jeudi 5 février 2015

Remarques anthropologiques sur la distinction des causes et des raisons

La discussion relative aux causes et aux raisons étant ancienne (en gros, elle a pris sa forme actuelle avec Wittgenstein) et très fournie, je ne pense pas qu'il soit utile d'entrer dans les méandres du débat, tant presque tout a déjà été dit plusieurs fois. Cependant, le débat a pris une tournure extrêmement abstraite, très métaphysique, et a eu tendance à négliger certains aspects empiriques qui permettent pourtant de faire avancer la discussion. Je me propose ici de les exposer brièvement.

Je rappelle d'abord l'enjeu de la discussion.
Lorsqu'un agent conscient doit agir, ou bien se demande ce qu'il doit croire, son choix est déterminé par les raisons qu'il se donne. La raison de croire quelque chose, c'est tout simplement que cette chose est vraie. Et la raison de faire quelque chose, c'est tout simplement que cette chose est bonne. En d'autres termes, les raisons sont les normes de la croyance et de l'action. La norme de la croyance est la vérité. La norme de l'action est le bien. J'entends par norme l'exigence portant sur les croyances et les actes. On exige d'une croyance qu'elle soit vraie, et d'une action qu'elle soit bonne. C'est pourquoi, si l'agent estime que sa croyance ou son action satisfait les normes correspondantes, alors il est justifié de croire ou d'agir, il a une raison.
Ceci implique qu'une raison s'inscrit dans des relations logiques avec d'autres pensées. On a des raisons de croire chaque fois que l'on peut montrer que la vérité de certaines croyances nous permet d'inférer que d'autres croyances sont vraies. Si ceci est vrai, alors on a une raison de croire que cela est vrai aussi. Dans le domaine théorique, avoir une raison, c'est pouvoir établir un lien d'inférence logique. Quant au domaine pratique, les raisons sont données par les désirs et les croyances. Sachant que l'on désire manger du pain, et que l'on croit que le boulanger en bas de chez soi fabrique du pain, alors on a une raison pour y aller et acheter du pain. La raison est aussi, en un certain sens, une relation logique. Je n'entre pas dans les discussions très délicates du syllogisme pratique, qui visent à montrer si ce syllogisme en est vraiment un. Peu m'importe ici. Il me suffit qu'on veuille bien admettre qu'il s'agit d'une relation mentale entre trois choses : un désir, une croyance, et une intention. Cette relation est une relation de raison, de justification. On est justifié à avoir une intention si on a les croyances et les désirs qui lui correspondent. Il est donc capital de distinguer intention et action. Car il se peut très bien que l'on soit entravé, et que l'intention ne parvienne pas à se réaliser. Ce ne serait pas être irrationnel, ce serait juste être entravé, contraint par la réalité. Par contre, si, compte tenu de désirs et de croyances données, on forme une autre intention que celle que l'on devrait, alors on est irrationnel.
Je peux maintenant parler de la causalité. La causalité est la relation entre un antécédent et un conséquent, l’antécédent produisant le conséquent en vertu d'un certain "pouvoir", d'un certain mécanisme, d'un certaine loi. Ici encore, il est hors de propos de rentrer dans des discussions sur la nature exacte de la causalité. Simplement, il faut comprendre que la causalité est le fait qu'un mécanisme physique ou psychologique explique l'apparition d'un nouveau phénomène physique ou psychologique. La causalité est une notion évidente pour les sciences naturelles, mais il faut aussi l'admettre en sciences humaines et sociales. Car dans ces sciences aussi, on parvient à découvrir des mécanismes créant des tendances observables et mesurables. 
Or, lorsqu'on essaie d'appliquer la causalité aux hommes, on se retrouve à marcher sur les plates-bandes des explications par les raisons. Les deux semblent expliquer les mêmes choses, mais les expliquent différemment. Cela, on le sait depuis le Phédon, de Platon. Socrate reste assis "à cause" de la contraction de ses muscles des jambes, mais il reste aussi assis "en raison" du fait qu'il estime qu'il est mieux pour lui de ne pas fuir. Il y a donc une concurrence entre les deux types d'explications, les naturalistes privilégiant l'explication par les causes, et ayant l'ambition de tout expliquer par des causes (le cerveau, etc.) et les anti-naturalistes, estimant que les raisons sont irréductibles aux causes, et doivent donc garder un espace autonome. Depuis Sellars (Empirisme et philosophie de l'esprit) et McDowell (L'esprit et le monde), on a pris l'habitude d'opposer l'espace des causes, espace véritablement spatial dans lequel des objets ont des interactions physiques, chimiques, biologiques, etc. et l'espace des raisons, qui est un espace logique, dans lequel les raisons sont prises dans des relations d'implication, de contradiction, etc. Le statut que l'on accorde à ces deux espaces, selon qu'on les maintienne tous deux, qu'on essaie d'assurer la primauté de l'un ou de l'autre, voire qu'on essaie de réduire l'un à l'autre, fixe les différentes positions sur la question des causes et des raisons.
Et plus spécifiquement, un des enjeux est de savoir (du moins, pour les non réductionnistes, ce qui reste la position largement majoritaire sur cette question) si les raisons peuvent quand même, tout en étant des raisons, être aussi des causes. C'est Davidson, qui, dans son article "Actions, raisons et causes" a soutenu contre la pensée wittgensteinienne dominante, qui insistait plutôt sur la distinction, que les raisons sont des causes. En effet, pour expliquer correctement une action, il faut bien que la raison ait produit l'action. Si elle était simplement une rationalisation arbitraire, ce ne serait pas une raison. Il faut que la raison soit vraiment la bonne, et la bonne, c'est celle qui a causé l'action. 
Voici l'idée que je voudrais discuter, parce qu'elle semble avoir été acceptée par beaucoup (cf. Bouveresse « Causes et raisons de la croyance », in Essais III, et Engel "L'espace des raisons est-il sans limite?", in Un siècle de philosophie). Comme je l'ai annoncé, je ne vais pas soutenir que la thèse de Davidson est fausse. Il me semble en effet qu'il a raison. Mais je voudrais montrer ce qu'il faut ajouter pour qu'en effet il ait raison, car sous cette forme, la thèse de Davidson est fausse. 

