mardi 24 février 2015

Pourquoi le commerce devrait-il être équitable?

Il y a des individus qui acceptent de payer plus cher certains biens afin que les producteurs de ces biens soient rémunérés correctement, et puissent vivre dans des conditions décentes. L'expression de commerce équitable est souvent employé pour désigner les transactions sur le café, le chocolat, et quelques autres bien agricoles venant de pays défavorisés. Mais dans son principe, l'idée de commerce équitable s'applique aussi aux consommateurs boycottant des produits qu'ils jugent fabriqués dans des conditions dégradantes, par exemple certains produits électroniques fabriqués en Chine dans des conditions assimilables à de l'esclavage. J'appelle donc commerce équitable la démarche qu'accomplit l'acheteur en vue de vérifier que le vendeur obtient un prix raisonnable en échange du bien, et que les conditions de travail du vendeur soient humainement acceptables.
En un sens, cette attitude de la part de l'acheteur a quelque chose d'irrationnel. En effet, le souci fondamental de l'acheteur est de se procurer les biens de la plus grande qualité possible, en payant le moins possible. On peut donc comprendre que l'acheteur se soucie des conditions de travail des producteurs, dans la mesure où ces conditions sont susceptibles d'avoir un impact sur la qualité des biens produits. Intuitivement, on se doute qu'un bien est de meilleur qualité s'il n'a pas été conçu dans l'urgence, si les salariés comprennent ce qu'ils font plutôt qu'ils ne travaillent comme des machines, etc. Mais cela ne concerne l'acheteur que dans la mesure où il existe un effet sur la qualité du produit. Si cela n'en avait pas, l'acheteur ne devrait pas se sentir concerné par les conditions de travail. De même, décider d'acheter plus cher que le prix initialement proposé, cela ressemble à de l’irrationalité pure et simple. Un agent économique cherche à maximiser son utilité, donc à employer au mieux possible son argent. Cela exclut qu'il paie un bien plus cher que ce qu'il pourrait. Il y a donc un conflit évident entre l'attitude de l'agent rationnel sur un marché, et l'attitude morale de cet agent lorsqu'il se bat pour faire monter le prix du café ou du chocolat. 
Ma question est donc la suivante : l'agent économique doit-il se soucier du sort des producteurs, ou son objectif est-il seulement d'acheter au meilleur prix? Cette approche morale de l'économie a-t-elle une pertinence, ou bien l'agent se rend-il coupable d'une confusion des registres? A moins que la morale ne nous oblige pas à nous soucier du sort des autres personnes, tant que ces personnes sont responsables de leurs actes. Après tout, si les salariés des pays du Tiers-Monde sont exploités, ce sont leurs patrons qui les exploitent, et non les consommateurs occidentaux. De même, si les prix du chocolat sont si bas, ce n'est pas uniquement la faute des Occidentaux, puisque la fixation d'un prix est toujours un compromis entre acheteurs et vendeurs. Si la qualité de leur production le permet, les paysans du Tiers-Monde peuvent tout à fait tenter de faire remonter eux-mêmes les prix de leurs marchandises. En bref, il semble que la responsabilité morale de ces situations de grande pauvreté ou d'esclavage relève des choix des producteurs, et non pas des consommateurs. 
Ainsi, il me semble que le commerce équitable soulève deux questions, qui doivent être traitées dans cet ordre : 
1) Peut-on faire intervenir des considérations morales dans le jeu des échanges économiques?
2)  La morale nous prescrit-elle de nous soucier du sort du vendeur, au-delà du respect des procédures formelles de l'échange?

