vendredi 13 février 2015

La survenance revisitée

Un des sujets les plus désastreux de la philosophie de l'esprit est celui de la survenance, parfois aussi appelée émergence, selon les orientations naturaliste ou anti-naturaliste des auteurs. La doctrine de la survenance vise à expliquer, comme le formule très bien Jaegwon Kim, que l'esprit puisse exister dans un monde physique. On peut ajouter qu'il s'agit aussi d'expliquer la vie dans un monde de particules inertes, et d'expliquer l'apparition des valeurs esthétiques ou morales à partir d'éléments physiques qui ne sont ni beau ni laids, ni bons ni mauvais.
Résumée à grands traits, la thèse de la survenance est une thèse de la dépendance asymétrique des propriétés (ou faits) mentaux, moraux, biologiques, etc. par rapport à des propriétés physiques. Cela signifie que, étant donné un certain ensemble de faits physiques, il ne peut exister qu'un seul ensemble de faits mentaux, moraux, biologiques. Par contre, la réciproque n'est pas vraie, et ces faits mentaux, moraux, biologiques peuvent être réalisés (la réalisation est la relation inverse de la survenance) de multiples manières. Je pense que ceci se comprend aisément : il y a de multiples manières, pour une peinture, d'être belle. Par contre, étant donnée une peinture, si elle est belle, alors toute peinture exactement conforme à la première sera aussi belle. De même pour les valeurs morales, ou pour l'esprit. Il y a de multiples configurations cérébrales permettant de penser à ceci ou cela, par contre, une configuration cérébrale donnée ne doit correspondre qu'à une seule pensée. Voilà donc, en résumé, l'idée de survenance des propriétés de haut niveau par rapport aux propriétés de niveau plus élémentaire. 
Ce cadre intellectuel étant posé, de nombreuses questions se posent : les niveaux survenants sont-ils réductibles à aux niveaux de base? Un naturaliste répond oui : l'esprit, les valeurs, la vie sont entièrement réductibles à la matière. En termes épistémologiques, cela signifie qu'il suffit de connaître les lois physiques pour être en mesure de déduire tout ce qu'il se passe aux niveaux supérieurs. A l'inverse, les partisans de l'émergence soutiennent que des propriétés nouvelles apparaissent avec ces niveaux supérieurs, de sorte que le tout est plus que la somme des parties. On ne peut donc pas connaître ce tout simplement en observant les parties. Il y a des lois sui generis qui doivent être connues séparément. 
Autre question : les niveaux supérieurs sont-ils de purs épiphénomènes, des phénomènes de surface sans effet causal, ou bien ont-ils un pouvoir causal sur les propriétés de même niveau, voir sur les niveaux inférieurs? Ici, on comprend que les naturalistes refuseront de donner des pouvoirs causaux à l'esprit, aux valeurs, etc. Il soutiendront plutôt que l'esprit n'est qu'une illusion de la conscience, et que tout ce qui est réel et causal a lieu à un niveau physique. A l'inverse, un anti-naturaliste aura moins de mal à admettre que des propriétés mentales, esthétiques ou morales puissent causer des événements dans les niveaux physiques.
Tout ceci est assez rudimentaire, car mon propos n'est pas d'exposer les extraordinaires sophistications théoriques sur ce sujet, visant à construire des dizaines de positions mixtes entre les positions matérialistes et les positions spiritualistes. Je veux plutôt montrer que ces discussions reposent sur des idées beaucoup trop fragiles pour que se lancer dans de telles sophistications ait le moindre intérêt.

En quoi le problème de la survenance est-il insatisfaisant? Voici les principaux griefs :
1) la délimitation des différents niveaux reste ontologique intuitive et pas du tout fondée. On distingue de manière extrêmement naïve l'esprit et le corps, la nature et les valeurs, l'inerte et le vivant, sans se demander si ces distinctions sont bien fondées, et si on n'en oublie pas d'autres. Or, faute de ce travail, on est tout autant justifié de distinguer l'inerte et le vivant que, par exemple, le balai par rapport au manche et à la brosse. En effet, dans le modèle de la survenance, il suffit que des propriétés surviennent par un certain agencement de parties pour qu'il y ait survenance. Or, nul doute que, correctement assemblés, un manche et une brosse forment un balai qui a des propriétés que ne possèdent ni la brosse, ni le manche. Pourtant, va-t-on dire que le balai est une propriété survenante? Ce serait assez ridicule. Et si on le fait quand même, ceal implique qu'absolument tout est survenant, puisque toutes les choses que nous connaissons sont décomposables en d'autres choses qui n'ont pas les mêmes propriétés. En quelque sorte, le débat sur la survenance s'évapore, et ne reste qu'une discussion autour des concepts.
