dimanche 1 mars 2015

Pierre Rosanvallon contre les crétins?

Musil, dans le second tome de L'Homme sans qualité (ch.37), évoque le personnage de Meseritscher, qui est un journaliste et conseiller gouvernemental. Pour le caractériser, Musil propose de distinguer les idiots et les crétins. Un idiot, dit-il, est "quelqu'un dont l'état d'esprit n'est organisé par aucune notion générale, n'est décanté ni par des distinctions, ni par des abstractions, un état d'esprit ressortissant à une forme inférieure d'assemblage et qui ne se manifeste jamais mieux que dans l'usage exclusif de la conjonction de coordination élémentaire, de ce malheureux et, tenant lieu, pour le faible d'esprit, de relation plus complexe."
Que les journalistes soient tout particulièrement menacés par l'idiotie, tout le monde le comprendra facilement, et nul besoin pour cela de lire Bouveresse, dont Rationalité et cynisme a attiré mon attention sur ce passage du livre de Musil. En effet, un journaliste est quelqu'un qui parle des conflits militaires au Moyen Orient, et de la crise économique en Europe, et du nouveau projet de loi du gouvernement, et de l'invasion dans nos vies des nouveaux moyens de communication, et du nombre de variétés de fromages produits dans l'hexagone, et du meurtre affreux commis par un mari cocu, etc. Un journal papier, un journal télévisé, une revue quelconque, fonctionnent uniquement grâce au miracle de la juxtaposition pure et simple.
C'est là que Pierre Rosavallon, avec sa collection "Raconter la vie", intervient. Il en donne les grands principes dans le premier livre de la collection, intitulé Le parlement des invisibles. Le projet est le suivant : faire oeuvre de sociologie, en tant que description du monde social, mais en utilisant le récit, la narration, plutôt que la théorie, la statistique, bref, tout l'appareillage sociologique classique. La collection de Rosanvallon est ainsi composée de récits sur les hôpitaux, sur les supermarchés, sur la vie d'un chercheur universitaire, etc. Et ce sont de courts récits, qui juxtaposent les tranches de vie, sans cohérence d'ensemble, aussi bien au niveau de la forme que du fond. Bref, on voit tout de suite que cette collection flirte dangereusement avec l'idiotie, parce qu'elle confond sociologie et journalisme. Au lieu de proposer une grille de lecture sophistiquée des phénomènes sociaux, elle se contente de laisser bavarder les individus sur leur travail, leurs loisirs, leur femme, leur chien.
Le ton du livre de Rosanvallon finira même par énerver les lecteurs les plus bienveillants, tant il est sans cesse fait mention d'une opposition entre une sociologie abstraite, réservée à une élite, donc à la France d'en haut, et une sociologie qui serait plus concrète, à échelle individuelle, plus narrative, donc qui s'adresse aussi et surtout à la France d'en bas. Bref, la théorie pour les "intellos", et les récits de vie pour les "ploucs". Ceci dit, je voudrais montrer que ce petit parfum populiste ne doit pas nous arrêter, et qu'il y a dans ce projet quelque chose d'intéressant. 

Pour comprendre l'intérêt de ce genre de projets, il faut d'abord imaginer ce que Musil aurait pu dire au sujet des crétins. Un idiot est quelqu'un qui est incapable de généraliser, incapable de donner un sens global à une juxtaposition de faits, de personnes, etc. Par opposition, un crétin est celui qui généralise abusivement, qui voit des liens partout, qui est aveugle aux détails, qui répète de grandes théories sans comprendre ce qu'elles signifient. Or, il me semble que justement, nous sommes au moins autant menacés par les crétins que par les idiots. 
Où sont les crétins? Ils se trouvent très souvent parmi les intellectuels. Un crétin est quelqu'un qui observe une entreprise qui licencie beaucoup d'employés, et qui théorise la fin du travail ou la crise du capitalisme. D'autres variétés de crétins voient deux ou trois filles voilées et diagnostiquent la montée de l'islamisme. D'autres crétins voient que l'université s'est davantage penchée sur Platon que sur Epicure et pourfendent le complot universitaire contre l'hédonisme. Il existe encore des crétins qui voient des coachs sur les lieux de travail et concluent tout de suite sur la montée de la gouvernementalité néo-libérale, qui s'étend à l'individu. Certains crétins théorisent aussi les identités multiples à partir du fait que certains individus sont à la fois parents et travailleurs. On pourrait encore parler de ceux qui annoncent la fin du courage à partir de l'observation attentive d'un ou deux hommes politiques, et ceux qui parlent du narcissisme contemporain, de l'ère du vide, à partir d'une analyse fine de leur femme, de leurs bons amis, et des pages société d'un journal de référence. 
En termes plus généraux, le crétin est le maître de la montée en généralité. Le moindre fait divers est étouffé sous le poids des "isme". Tout est prétexte à malaise dans la culture, à crise du capitalisme, à hédonisme libertaire, etc. Par leur capacité à proposer de grandes synthèses, les crétins passent souvent pour des érudits. Pourtant, il est évident que la tendance à se rendre aveugle à toutes les différences peut difficilement passer pour de l'intelligence ou de l'érudition. Dans le célèbre débat opposant Locke à Leibniz, Locke voyait le commencement de l'intelligence dans l'usage de notions générales, ce que les termes généraux permettent (cf. livre III de L'essai concernant l'entendement humain). Leibniz avait raison de lui faire remarquer que ce sont surtout les enfants et les faibles d'esprit qui utilisent les notions générales, et que les personnes plus intelligentes cherchent des catégories plus précises, avec l'objectif de coller aussi près que possible aux individus (cf. Nouveaux Essais). 

