mardi 17 mars 2015

De la normativité en général

Depuis quelques décennies, la philosophie contemporaine fait un usage assez large de la notion de normativité. Je voudrais proposer un éclairage légèrement différent, bien que non opposé, sur ce thème.

D'abord, je tiens à préciser que je ne parlerai pas de tout ce qui relève de la politiques, des normes sociales, juridiques, et autres. Les normes, ici, ne sont pas des systèmes de contrainte, si on entend contrainte au sens d'un pouvoir physique ou psychologique agissant causalement sur les individus afin d'obtenir d'eux l'obéissance. Les normes ici discutées ne sont donc pas celles dont on parle quand on se plaint de leur inflation, de la normalisation des comportements, du manque de liberté, etc. 
Ce que j'entends par norme, c'est plutôt ce qu'on appelle un critère, c'est-à-dire une règle permettant d'évaluer la réussite ou l'échec d'une certaine activité. Quand on parle, les normes sont la grammaire et la signification du vocabulaire. Quand on court, les normes sont de rester debout et de se déplacer rapidement en mettant un pied devant l'autre. Quand on épluche une pomme, la norme est de prendre un couteau, d'insérer le couteau juste en dessous de la peau, et d’ôter cette peau par une série de mouvements. Ainsi, la règle d'évaluation donne en même temps un protocole pour exécuter correctement l'opération, et c'est pour cette raison que le double sens de norme : comme critère d'évaluation, et comme prescription, n'est pas une simple homonymie. Comprendre un critère, c'est savoir ce qui doit être fait pour que ce critère soit satisfait. Attention, ceci n'est pas encore une méthode. On peut très bien savoir ce qu'on doit faire, et pas encore savoir le faire. Qu'on se rappelle étant enfant : on observe ses parents couper une pomme, on acquière donc la norme en question. Cependant, on n'a pas encore la méthode pour satisfaire cette norme : on ne comprend pas très bien les gestes à effectuer, et on est encore trop maladroit pour les exécuter correctement.

Ces préliminaires étant faits, j'arrive au cœur du sujet. La conception contemporaine des normes est exprimée de la manière la plus systématique dans Rendre explicite, de Robert Brandom. Il fait lui-même l'histoire de ses prédécesseurs : Kant, Frege, Wittgenstein. Ce que chacun a apporté, c'est l'idée que les concepts sont des normes réglant les activités humaines, et que ces concepts ne sont pas du tout des mécanismes causaux. Je vais très vite, mais cela ne me semble pas injuste envers les trois auteurs sus-mentionnés. Kant insiste sur le fait que l'entendement ne relève pas de la nature, et que les catégories qu'il met à l'oeuvre pour la concevoir ne se trouvent pas en elle. Le sujet transcendantal, celui qui pose les règles de la connaissance de la nature, n'est pas le sujet empirique, qui n'est qu'une objet de la nature parmi d'autres. De même, Frege insiste à longueur de pages sur la normativité de la logique, sur la différence entre la logique et la psychologie, et sur ce troisième royaume qui n'est ni celui du monde physique, ni celui du monde psychologique. 
Enfin, Wittgenstein, qui évoque régulièrement la métaphore des règles conçues comme des rails qui nous contraindraient à suivre une unique chemin, ainsi que la métaphore du mécanisme hyper-rigide, si fort que rien ne peut le casser, le fait avec l'intention de signifier que les règles ne sont pas des choses empiriques qui nous forcent à faire quelque chose. Les règles sont seulement notre moyen de déterminer si une chose a été faite correctement ou non, et ceci ne peut être fait que par nous humains, cette détermination n'est pas gravée dans un monde des idées. Cependant, cette conception anti-réaliste de Wittgenstein ne doit pas nous amener à conclure que pour Wittgenstein, la norme se confond avec la pratique. Au contraire, la norme garde toujours une distance par rapport à la pratique qu'elle évalue. Seulement, cette distance a besoin d'être établie au fur et à mesure par les hommes. Cette distance ne tombe pas du ciel. Attention donc aux slogans dangereux : "la signification, c'est l'usage", prise littéralement, est très précisément l'erreur contre laquelle Wittgenstein veut nous libérer. Une chose, fut-elle un usage, n'est jamais par elle-même une norme. Il faut une intervention humaine selon une certaine intention pour qu'une chose comme un usage devienne une norme d'autre chose.
Brandom, lui, innove relativement peu sur ce point (et je ne parlerai pas de ce sur quoi il innove, à savoir sa théorie selon lequel une grande partie de nos pratiques linguistiques consiste à rendre explicite l'engagement implicite envers des normes pratiques ou cognitives).  Ce qui rassemble tous ces auteurs est donc ce qu'on pourrait appeler une conception normative du mental. Pour eux, les significations, les intentions, les concepts, sont des normes à l'aune desquelles on évalue certaines de nos pratiques.La signification est la norme d'usage de nos paroles, les intentions sont la norme de réussite de nos actions, les concepts sont les normes de reconnaissance des objets. 