2) La conception de la causalité est très réductrice. Historiquement, les philosophes qui se sont confrontés à un cas typique de survenance, la vie, l'ont fait en compliquant leur conception de la causalité. Je pense à Aristote, ou à Kant. Le premier avait une théorie des causes dans laquelle la causalité efficiente d'une chose sur une autre était distinguée de la causalité formelle dans laquelle le tout agit sur les parties. Quant à Kant, il a introduit l'idée d'une force formatrice pour rendre compte de cette propriété du vivant de conserver sa forme tout au long de la vie. Claude Bernard aussi a eu besoin de distinguer les phénomènes physico-chimiques présents dans le vivant, et l'idée directrice qui dirige ces phénomènes en vue de maintenir la structure des vivants. Or, que se passe-t-il dans les discussions contemporaines? Il ne reste plus qu'une conception cartésienne de la causalité, conception terriblement pauvre. Pour Descartes, une cause est un choc d'une particule de matière contre une autre. Admettons que cela rende compte de la causalité efficiente aristotélicienne. Par contre, il est absolument exclu que cela rende compte de tout ce dont une théorie de la vie doit rendre compte. Cela n'a tout simplement aucun sens d'imaginer qu'un être vivant ait le pouvoir de causer un choc sur ses propres particules de matières. C'est tout aussi inenvisageable que la causa sui. On ne peut pas se causer soi-même, tant que la causalité est conçue comme causalité efficiente cartésienne. Dans les débats contemporains, un autre enjeu est de savoir si des propriétés morales peuvent expliquer tel ou tel fait naturel. Là encore, cela n'a aucun sens d'imaginer le bien comme pouvant choquer les organes du corps humain et ainsi le mouvoir. 
En résumé, la thèse de la survenance est parfaitement bancale pour la raison suivante : elle veut Aristote et Descartes à la fois. Elle veut une théorie du tout et des parties, dans laquelle chaque individu est identifié par une certaine structure de constituants, tout en voulant une théorie cartésienne de la causalité, dans laquelle celle-ci n'est que le choc d'un corps sur un autre. Ces deux conceptions sont incompatibles. Ou bien on admet la théorie aristotélicienne mais il faut avoir une conception bien plus riche de la causalité, ou bien on admet la conception cartésienne de la causalité, mais il faut renoncer à toute idée que quelque chose survienne à partir d'autre chose. 
A mon sens, la voie cartésienne est totalement absurde. Descartes n'a pas la moindre théorie de l'individuation des corps. Pour être plus précis historiquement, il en propose une dans ses Principes de philosophie : un corps est identifié par l'unité de mouvement. Mais cela ne marche pas du tout. Les meubles dans ma maison ne bougent pas par rapport à la maison, pourtant, ils ne sont pas ma maison. On m'objectera qu'ils pourraient bouger, mais je me demande ce que Descartes pourrait faire de ce genre de propositions modales. De toute façon, je pourrais les visser aux murs ou au sol de façon à ce qu'il ne puissent plus bouger. Ils n'en restent pas moins distincts. De plus, la cuisine ne bouge pas par rapport au salon, ce sont pourtant des pièces distinctes. Comment Descartes pourrait-il l'expliquer? Autre exemple, inverse : dans un moteur, les pistons bougent les uns par rapport aux autres, pourtant il s'agit d'un unique objet. Je n'insiste pas, tout le monde comprend le problème : l'unité de mouvement n'est ni nécessaire, ni suffisante à l'individuation d'un objet.
