mardi 24 mars 2015

Pourquoi nous ne devons pas être des saints.

Un saint est quelqu'un qui se dévoue entièrement aux autres pour améliorer leur condition, plutôt que de satisfaire ses propres désirs et aspirations. La sainteté constitue souvent un modèle, qu'on s'empresse généralement de déclarer inaccessible, peut-être pour se rassurer, mais un idéal quand même. Il est d'ailleurs remarquable que les deux principales conceptions morales, l'utilitarisme et le kantisme, admettent toutes les deux la sainteté comme étant une exigence pour chacun de nous. Pour l'utilitarisme, notre devoir est de maximiser le bien-être général. Or, en vertu de la loi empirique de l'utilité marginale décroissante, les biens qu'une personne possède en plus par rapport à une autre, ces biens sont responsables d'un bien-être général inférieur à une situation où ces biens seraient partagés en deux parts égales. En d'autres mots, pour l'utilitarisme, la situation optimale est une situation d'égalité parfaite, et toute inégalité est une perte d'utilité globale. Cela signifie que nous devons donner nos biens et notre temps tant qu'il existe des personnes moins heureuses que nous. Cela relève bien sûr de la sainteté. Quant à la morale déontologique d'inspiration kantienne, nous ne sommes moraux que si nous agissons par devoir, et pas par inclination. Or, à chaque instant, il existe une action morale à faire, qui doit donc toujours primer sur nos motifs égoïstes d'agir. Là encore, la sainteté est exigée. 
Un article assez célèbre de Susan Wolf "Moral saints" tente de s'opposer à cette vision hégémonique de notre devoir. Pour elle, le point de vue moral ne doit pas toujours l'emporter sur le point de vue prudentiel (de satisfaction de ses désirs personnels). Mais la raison qu'elle donne est si grotesque qu'il faut tout reprendre à zéro, ce que je compte faire ici. Wolf prétend qu'un monde peuplé de saints deviendrait un monde ennuyeux, rempli de personnes que personne ne voudrait fréquenter. Cela fait beaucoup penser à ces clichés sur le paradis chrétien peuplé d'anges qui s'ennuient, pendant que l'enfer est un lieu dynamique, bruyant, vivant. L'argument est beaucoup trop psychologique, contrefactuel, et même franchement discutable. Il y a des bénévoles qui parcourent le monde pour aider des populations fragiles. Je n'ai jamais trouvé qu'ils étaient plus ennuyeux que les personnes qui ne s'intéressent qu'à elles-mêmes!
Cependant, il me semble que, sur le fond, elle a raison. Je voudrais proposer un argument plus convaincant, inspiré en partie de la manière dont Ricoeur pose la distinction entre éthique et morale dans son livre Soi-même comme un autre, mais aussi des arguments de Williams adressés principalement à Kant (cf. entre autres "Dieu, la morale, la prudence", in La fortune morale). 