Tout d'abord, pour que mon problème soit suffisamment clair et philosophique, j'exclus l'hypothèse que les acheteurs soient directement coupables d'agir sur les prix par la violence militaire, la contrainte politique, ou une situation de monopole. Il faut se placer dans le cadre d'un marché suffisamment concurrentiel pour que les vendeurs puissent trouver d'autres débouchés à leurs marchandises si jamais un ou plusieurs acheteurs faisaient défection. Si ce n'est pas le cas, alors il y a injustice au plan économique, et peut-être même au plan moral si les acheteurs en situation de force se servent de leur pouvoir et utilisent des moyens immoraux pour faire baisser les prix. Il faut encore que les vendeurs soient libres, de sorte que, s'ils ne parviennent pas à tirer un prix suffisant pour leur production, ils puissent se reconvertir et travailler dans un secteur qui leur assurerait des revenus décents.
Supposons donc que les acheteurs n'ont pas de pouvoir direct pour faire baisser les prix, et que les vendeurs ne soient pas contraints de rester dans leur activité. Cela implique que, si les prix restent bas, les vendeurs sont responsables de ce niveau de prix. Les acheteurs doivent-ils quand même se soucier de ces prix, et de proposer, contre leurs intérêts, de les remonter?
Le problème est alors le suivant : les consommateurs doivent-ils privilégier l'approche strictement économique des relations marchandes, dans lequel leur objectif est uniquement de tirer les prix vers le bas, ou bien doivent-ils avoir d'autres préoccupations, comme des soucis de bien-être humain, de qualité environnementale, etc.?
La réponse me semble la suivante : il est évident qu'il existe une sphère de l'économie, dans lesquels certains principes de rationalité ont cours. En économie, l'objectif est toujours la maximisation de son revenu et de son utilité. L'agent rationnel doit donc toujours chercher à investir dans les secteurs ayant les plus hauts rendements, doit toujours chercher à vendre le plus cher possible, à acheter le moins cher possible, et à s'accaparer les biens les plus utiles. En soi, la rationalité économique est distincte des principes moraux courants, et ponctuellement, en contradiction avec ces principes. Néanmoins, il n'y a aucune raison d'exclure la pertinence de ces principes moraux. En effet, ce qui caractérise la morale, c'est qu'elle ne constitue pas une sphère propre dans laquelle elle vaudrait, et pas dans les autres, mais c'est qu'elle vaut en toute circonstance, dans toutes les sphères de l'activité humaine. D'ailleurs, il en est de même de la politesse. Un entrepreneur, un salarié, un investisseur savent tous que faire des affaires ne les dispense pas de la politesse élémentaire. Et s'il arrive que les principes de la politesse contredisent la rationalité économique, cela montre que les deux registres ont cours. L'économie n'exclut donc pas par principe la morale ou la politesse. 
Ainsi, la morale a toujours cours dans les relations marchandes. Cela signifie, comme Kant le formule, que la morale est inconditionnelle. Elle vaut partout et toujours. Par contre, contre Kant, je ne vois pas de raison évidente que la morale devrait partout et toujours surpasser toute autre considération. C'est un problème très délicat, que Philippa Foot a discuté dans un article se demandant si les impératifs moraux surpassent tout autre impératif. Mon but n'est pas ici de résoudre cette difficulté. Je m'en tiens seulement à l'idée qu'il n'est pas possible d'exclure les considérations morales du champ de l'économie (ni d'ailleurs d'un autre champ). En d'autre terme, je ne prétends pas qu'il nous faudrait devenir de parfaits idiots sacrifiant toujours ses intérêts au nom du bien-être d'autrui. Par contre, j'affirme que personne ne peut abandonner son humanité au point où le bien-être humain n'aurait plus pour lui la moindre pertinence. Une position équilibrée me semble être que toute personne peut, dans une certaine mesure, s'enrichir aux dépends des autres; mais que personne ne peut en arriver à penser que la pauvreté des autres n'a pas la moindre importance.

Je passe maintenant à mon second problème : la morale nous demande-t-elle de nous soucier du sort de ceux avec qui nous faisons affaire, alors même que nous n'avons violé aucune règle relative aux transactions? Pour reprendre le problème de départ, la morale nous demande-t-elle de payer suffisamment un producteur de café, ou bien n'exige-t-elle de nous que nous lui laissions fixer lui-même son prix de vente, et que nous lui payions effectivement ce que nous lui devons?
La réponse est la suivante : le souci du bien-être des autres ne peut pas être négligé, même dans les affaires. Il est impossible de faire des affaires sans se préoccuper de ce que deviennent celui ou ceux avec qui nous réalisons des transactions. Qu'est-ce qui me permet de l'affirmer? C'est le fait que, lorsque quelqu'un est dans le besoin, nous avons envers lui un devoir de charité. La charité, bien qu'elle ne soit pas exigible par autrui, est quand même un devoir qui nous incombe absolument. Un mendiant ne peut pas exiger de nous que nous lui prêtions assistance, par contre, nous avons quand même à l'égard des pauvres en général, un devoir de charité. Or, la charité consiste à donner une partie de son argent (ou bien des biens, ce qui revient à donner de l'argent, ou bien encore du temps, sous forme de bénévolat, ce qui revient aussi à donner de l'argent). Cela signifie que, si nous appauvrissons un individu en réalisant des transactions trop à notre avantage, nous aurons ensuite un devoir de charité envers lui.
C'est pourquoi il revient au même de lui donner directement une somme plus importance que ce qu'il demande, lors des transactions. Le commerce équitable est donc une opération mixte, mi-économique, mi-morale, dans lequel nous faisons d'une certaine manière la charité, pour ne pas avoir à la faire plus tard, sous une autre forme. Au lieu de donner de l'argent sans contrepartie à une personne faisant l'aumône, on donne de l'argent à une personne en échange d'un service, en lui donnant suffisamment d'argent pour qu'elle n'ait pas à faire l'aumône. La quantité d'argent donnée, dans les deux situations, pourrait même être approximativement la même. Pourtant, en termes de bien-être, ces deux situations sont très différentes. Dans la première, une personne se retrouve socialement humiliée. Dans la seconde, une personne se trouve dans une situation socialement valorisée, celle d'un producteur faisant marcher son entreprise. Il convient donc, pour des raisons morales, de privilégier le commerce équitable, à la charité envers les mendiants.
De plus, les intérêts égoïstes de toutes les parties vont aussi dans ce sens. En effet, si l'acheteur permet à l'activité du producteur de prospérer, il pourra profiter des services qui lui sont vendus. Mieux vaut continuer à acheter du bon café et du bon chocolat plutôt que de dépenser de l'argent à faire l'aumône à des mendiants improductifs. Et du côté du vendeur, mieux vaut garder un travail rémunérateur que de vivre sous perfusion, perfusion qui de plus est précaire, car la charité n'est pas contractuelle. 