Tout ceci, je l'admets très volontiers, mais je voudrais attirer l'attention sur un point qui n'a pas fait l'objet d'assez d'attention. Pensons à la connaissance. Quand on cherche à connaître quelque chose, la norme des croyances est la réalité. Pour parler (mal) comme Anscombe, la "direction d'ajustement" des croyances va du monde aux croyances : il faut que les croyances s'ajustent au monde. Inversement, lorsqu'on désire quelque chose, la direction d'ajustement va des désirs au monde : il faut que le monde s'ajuste aux désirs. Ainsi, dans la vie pratique, le monde n'est plus la norme, ce sont les désirs qui le sont. C'est pourquoi, depuis Davidson et Anscombe, on tient les notions mentales pour normatives. Un désir est tenu pour une norme en fonction de quoi l'état du monde doit être évalué. Et le monde est aussi tenu pour une norme en fonction de quoi nos croyances doivent être évaluées. 
Or, une manière de comprendre cela, plutôt que de parler de direction d'ajustement, serait plutôt de parler de rapport de force, et de pouvoir de l'emporter. Il arrive que les choses se contredisent, en apparence. Or, il n'est pas question de laisser les choses se contredire. Il faut donc résoudre cette difficulté. Et pour cela, il faut que l'une des deux forces en présence cède, et que la contradiction cesse. Ainsi, je crois que le monde est ainsi et ainsi, mais le monde me montre de manière évidente qu'il n'est pas ainsi et ainsi. Je ne peux pas rester avec une telle contradiction. Le "jeu" de la connaissance, c'est de faire céder les croyances plutôt que le monde lui-même. Celui qui renoncerait à un fait pour conserver ses croyances, celui-là n'aurait tout simplement rien compris à l'activité de connaissance. Par contre, dans le "jeu" de la pratique, les désirs ne cèdent parce que la réalité ne s'y conforme pas. C'est plutôt la réalité qui est condamnée, blâmée, etc. Si le monde ne nous convient pas, on l'accuse d'être injuste ou dur. Mais il faut être fou pour abandonner ses désirs chaque fois que le monde les contredit.
En d'autres termes, le monde l'emporte sur les croyances, mais les désirs l'emportent sur le monde. Voilà ce que signifie être normatif : pouvoir l'emporter. Une chose n'est rien de plus qu'une chose si son statut est requalifié à cause d'une contradiction. Mais une chose est une norme si elle l'emporte et reste elle-même en cas de contradiction. 