Ce qui ne va pas dans l'idée de la sainteté, c'est la toute-puissance de la morale, cette hégémonie absolue qui fait qu'à chaque instant de nos vies nous y sommes soumis, et que la morale l'emporte sur toutes les autres considérations. Il y a ici deux traits : 1) l'extension de la morale : elle couvre toute notre vie ; 2) son intensité : elle prévaut sur toute autre considération. Il me semble évident que, quelle que soit l'argumentation développée, il faut renoncer à l'un ou à l'autre point. Ou bien la morale ne couvre pas l'ensemble de nos vies, ou bien la morale couvre l'ensemble de nos vies, mais ne l'emporte pas partout. On pourrait aussi vouloir renoncer aux deux points. Cela me semble trop fort, et reviendrait à perdre le sens ordinaire de morale. Si la morale n'est qu'un ensemble de règles locales et conditionnées à autre chose, alors la morale n'est plus vraiment la morale. Il faut lui garder un peu de force.
L'argumentation de Williams, consiste à contester l'extension de la morale. Il cherche à montrer qu'il y a un troisième terme entre morale et prudence, qui est l'ensemble des projets personnels d'une personne, qui inclut les relations aux autres, l'amour de ses proches, l'amour filial, etc. Pour Williams, il y a donc toute une sphère de l'existence humaine qui n'est pas égoïste du tout, mais qui n'est pas non plus morale, car guidée par les affects (l'amour) et non pas par le sens du devoir. On trouve de nombreux autres textes de Williams dans lesquels il essaie de montrer qu'on attend des autres de l'amour, et non pas un respect du devoir ou de la loi. Il me semble que ce point est incontestable. On attend des parents qu'ils aiment leurs enfants, pas qu'ils respectent la loi punissant la maltraitance.
Cependant, ce que Williams ne parvient pas à montrer, c'est pourquoi l'amour donné aux proches nous dispenserait de devoir aider les autres, et pourquoi il ne faudrait pas sacrifier une part du temps donné à ses proches, pour faire une œuvre proprement morale. Williams fait penser à quelqu'un qui vanterait l'image du bon père de famille, contre l'image du saint solitaire dévoué à l'humanité entière. Je n'ai rien contre l'image du bon père de famille, mais il me semble qu'il ne suffit pas de l'exposer pour prouver qu'elle passe avant celle du saint. En d'autres termes, il ne suffit pas de tracer une limite au champ de la morale pour prouver que cette limite est légitime. Sinon, n'importe qui pourrait s'exempter de n'importe quoi. Un bandit prétendant que l'on ne doit pas mélanger les affaires et la morale ne s'exempte pas de la morale, il reste un bandit. De même le bon père de famille pourrait bien être une personne aimante certes, mais immorale. 

Il faut donc s'attaquer au problème différemment, et discuter la prétendue primauté de la morale. Pourquoi ne doit-on pas faire passer la morale avant tout? Parce que la morale est peut-être inconditionnée dans son contenu, mais elle n'est pas inconditionnée en tant que phénomène humain. La morale n'existe que si l'on trouve des humains qui ont assez d'énergie, de temps, d'argent, et de motivation pour agir moralement. Or, pour se constituer cette réserve d'énergie, il est nécessaire que les individus mènent leurs projets personnels à terme, se soucient d'eux-mêmes, tissent des liens avec des proches. Bref, ils doivent faire tout ce qui rend la vie digne d'être vécue, afin de suffisamment aimer la vie, et ainsi donner un sens au fait d'aider les autres, de ne pas les faire souffrir, de respecter leurs droits. Sans toutes ces activités par lesquelles la vie devient digne d'être vécue, la morale devient absurde. A quoi bon respecter les droits individuels d'autrui, si notre vie comme la sienne est nulle, douloureuse, ennuyeuse?
Ricoeur exprime ceci sous la forme d'une opposition entre éthique et morale. La morale est l'ensemble des règles codifiant notre rapport à autrui. L'éthique, par contre, est l'ensemble des efforts que nous faisons pour rendre notre propre vie digne d'être vécue. Or, ce que soutient Ricoeur, et c'est une évidence, il ne suffit pas d'agir moralement pour bien vivre. Et il n'y aura jamais de tendance humaine à agir moralement si personne n'arrive à vivre dans des conditions acceptables. Il me semble qu'on le voit bien lorsque des hommes sont placés dans des conditions de vie extrêmes, de grande misère, de grande souffrance. Nous devenons tout simplement incapables de gestes moraux. La perte du sens de notre vie, la souffrance extrême, sapent les conditions de possibilité de la morale.
Ceci veut donc dire que, si le devoir d'agir moralement devient si envahissant que l'intérêt de vivre diminue, alors nous avons déjà franchi la barre au-delà de laquelle il convient de ne pas aller. En quelque sorte, cet argument repose sur le fameux proverbe "devoir implique pouvoir". Une morale qui prescrit quelque chose de manifestement au-dessus de notre condition est impossible, et ne doit donc pas être suivie. Une morale doit nécessairement se tenir à un niveau humainement acceptable. Donner un ou deux mois par an de sa vie aux autres peut être un devoir. Mais donner tant que nos propres projets de vie en pâtiraient n'est pas possible. 

