certains hommes vont préférer bêtement s'obstiner plutôt que de s'intéresser à autre chose, d'ouvrir un peu leur esprit, de découvrir d'autres activités qui pourraient leur plaire. Au lieu, comme la plupart d'entre nous, de se lasser lorsqu'ils passent du temps sur une activité, ils s'obstinent encore et encore, et d'autant plus qu'ils ont passé du temps sur cette chose. 
3) L'aversion à la perte. La notion est souvent utilisée par les économistes, mais va bien au-delà. Elle signifie que les hommes redoutent de matérialiser leur perte, et de passer à une autre activité. Ils préfèrent se dire qu'ils traversent une période difficile, mais que leur activité finira par être couronnée de succès. Cela ne vaut pas que pour les marchés financiers, nous en faisons tous l'expérience lorsque nous achetons un billet pour un film ou un spectacle, et que ce film ou ce spectacle ne nous plait pas. Nous n'arrivons pas à partir au milieu du film, parce que nous aurions l'impression d'avoir perdu notre argent. Du coup, nous restons assister à ce mauvais film, et nous avons perdu notre argent, et notre temps! L'aversion à la perte est donc un facteur particulièrement significatif dans les comportements bêtement obstinés. 
4) Le sens de l'intérêt général : on comprend rapidement que la rationalité instrumentale aboutit ici à une situation qui ressemble à celle du paradoxe de l'action collective : chacun a tout intérêt à ne rien faire, à laisser faire les autres, et à profiter de leurs succès. Mais si tout le monde fait cela, alors le monde s'en tire globalement moins bien, puisque personne ne va rien découvrir, personne ne va lancer d'entreprise innovante, etc.
En d'autres termes, si cette explication est la bonne, c'est l'altruisme qui motive les chercheurs, les entrepreneurs, et toutes les personnes qui cherchent à se confronter à cette dure réalité des rendements marginaux décroissants. Les gens acceptent de se livrer à des tâches de plus en plus stériles, inintéressantes, fatigantes, pour la satisfaction morale d'aider l'humanité. 

Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les explications possibles. Mais on remarquera qu'aucune ne relève de la rationalité instrumentale, et même, que toutes sont manifestement en contradiction avec les principes de la rationalité. Seule la dernière explication, la moralité, est peut-être compatible avec la rationalité instrumentale, du moins, si l'on en croit Gauthier qui tente dans Morale et contrat de fonder la morale sur des agents voulant maximiser leur utilité. Mais le projet de Gauthier est probablement un échec (sa distinction entre maximisateurs moraux et maximisateurs directs en est l'aveu). Donc, faute d'explication meilleure, on doit bien conclure que le monde n'est pas régi par la raison, mais par les passions.
Ma conclusion est plutôt sombre : tout ce qui est beau et grand dans le monde est irrationnel. Celui qui est rationnel reste petit, discret, peu innovant, conservateur. 

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