Aristote est infiniment plus convaincant. Pour lui, l'identité d'un objet est donné par sa forme, et la forme est très souvent identifiée à la finalité. En termes plus contemporains, on dirait donc qu'un objet est identifié par sa fonction. Il est facile de voir que cette conception de l'identité des chose passe beaucoup mieux l'épreuve du réel. Un vivant est identifié par l'unité de sa vie, une montre par sa fonction de donner l'heure, un meuble par sa fonction de rangement d'objet. Cette conception donne aussi une réponse satisfaisante aux problèmes typiques sur l'identité (cf. le bateau de Thésée dont on remplace régulièrement les planches : c'est la fonction de bateau qui fait l'unité du bateau, et non pas ses planches). A ma connaissance, la seule objection apparente à cette définition de l'identité par la fonction, c'est son caractère tautologique. Un bateau est défini par sa fonction de bateau, ce qui n'est pas dire grand chose. Je réponds qu'il est au contraire très rassurant de savoir que l'identité d'un objet n'est pas quelque chose de caché et mystérieux. Tout le monde sait bien ce qu'est un bateau. Pourquoi faudrait-il que l'explication philosophique de l'identité du bateau nous amène à des conclusions compliquées et mystérieuses?  

Dès lors que l'on adopte une conception aristotélicienne de l'individuation, on a besoin de distinguer la structure et la fonction, ce que Aristote appelait matière et forme. Par contre, il est exclu de parler de causalité efficiente de la structure sur la fonction, ou de la fonction sur la structure. Cela n'a pas de sens. La causalité efficiente ne peut jouer qu'au sein de la structure. Telle rouage de la montre déclenche tel autre rouage, qui déclenche tel autre, et ainsi de suite. Par contre, aucun rouage ne cause l'affichage de l'heure. Cela n'a aucun sens. Et inversement, l'affichage de l'heure ne cause aucun rouage. Et concernant les fonctions, quel type de causalité peut-il s'appliquer à elles? Que peut donc causer l'affichage de l'heure? Cet affichage cause des réactions humaines. Je regarde ma montre, et je m'aperçois que je suis en retard à mon rendez-vous, donc je cours. Ici, il y a donc bien un certain rapport entre l'affichage de l'heure et le fait que je me mette à courir. Faut-il parler de causalité? Je crois que cela serait incorrect. Car il n'y aucune causalité efficiente entre un affichage de montre et une course à pied. C'est plutôt que l'affichage de l'heure me donne une raison de courir. Le rapport entre l'heure et la course est un rapport rationnel, de justification. J'ai raison de courir dès lors que le viens de m'apercevoir de l'heure. Bref, au plan mental, la causalité est plutôt la rationalité, les raisons, bonnes ou mauvaises, et non pas la causalité efficiente.
Juste un mot rapide sur les quelques exceptions apparentes. Parfois, il semble que la structure a des effets sur la fonction. Un sportif qui se déchire un muscle arrête de courir. Donc il semble ici que la structure soit capable d'avoir des effets causaux sur la fonction. Pourtant, ce n'est pas une causalité efficiente. C'est plutôt quelque chose qui relève de la justification. Un muscle n'a pas d'effet causal sur une capacité de courir. Par contre, il explique que cette fonction ne soit pas réalisable. Le muscle, comme le dit Platon dans le Phédon, reste une condition de la fonction, et non pas une cause. L'absence d'une condition n'est pas une cause. Par contre, cette absence justifie l'impossibilité de courir. 
Quant aux vivants, aux humains, aux valeurs, il faut aussi les comprendre en termes fonctionnels. Un vivant est une certaine organisation de phénomènes physico-chimiques. Un humain est un vivant capable de participer à des activités mentales au sens le plus large. Même les valeurs peuvent être comprises en tant qu'unificatrices de phénomènes humains. C'est la valeur morale qui unifie les actes humains en tant qu'actes, et qui les distingue de l'ensemble du contexte, qui lui reste neutre. 

Reste une dernière question, celle qui est au fond responsable des discussions sur la survenance. Toutes les structures ne suscitent pas le même étonnement. Prenons par exemple une maison. Elle est un assemblage de briques, unifiées par une fonction : constituer un abri. Mais personne n'a envie de dire que la maison émerge à partir de propriétés physiques. Par contre, prenons un homme, qui est aussi un assemblage de chair, d'os, de sang, etc. dont l'unification est le fait de son esprit. Or, cette vie, cette esprit, nous intriguent. Pourquoi? Parce que, comme le dit très bien Aristote, ces fonctions sont actives. Être vivant, c'est pouvoir se mouvoir par soi-même. Être un humain capable de penser, c'est pouvoir fonder des projets, émettre des idées, discuter, collaborer avec d'autres personnes. Dès lors, on a vraiment envie de dire que la vie, la pensée, sont des phénomènes émergents, puisqu'ils semblent produire de nouveaux effets causaux, alors que la maison, par comparaison, ne produit pas de nouveaux effets causaux.