On peut maintenant revenir aux textes publiés dans la collection "Raconter la vie". De ce qui vient d'être dit, il me semble qu'on peut en tirer une remarque positive, et une négative :
1) ce que les récits ont d'utile, c'est qu'ils obligent un peu les intellectuels à se plonger plus sérieusement dans les anecdotes, détails et manières de vivre ordinaires. Ils peuvent éviter les théories venues de nulle part, qui ne s'appuient sur aucun contenu précis, voire qui contredisent les expériences les plus évidentes des personnes auxquelles elles s'appliquent. Au fond, ce sont tout simplement les vertus de l'empirisme (ou du pragmatisme à la façon de Peirce dans "Comment se fixe la croyance" : les théories sont meilleures si elles s'appuient sur de nombreux faits contrôlés expérimentalement, que si elles ont été établies depuis un point de vue a priori
2) Néanmoins, il ne suffit de faire parler les gens d'eux-mêmes pour que, comme par magie, les ravages du crétinisme s'évanouissent. Or, cela, Rosanvallon n'en parle pas, et laisse penser qu'il suffit de passer par le récit plutôt que par la théorie pour éviter les nuisances de la théorie hors-sol. Rosanvallon, et il n'est pas le seul aujourd'hui, a une confiance bien trop naïve dans l'opposition entre le théorique et le narratif (on retrouve cette même naïveté dans beaucoup de propos sur le care, à commencer par Gilligan). Or, les individus ont tous beaucoup appris de théories. Ils sont donc largement capables de les mentionner, et de les diffuser alors qu'ils pensent parler d'eux-mêmes dans toute sa singularité. 
Un bon exemple de cela serait Annie Ernaux. Ses romans autobiographiques, comme La place, ou Une mère, parlent de son enfance, et de son éloignement progressif de ses parents, issus d'un milieu très populaire. Elle-même a fait de belles études qui l'ont insérée dans un milieu culturellement plus favorisé, que ses parents ne comprenaient pas du tout. Or, tout son propos est profondément influencé par la sociologie de Bourdieu, ce qu'elle ne cache pas. Je ne veux pas dire que ce point de vue ne serait pas pertinent, ni que Ernaux tombe dans la catégorie des crétins. Ce serait faux. Cependant, cela montre à quel point un récit peut être formaté par une théorie. Il ne suffit pas de réciter pour se protéger de la théorie. Et pour une Annie Ernaux qui arrive à faire un usage très fin d'une théorie sociologique, combien va-t-on trouver d'authentiques crétins qui semblent parler de leur vie mais qui ne nous proposent qu'une caricature honteuse d'idées s'étant diffusées dans la société? Il suffit d'allumer la télévision, et l'on voit des jeunes quasiment illettrés et pourtant capables de parler de taux de chômage, de fracture sociale, d'inégalité dans le système scolaire méritocratique.On croyait tomber sur un portrait original d'un mode de vie que nous ne connaissons pas, et l'on retrouve la vulgate sociologique la plus plate. 

On voit ainsi que Rosanvallon n'a pas découvert de formule magique contre les crétins. Il est de toute façon paradoxal qu'il existe une procédure mécanisable pour ne pas devenir crétin (de même pour l'idiotie). Par contre, on comprend que, contrairement à ce que laissent penser le format court des livres et le choix de la narration, ainsi que le propos explicite de Rosanvallon, ces livres s'adressent moins aux individus ordinaires qu'aux intellectuels. En effet, ce sont les intellectuels qu'il faut protéger du crétinisme, et qui ont donc besoin de revenir au sol raboteux des petits faits qui ne sont pas évidents à insérer dans les grandes synthèses. Les livres ne parviendront pas à coup sûr à casser les théories toutes faites, mais ils s'y prêtent relativement bien.
Au contraire, aux individus ordinaires, on ne peut que recommander de lire d'abord des textes théoriques, qui leur permettront de sophistiquer un peu leurs idées, et d'éviter la juxtaposition idiote. Il leur faut en effet lutter contre le penchant inverse des intellectuels, à savoir celui d'accumuler des tas d'idées sans se soucier de leur cohérence et de leur structure. Pour ce faire, les livres de Rosanvallon ne paraissent pas les plus adaptés. 

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