La thèse de Davidson est fausse si on la prend telle que lui l'a présentée, à savoir sous une forme philosophique, c'est-à-dire abstraite et générale. Tout d'abord, je tiens à rectifier un point : les raisons d'agir ne causent pas les actions, contrairement à ce que dit Davidson, et qui l'a entraîné lui et ses commentateurs dans des discussions infinies sur la causalité mentale, et sur la compatibilité entre ces thèses et celles sur le monisme anomal. Les raisons d'agir causent (si elles causent quelque chose) des intentions d'agir. Je le répète : l'association d'un désir et d'une croyance ne produisent pas une action, elles ne produisent une action que si une intention est formée, et que cette intention n'est pas entravée. Par conséquent, s'il faut s'interroger sur la causalité du mental, c'est sur la manière dont une intention peut causer une action. Mais ce problème est complètement différent du problème des causes et des raisons. En effet, personne ne soutient qu'une intention est une raison d'agir. Une intention est l'intention d'agir, pas la raison d'agir.
Venons en maintenant au cœur du sujet : il faut nécessairement distinguer l'implication logique et la causalité. On ne peut pas, comme le font Davidson, puis avec lui Engel et Bouveresse, faire des prémisses des causes de la conclusion. Parler d'une relation causale entre propositions est une aberration complète. Entre des propositions, le lien n'est que de justification. Or, les croyances, désirs, et intentions sont avant tout des propositions, donc, leur lien est avant tout logique, donc un lien de raison. Il n'y a pas de causalité là dedans.
Par contre, certes, une fois que ces propositions sont, de fait, psychologiquement, pensées, alors elles deviennent des événements du monde, et sont alors capables de produire d'autres pensées, selon un lien causal. Les pensées inférées le sont donc en fonction des dispositions causales psychologiques. Les pensées, dans notre tête, ne suivent pas nécessairement le vrai, elles suivent plutôt des dispositions causales, issues de nos apprentissages, nos habitudes, notre vivacité intellectuelle, etc. Cela, c'est la causalité de l'esprit.
J'en conclus donc une chose : si un rapport rationnel entre propositions correspond à un rapport psychologique entre pensées, cette correspondance ne peut rien être de plus, et certainement pas un rapport d'identité. En effet, ce n'est pas le vrai qui est responsable des inférences psychologiques, ni le bien. C'est seulement notre psychologie. Que notre pensée suit le vrai ou le bien, c'est contingent d'un point de vue naturel. C'est nécessaire au sens où c'est notre devoir de suivre le vrai et le bien, mais c'est contingent au sens modal. Ainsi, contre Davidson, ce n'est jamais en tant que raison qu'une raison est cause. Une raison ne peut être cause que dans la mesure où cette raison correspond effectivement à une pensée qui elle, a un pouvoir causal. Le parallélisme n'est pas l'interaction. Les raisons sont parallèles aux causes, mais n'interagissent pas avec elle.