Il me semble que cette représentation, qui est pour l'instant une métaphore, prend de l'intérêt quand on cherche à l'appliquer à des domaines plus précis que la connaissance en général, ou la pratique en général. Prenons l'exemple de l'a priori et de l'a posteriori. Comment distingue-t-on ce qui est a priori et ce qui est a posteriori? C'est assez facile. Prenons l'exemple de Putnam. "L'eau est un liquide incolore et inodore" est une proposition a posteriori, parce que nos conventions de langage autorisent que nous puissions découvrir une substance qui est de l'eau, mais qui ait pourtant de la couleur ou une odeur. En d'autres termes, nous sommes prêts à rejeter cette proposition, si d'autres connaissances nous montrent qu'elle était fausse. Cette proposition n'est donc pas normative, elle n'a pas le pouvoir de l'emporter sur tout le reste. L'ensemble des propositions a posteriori doit être considéré comme l'ensemble des propositions que nous serions prêts à abandonner, si certaines conditions étaient réunies. Une proposition a posteriori est une proposition qui n'est pas une norme.
Par contre, une proposition a priori, elle, est une norme. Elle l'emporte systématiquement, quoi qu'il arrive. Si on admet que "l'eau est H20" est une vérité a priori, alors cette proposition l'emportera toujours, en toute circonstance. Ce que cela signifie, c'est que, si nous voyons un liquide inodore, incolore, qui ressemble en tous points à de l'eau, mais qu'il n'est pas composé d'hydrogène et d'oxygène, nous dirons que ce n'est pas de l'eau. Par ailleurs, nul besoin d'entrer dans de grandes envolées métaphysiques comme le fait Kripke. Restons tout simplement carnapiens : nous avons posé des conventions de signification, et ces conventions sont invulnérables  la réfutation empirique. Quoi qu'il advienne, les faits ne réfuteront pas "l'eau est H20" parce que nous avons décidé par convention que c'est par la composition chimique que nous individuons les substances. Ce choix est arbitraire, quoique arbitraire ne signifie pas qu'il a été fait n'importe comment. Un peu de métaphysique permet certainement de fabriquer des conventions plus pertinentes. On s'exposerait à de drôles de situations s'il fallait individuer les substances seulement par leur odeur et leur couleur! Mais les conventions, même les plus étranges, ne sont jamais réfutées par les faits. Elles sont des normes, donc elles l'emportent. 
Voilà donc comment je me situe dans cette grande situation sur l'apriori et l'a posteriori. Carnap avait tout à fait raison de faire de l'a priori des conventions. Et il était tout à fait ouvert à ce que les conventions évoluent. Tout au plus n'avait-il pas assez pris au sérieux la dimension contextuelle de la coupure entre a priori et a posteriori : une proposition a priori peut devenir a posteriori en changeant de contexte de discussion. La délimitation ne dépend pas du choix du langage, il dépend du contexte. Je veux dire que toutes les normes linguistiques sont a priori si on les rapproche de nos connaissances empiriques. Les connaissances ne changent pas le sens des mots. Par contre, si on veut discuter ces conventions, on peut aussi rendre certaines connaissances invulnérables à la réfutation, de sorte que nous puissions vérifier que nos conventions linguistiques n'aboutissent pas à des résultats trop étranges. Carnap aurait certainement dit qu'en faisant cela, nous changeons de langage. Absolument parlant, il a raison : changer une convention linguistique, c'est changer de langue. Mais Carnap pense beaucoup trop le langage naturel comme un langage logique dont les limites sont bien définies. Or, on ne sort jamais du langage naturel. Les changements se font en son sein. Il faut donc que la frontière entre l'a priori et l'a posteriori soit mobile. Mais cela ne remet certainement pas en cause la nécessité de la distinction. 
Ainsi, on doit comprendre la distinction de l'a priori et de l'a posteriori comme un rapport de force entre ce qui est révisable en cas de réfutation, et ce qui est non révisable, et qui entraîne donc la reformulation des données qui étaient contradictoires. Ainsi, ce n'est pas que l'a priori n'est jamais contredit, c'est plutôt que, chaque fois qu'il l'est, il l'emporte, et oblige son "opposant" à changer. Pour parler sans métaphore, les conventions nous obligent à changer la qualification des faits chaque fois que de faits contredisent ces conventions. Voilà pourquoi l'a priori est normatif. Il l'emporte. 

Il me semble que l"idée est suffisamment évidente pour être employée dans d'autres contextes. Une règle du jeu l'emporte sur tous les coups qui la contredisent. On modifie le coup plutôt que la règle, quand les deux ne sont pas en accord. Donc elle est normative. De même, une notice de montage est normative, parce qu'elle l'emporte sur tous les mauvais gestes. On n'imprime pas une nouvelle notice si un bricoleur du dimanche construit le meuble à l'envers. Etc.
Je le redis une fois de plus, je ne prétends pas ici avoir bouleversé la conception habituelle des normes. De toute façon, ces propos s'appuient sur elle. En effet, pour évaluer que telle règle contredit telle fait ou telle pratique, pour savoir ce que c'est que l'emporter ou pas, il faut aussi faire appel à cette conception des normes. L'intention de ce post est plutôt phénoménologique. Il vise à mieux faire comprendre ce qu'il y a de commun dans notre expérience des normes. Ce qui est commun, c'est l'idée de la dureté, de l'inflexibilité. Je voulais donc clarifier et expliciter pourquoi les normes se présentent comme inflexibles. Elles le sont parce que leur but est justement de faire plier ce qui n'est pas conforme. Pour tout faire plier, il faut être inflexible. Et ceci permet de comprendre que, chaque fois que quelque chose l'emporte sur une autre, c'est qu'il y a probablement là dedans une activité normative.

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