Ainsi, en conclusion, il me semble que l'économie n'exclut pas la morale, et que, pour cette raison, même les agents économiques doivent se soucier du bien-être des personnes avec qui ils font affaire. Cela ne signifie pas qu'ils doivent sacrifier leurs intérêts au nom du bien-être des autres, mais plutôt qu'ils doivent faire effort pour minimiser les contradictions entre les exigences de la morales et celles de l'enrichissement personnel. Or, de ce point de vue, le commerce équitable est un excellent compromis.
Bien entendu, je n'ai rien à répondre à l'amoraliste absolu prétendant que les exigences morales ne le concernent pas, et qu'il laisserait mourir une personne dans le besoin si cela lui permettait de s'enrichir davantage. Du moins, un tel individu pose un problème général pour la morale, mais pas un problème spécifique sur le lien entre morale et économie. Si l'on part d'un individu normalement moral, donc qui reconnaît son devoir d'assister les personnes dans le besoin, alors celui-ci doit nécessairement reconnaître aussi la valeur du commerce équitable, forme d'assistance préférable, autant sur le plan moral que sur le plan  économique.

2 commentaires:

  1. Encore un éclatant exercice d'enfonçage de portes ouvertes ! Peux-tu citer une seule personne qui soutienne que l'économie exclut la morale ? (que la morale n'a rien à dire ou ne devrait rien dire au sujet des échanges économiques ?)

    Dans "commerce équitable", il y a "équitable" et je ne sais pas trop pourquoi. Un commerce équitable, semble-t-il, ce serait un commerce où tout vendeur a sa chance.
    En réalité, il ne s'agit apparemment ni d'équité (en ce sens du moins), ni même de commerce, puisque c'est des producteurs qu'on se préoccupe.

    On a envie de dire qu'il s'agit un échange marchand où les acheteurs s'engagent à payer la marchandise à sa "vraie" valeur. La seule façon de donner un sens à cette expression (à l'idée que parfois la marchandise n'est pas payée à sa valeur) sans revenir à la théorie scolastique du juste prix, c'est de considérer que payer les producteurs en-dessous d'une certaine prix, ou baisser les coûts de production en-dessous d'un certain seuil ne peut se faire qu'en asséchant les stocks de ressources naturelles, environnementales et humaines qui rendent possible le maintien durable de la production et de l'échange, de manière à pouvoir encore satisfaire une demande future.

    On en conclut que le "commerce équitable", ce n'est pas de la morale, c'est seulement de l'économie bien comprise.

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    1. Bien sûr que la morale a quelque chose à dire sur les échanges économiques; par contre, il n'est pas évident du tout que les agents économiques, qui doivent être aussi rationnels que possibles, puissent aussi tenir compte des principes moraux. En effet, être rationnel, en économie, c'est acheter le moins cher possible et vendre le plus cher possible. Or, ceci contredit les principes moraux impliqués dans le commerce équitable. C'est pourquoi l'économie et la morale me semblent en opposition frontale, ce qui explique ce petit développement pour déterminer si on peut malgré tout les faire tenir ensemble.
      Ta remarque lexicale est juste, et complémentaire de mon propos, car je n'ai pas du tout examiné l'expression elle-même. Je n'en ai retenu que l'idée de transactions économiques moralement acceptables, négligeant le fait que "équité" n'est pas le mot exact pour désigner cela.
      J'ai dit un mot sur ce que tu dis ensuite, à savoir l'intérêt strictement économique à ce que les producteurs continuent à exister. Mais je pense que le commerce équitable est plus que cela. Il y a l'idée que l'on fixe un prix qui soit décent au point de vue humain, ce qui revient à payer bien plus cher que ce qui serait nécessaire pour la simple survie des producteurs (ou, comme le dit Marx, pour la reproduction de la force de travail). L'enjeu est donc bien moral : ne pas exploiter des humains en situation de faiblesse, et non pas seulement économique : s'assurer l'approvisionnement futur.

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