Ceci étant dit, j'en viens maintenant à ce que la thèse de Davidson a de vrai, et qui correspond à mon annonce de présenter quelques réflexions anthropologiques. Les personnes qui ne sont pas allées à l'école, qui n'ont pas appris à raisonner de manière abstraite, peuvent pourtant être de remarquables calculateurs et tacticiens. Ils apprennent à développer leur intuition, leur flair, trouvent des heuristiques efficaces, utilisent la méthode des essais et erreurs, etc. Cela veut dire qu'ils ont une conduite qui, à terme est assez rationnelle, donc justifiée, bien qu'eux-mêmes soient incapables d'avoir les pensées qui justifieraient ce qu'ils font. Weber, dans Economie et société, parle ainsi des entrepreneurs : la plupart ne connaissent rien aux règles de la rationalité instrumentale, mais ils réussissent car ils ont malgré tout pris des habitudes d'action qui leur donnent les mêmes résultats que s'ils suivaient explicitement une démarche rationnelle. Tous ces individus qui ne sont pas allés à l'école ont des causes d'actions qui ne sont pas des raisons. Ils n'ont pas de raison, ou, si on veut quand même employer ce terme, ils n'ont que des mauvaises raisons, des raisons insuffisantes. 
Par contre, à quoi sert l'école? Elle sert précisément à rendre les enfants capables de se déterminer causalement en suivant des considérations rationnelles. Faire en sorte que les pensées suivent l'ordre logique des propositions, c'est le projet de toutes les disciplines, aussi bien en mathématiques, en sciences, en histoire, en philosophie. On cherche toujours à ce que nos élèves, au lieu de se laisser aller à un bouillonnement d'idées désordonné, parviennent à se canaliser, à constituer des dispositions durables à penser de manière rationnelle. L'école cherche donc à mettre en correspondance causes et raisons, elle cherche à ce que l'on développe des dispositions causales à suivre très précisément l'ordre des raisons. 
On peut donc bien dire que les raisons sont des causes, puisque c'est parce que ces raisons en sont qu'on a cherché à les implanter dans les esprits des jeunes. L'école tente de transformer des raisons en causes. Au lieu de laisser libre cours à des mécanismes causaux non rationnels, l'école lutte pour faire en sorte que des relations rationnelles leur soient substituées. Je ne prétends pas que l'école soit le seul endroit où on le fasse. Mais dans les pays occidentaux, c'est évidemment le principal endroit où l'on se rend sensible aux raisons. C'est dans sa scolarité que l'on se "programme" soi-même pour devenir capable de réagir causalement aux raisons qu'on nous donne. J'emploie ce mot de "programmer" parce qu'il est le meilleur : il contient à la fois l'idée d'une sorte de dressage implacable, et à la fois l'idée que ce dressage est symbolique, fait de notions signifiantes. En programmant un enfant, on fait en sorte que la causalité se règle sur les raisons. Pensons à quelques exercices de logique : nous voyons que le vrai nous sert de guide pour inférer et que nous faisons cela de manière tout à fait automatique. Nous nous sommes transformés en ordinateur, capables de computer sur le vrai et le faux. De même dans l'action, nous sommes tous capables d'agir en suivant des considérations morales intériorisées. 
Je rejoins donc l'idée d'une forme de seconde nature. En apprenant, on finit par transformer le logique en psychologique, on finit par transformer ce qui est de l'ordre de la justification en ce qui est de l'ordre de la causalité. Cette seconde nature relève de l'anthropologie. Il ne suffit pas de naître et de vivre pour en faire partie. D'ailleurs, je ne prétends pas en faire, comme chez McDowell, le propre de la condition humaine. Je veux plutôt montrer que, pour ceux qui sont allés à l'école, surtout pour eux, le symbolique finit par devenir du causal. Ce n'est pas dévaloriser ceux qui ne sont pas allés à l'école. Simplement, l'école a cette particularité de demander sans cesse aux élèves de faire preuve de réflexivité, de justifier. Dans la vie ordinaire, c'est plutôt inutile, et parfois même handicapant. Il n'empêche que tous ceux qui sont allés à l'école auront gardé ce pli d'être des machines symboliques. 

En résumé, non seulement il ne faut pas réduire les raisons sur les causes, ou les causes sur les raisons, mais il faut se méfier de l'idée qu'une raison puisse être une cause, car c'est une idée qui, prise métaphysiquement, est fausse, et revient à confondre la causalité et l'implication logique, ou le réel et la vérité. Une chose en cause une autre, une proposition vraie implique une autre proposition vraie. Mais le vrai ne cause rien, et les choses n'impliquent rien. Par contre, prise de manière anthropologique, cette thèse est vraie, parce que notre société, et tout spécialement l'école, nous apprennent à réagir causalement au symbolique, nous apprennent à ce que les considérations normatives sur le vrai et le bien soient ce en fonction de quoi nous agissons. Certes, il faut toujours qu'une cause accompagne ce vrai et ce bien (une phrase, ou un acte), mais on ne peut comprendre la fonction de l'école que si on comprend que sa mission est de "synchroniser" le rationnel et le causal. En ce sens là, on peut dire que les raisons sont des causes. 

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