On pourrait trouver cet argument assez faible, parce que reposant beaucoup sur des traits humains contingents. Après tout, nous devrions peut-être nous endurcir, de façon à trouver que la vie est bonne, même si presque toute notre existence est vouée aux autres. Mais ce n'est pas qu'un problème relative à notre constitution physique et psychologique. Cela relève aussi d'attentes humaines plus générales.
Quand Ricoeur parle de l'éthique, sa maxime est "vivre bien, avec et pour autrui, dans des institutions justes". Sans reprendre en détail chacun des points qu'il développe à partir de cette maxime, j'en retient au moins ceci. Un vie satisfaisante est une vie au sein d'une culture vivante et d'une société correctement administrée. Aucun humain ne s'imagine pouvoir avoir une vie heureuse, s'il passe sa vie à s'occuper des autres, et que les autres aussi passent leur vie à s'occuper des autres. Parce qu'un tel groupe d'individus dévoués aux autres ne forme pas une culture ni une entité politique. Ils sont ailleurs, avec ceux qu'ils aident, au lieu d'être entre eux. Il faut donc toujours que les individus conservent un minimum d'égoïsme, pour s'intéresser au développement de leur propre culture et à l'administration de leur société. Hors de question donc de passer sa vie à aider de petits Africains, pour reprendre le cliché traditionnel, si cela implique de déserter durablement sa propre société. Car sa société aussi a besoin d'être entretenue.

Ainsi, contre Wolf, le problème n'est pas qu'être un saint nous rend ennuyeux. C'est plutôt que la sainteté nous oblige à déserter notre propre culture, qui est pourtant la condition essentielle de notre réalisation en tant qu'humain. On n'est heureux que parce qu'on arrive à mener à bien ses propres projets, et c'est par définition au sein de sa culture qu'ils s'épanouissent. Aider les autres, si cela doit mener à négliger sa culture, revient donc à se priver d'une vie heureuse, et à en priver tous ceux qui vivaient dans la même société. Ce n'est donc pas qu'il faut se rendre intéressant pour les autres, mais faire le minimum pour que les projets des autres soient réalisables et gardent de l'intérêt. Si je néglige mes proches et pars à l'étranger, je les prive de tout ce que la culture nous apporte : le plaisir de partager nos réalisations et nos projets.
Il est donc nécessaire de faire passer la culture avant la morale. Mais pas parce que la morale serait un phénomène culturel (quoique ce soit une idée défendable); mais parce que nous ne sommes moraux que parce que nous voulons bien vivre, et que la culture est une condition tout aussi nécessaire que la morale pour vivre bien. C'est pourquoi tout sacrifice de sa propre culture au nom d'exigences morales doit être pesé avec beaucoup de soin. Une culture peut tolérer quelques saints, mais pas la transformation de tous ses membres en saints, ce qui signifierait la dissolution de cette même culture.

2 commentaires:

  1. Morale de l'histoire : les saints, c'est bien, mais point trop n'en faut !
    Difficile de faire plus bourgeois. En substance : aider les autres, oui, mais seulement quand on a bien mangé.

    Énorme confusion entre le fait et le droit dans ce post : dans une situation de misère absolue, peu de gens sont altruistes (voire !!!!), donc le souci de vivre bien est au-dessus de la morale ?!!???


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    1. Tu adhères au principe "devoir implique pouvoir", et tu me reproches pourtant de l'utiliser, c'est contradictoire! Ce principe suppose qu'on puisse passer du fait au droit, puisqu'on tire une conséquence éthique d'une impossibilité factuelle. Les hommes ne peuvent pas être généreux en situation de grande misère donc on ne peut pas exiger d'eux qu'ils le soient.
      Ceci dit, je garde la même compréhension de ce principe que dans mon article sur ce sujet : en situation de grande misère, les hommes ont toujours le devoir d'être généreux, mais, puisqu'ils en sont incapables, ils sont excusés de ne pas l'être. On les tient pour non responsables de leurs actes, bien qu'absolument parlant, le devoir de charité existait bien.

      Et que cette morale soit bourgeoise, sans doute. Tu aurais pu te moquer de moi en citant le fameux proverbe : charité bien ordonnée commence par soi-même. C'est préférer l'indépendance à l'égalité, c'est certain. Mais qui ne préfère pas l'indépendance?

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