Je propose donc la différence suivante : il y a des fonctions actives, et des fonctions passives. Une fonction est active lorsqu'elle est capable d'elle-même de produire de nouveaux événements. Une fonction est passive lorsqu'elle dépend d'autre chose pour produire quelque chose. Un vivant est actif, une pierre est passive. Mon sentiment est que les discussions sur la survenance sont toutes issues de l'étonnement devant les fonctions actives. A l'inverse, les fonctions passives ne suscitent à peu près aucun intérêt. Pourtant, du point de vue de l'explication ontologique, les deux ne diffèrent en rien. On explique de la même façon le balai et l'humain. La conceptualisation des choses suppose de décrire une structure réalisant une certaine fonction. 
En d'autres termes, les discussions sur la survenance sont désastreuses parce qu'elles mélangent un sujet qui en effet peut susciter de l'étonnement, et un autre parfaitement trivial. Que des propriétés puissent émerger à partir d'une structure de constituants élémentaires est le fait le plus trivial au monde et n'exige pas toutes ces discussions byzantines. Par contre, j'accorde que les fonctions actives peuvent susciter davantage d'étonnement. Mais là encore, l'étonnement doit vite retomber. Après tout, à échelle chimique, il y a déjà quantité de fonctions actives : évaporation, cristallisation, explosion, etc. Que ces phénomènes chimiques ou puissent se structurer pour produire des êtres vivants est très intéressant, mais cet intérêt est scientifique, pas philosophique. Selon moi, c'est ce qui explique que le thème de la vie ne suscite plus vraiment d'intérêt philosophique, alors que celui de l'esprit continue d'en susciter. Une fois que les explications scientifiques sont passées par là, on découvre qu'il n'y avait rien de très surprenant d'un point de vue conceptuel. La biologie est suffisamment rôdée pour que éteindre le besoin philosophique. Nul doute que l'avancée des neuro-sciences finira aussi par éteindre les discussions sur l'émergence du mental. 

Après ce petit parcours, je voudrais rassembler les quelques idées défendues, et préciser celles sur lesquelles je ne me suis pas prononcé :
1) Les propriétés survenantes (ou émergentes) ne sont en rien propres au vivant, au mental, ou aux valeurs. Toute chose, à partir du moment où elle est comprise en termes de structure et de fonction, possède ces propriétés émergentes. Pour cette raison, je propose de ne retenir que la notion de fonction, et de supprimer les notions de survenance, d'émergence, etc. qui n'apportent que des confusions. Il n'y a pas de problème de la survenance. 
2) Il faut absolument abandonner l'idée que toute action d'une chose sur une autre s'explique en termes de causalité efficiente. Nous avons sans cesse besoin d'examiner les dépendances entre structure et fonction, et ces dépendances ne sont jamais des rapports de causalité au sens cartésien. Je ne me prononce pas sur la question de savoir si la dépendance entre structure et fonction est asymétrique ou pas. En d'autres termes, je ne prétends pas que, pour une structure donnée, il ne peut s'ensuivre qu'une fonction. Si je ne le fais pas ici, c'est parce que cette question me semble soulever plusieurs problèmes différents et difficiles (rapidement : celui de la réalité ou de l'idéalité des fonctions ; celui de l'atomisme ou du holisme des fonctions). 
3) Tous mes propos sont neutres sur les questions ontologiques. Contrairement aux thèses de la survenance ou de l'émergence, je n'ai pas à me prononcer sur l'existence de différents niveaux de réalité. Et ce n'est pas mon intention de le faire ici. Je prétends seulement que la distinction entre structure et fonction est indispensable. Par contre, je n'affirme pas qu'elle implique un dualisme ontologique. Je n'affirme pas non plus, a fortiori, qu'il y ait plusieurs niveaux d’emboîtement fonctionnel, donc plusieurs plans ontologiques. Je ne vois pas d'objection à l'idée que le plan des fonctions mentales soit le même que celui des fonctions vitales et des fonctions chimiques. Le découpage en divers plans répond à des exigences épistémologiques (mentionner les particules subatomiques pour expliquer pourquoi un pont ne s'effondre pas est ridicule), mais il n'y a pas de raison que ces besoins, qui sont au fond pratiques, répondent à des distinctions ontologiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire