mardi 15 septembre 2015

Trois sortes d'objectivité

Cet article vise à reprendre des discussions assez classiques sur l'objectivité et le relativisme, auxquelles on peut apporter un peu de clarté en distinguant de manière assez abstraite et générale trois sortes d'objectivité. 

Tout d'abord, quelque chose est objectif s'il est naturel, ou réel. En effet, on peut distinguer le réel et le naturel si on estime qu'il existe certaines choses qui ne sont pas naturelles, comme des esprits, des idées, Dieu, etc. Si par contre on admet que tout ce qui existe est naturel, alors le naturel coïncide avec le réel. Or, ce qui est naturel est aussi objectif, au sens où cela possède une existence autonome, cela ne dépend de personne d'autre pour exister (donc cela ne dépend de rien de subjectif), et enfin, on peut le considérer comme un objet.
L'objectif est aussi ce sur quoi l'application d'un concept n'est pas arbitraire. Cette application du concept n'est pas arbitraire parce qu'elle dépend des propriétés de la chose, bien que ce concept puisse tout à fait ne pas être naturel. Par exemple, le concept de célibataire peut être appliqué objectivement, parce qu'il ne dépend que de la notion même de célibat qu'un individu soit célibataire ou marié. Bien que le concept ait évidemment des bords flous (une veuve est-elle célibataire?, peut-on dire de concubins ou de pacsés qu'ils sont célibataires?), son usage n'est pas conventionnel. Tant que le sens du mot reste le même, les personnes célibataires restent les mêmes. Bien entendu, on peut changer le sens du mot, mais c'est un autre problème.
L'objectif est enfin ce dont la caractérisation dépend de conventions sociales. Ici, l'objectivité vient du fait qu'un individu seul ne peut pas décider unilatéralement de changer la convention, parce que les autres continueront à utiliser la convention telle qu'elle existe. Les conventions peuvent bien sûr évoluer, mais cela exige une reconnaissance collective du nouveau sens de la convention. Prenons l'exemple classique : l'argent. Que les billets libellés en euros soient pour nous l'argent relève d'une convention objective parce que je ne peux pas, moi seul, décider d'utiliser une autre monnaie. Par contre, nous pourrions collectivement décider d'abandonner cette monnaie et passer au dollar, revenir au franc, etc. Être de la monnaie n'est donc pas une propriété indépendante de toute subjectivité, mais c'est une propriété indépendante des subjectivités individuelles. Elle est par contre dépendante des subjectivités prises collectivement. 

Ainsi, ces trois sens montrent une sorte de dégradation dans l'objectivité. Le premier sens parle d'une objectivité qui ne dépend d'absolument personne. La nature est ce qu'elle est indépendamment des hommes. Dans le second sens, l'objectivité ne dépend d'aucun choix, mais dépend des activités conceptuelles des individus. Si les individus ne fabriquaient pas des concepts, les choses n'auraient pas les propriétés correspondantes. Par contre, ces fabrications conceptuelles étant données, les choses ont objectivement ces propriétés. Enfin, dans le troisième sens, l'objectivité ne dépend d'aucun choix individuel, mais dépend d'un choix collectif. C'est la convention qui donne aux choses les propriétés qu'elles ont. Sans elle, elles ne les auraient pas. Cependant, une fois ces conventions posées, elles ont une subsistance indépendante des décisions individuelles. 
Ces trois sens impliquent des niveaux de relativité différents. Le premier sens exclut toute relativité. Le soleil est fait d'hydrogène et d'hélium, et la Terre a 4 milliards d'années quoi qu'on en pense. Le second sens aussi exclut toute relativité. Nietzsche était célibataire, philologue et philosophe, ce qui ne dépend pas de nous. Bien que le choix d'utiliser ces concepts soit relatif à certains types de préoccupations pratiques et d'intérêts théoriques, cela n'entame pas l'objectivité des faits. Enfin, le troisième sens implique la relativité des choix. Ce qui est permis d'un côté des Pyrénées n'est pas ce qui est permis de l'autre côté. La monnaie d'un côté de la Manche n'est pas la monnaie de l'autre côté. Il n'y pas ici de propriété objective des choses tant que la société n'a pas décidé librement d'imposer une convention. C'est donc l'instauration de cette convention qui fait passer à l'existence cette propriété. 
Si l'on continuait dans la relativité, on rejoindrait ce qui est subjectif, c'est-à-dire quelque chose qui dépend entièrement des choix individuels. Ici, les propriétés n'existeraient que si un individu seul décide d'instaurer une règle. Par exemple, un enfant pourrait décider, pour jouer, que tel bout de bois est en fait une épée, que telle trace au sol est sa maison, etc.

Il me semble que la distinction la plus importante passe entre le second et le troisième sens. En effet, le troisième sens implique la relativité, et donc, en un certain sens, de la subjectivité, même si cette subjectivité est collective et non pas individuelle. La société, collectivement, fait le choix de tenir ceci pour légalement autorisé ou interdit, cela pour de la monnaie ou de la fausse monnaie, pour un geste de salutation ou une insulte, etc. Alors que le second sens ne porte pas du tout cette dimension relativiste. En effet, les concepts étant définis, les objets tombent objectivement sous ces concepts, sans que les individus aient encore à faire un choix pour déterminer quels objets vont tomber sous tel concept. C'est pourquoi le concept de célibataire et le concept de monnaie n'ont rien à voir. Une fois que l'on a fixé la signification de célibataire (individu non marié), je peux savoir qui l'est ou ne l'est pas. Par contre, une fois que l'on a fixé la signification de monnaie (moyen d'échange), je dois encore m'informer du choix que la société a fait pour établir sa monnaie. Le relativisme est précisément ici : lorsque, les critères de satisfaction d'un concept étant connu, il reste encore à faire un choix pour fixer quels objets satisfont ces critères. Le concept de monnaie exige un tel choix. Le concept de célibataire n'exige pas de choix, juste une reconnaissance. 
Les critiques de Putnam lui reprochant son relativisme (cf. Boghossian, dans La peur du savoir) ont tendance à rendre assez floue cette différence entre second et troisième sens d'objectivité. Et en effet, celui qui ne ferait pas clairement cette différence est relativiste (au moins au plan moral). Car pour lui, tout concept non naturel pourrait être librement appliqué, tout concept moral demanderait en plus un choix collectif pour décider quelles actions tombent sous quels concepts moraux. Or, Putnam parle d'objectivité sans objet, dans Ethique sans ontologie, et essaie justement de montrer qu'il y a une objectivité de propriétés qui ne sont pas des propriétés naturelles. Si je reprends ma classification, Putnam dit qu'il y a un second sens d'objectivité, donc des propriétés non naturelles et qui pourtant ne dépendent pas de nos choix arbitraires. Le concept de courage, une fois qu'il est défini, demande juste à être reconnu dans les situations, et ne demande pas, en plus, un choix. Celui qui admet que la reconnaissance du courage exige un choix individuel ou social est relativiste. Celui qui pense que la reconnaissance du courage est objectivement contrainte par la définition de la notion n'est pas relativiste. Putnam est évidemment du côté non relativiste. 
Mais bien sûr, nous sommes aussi tous sensibles aux thèmes wittgensteiniens. Quand la définition d'un concept ne suffit pas à déterminer objectivement si une chose tombe ou pas sous ce concept, ne faut-il pas faire un choix? Et, ce faisant, ne retombe-t-on pas dans le relativisme? Et bien, pas du tout! Parce que le relativisme consiste à soutenir qu'on peut choisir arbitrairement si une chose est de telle ou telle sorte. C'est totalement autre chose que de constater que nos "sortes" ne sont pas encore bien définies, donc qu'il y a certaines questions qu'on ne peut pas encore leur poser. Ce travail consistant à étendre la définition de nos concepts n'a rien de relativiste. Ce n'est pas le monde qui est flou et qui est solidifié par nos choix. Ce sont nos outils d'interrogation du monde qui sont encore grossiers. En affûtant ces outils, nous n'avons pas créé de la relativité, mais au contraire autorisé une nouvelle activité dans laquelle une réponse univoque et objective est possible. Reprenons l'exemple du célibataire. Il me semble que le mot n'est pas très bien défini concernant le statut des pacsés. Je peux prendre la décision d'inclure les pacsés avec les mariés. Il s'ensuit objectivement que les pacsés ne sont pas célibataires. Il n'y a pas le moindre relativisme ici. 
Peut-être que certains vont me répondre qu'on a introduit du relativisme, parce qu'en rangeant les pacsés avec les mariés, j'ai fait plus qu'une simple construction de concept, j'ai déjà pris parti au sujet de la réalité elle-même, en soutenant que Pacs et mariage sont de même nature. Peut-être que la réalité, en réalité, obligerait à séparer les deux types de contrat, et à mettre plutôt les pacsés avec les célibataires. Je crois que ce genre de questions n'a pas le moindre sens. Ou concept est un outil de classification. Il n'y a aucun sens à dire qu'un outil est vrai ou faux. Il y a des outils commodes, d'autres incommodes, mais il n'y a aucun sens à reprocher aux concepts de ne pas suivre les vraies articulations du réel, justement parce que ce sont les concepts qui fixent ces articulations. Une articulation boiteuse n'est pas une fausse articulation. Donc, il me semble, si je reviens au cas du Pacs, qu'il est impossible de soutenir que les pacsés sont vraiment célibataires ou vraiment non-célibataires. Ceci dépend des préoccupations et intérêts qui sont les nôtres. 

En résumé, la comparaison avec les outils me paraît fructueuse. Le mécanicien peut librement choisir les outils qu'ils va utiliser, mais il ne peut pas choisir librement le résultat que l'application de ses outils va donner. Il en est de même des concepts. On les choisit (ou les construit, cela revient au même), mais on ne peut pas choisir le résultat de leur application. Les conventions, elles, sont aussi des outils, et c'est pourquoi on peut les choisir librement. Ce sont des outils de coopération sociale. Et en adoptant une convention, on choisit à la fois des concepts et les choses qui tombent sous ces concepts. C'est ce qui rend les conventions subjectives, et relatives.
Reste évidemment à aborder la grande question de la morale. Est-ce un outil de coopération sociale, avec tout l'arbitraire que cela implique? Ou bien est-ce une manière de juger la plus ou moins grande conformité d'actions par rapport à une norme posée indépendamment, ce qui impliquerait que la morale soit objective? Hors de question de répondre ici!

5 commentaires:

  1. J'ai beaucoup du mal à voir quelle est la différence entre ton objectivité n°2 et ton objectivité n°3. Le seul critère que tu donnes paraît inopérant : l'institution du mariage aussi est issue d'un choix collectif.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est vrai. En un sens, c'est le mariage qui relève de l'objectivité 3, alors que le célibat, lui, ne relève que de l'objectivité 2. Car une fois qu'on sait qui est marié et qui ne l'est pas, on peut 2-objectivement dire qui est marié et qui ne l'est pas. En termes plus généraux, on peut admettre qu'une notion reste objective même si des éléments de sa définition comportent eux-mêmes de la subjectivité. La subjectivité n'est pas une tâche d'huile.
      Mais si tu n'es pas convaincu, tu peux prendre une définition du célibat qui marche mieux, par exemple, ne pas partager son lit avec quelqu'un. Ainsi, le concubinage ne serait pas le célibat, ce qui semble acceptable. Et cela rend la définition objective au sens 2.

      Un point important : tu affirmes que tu ne vois pas la différence entre 2 et 3, parce que 2 te semble déjà relever d'un choix arbitraire, donc que 2 semble réductible à 3. Alors que des partisans des théories causales-historiques de la référence auraient dit que c'est l'histoire d'une chose qui fixe sa référence, or, un choix arbitraire n'étant qu'un élément parmi d'autres d'une histoire, les choses dont le statut dépend d'un choix seraient considérées comme objectives au sens 2. Pour eux, 3 serait entièrement réductible à 2.
      Je refuse ces deux réductions. Il me semble que la théorie causale ne va pas, parce que la possibilité permanente de défaire un choix par un nouveau choix montre que ce n'est pas l'histoire qui fixe la référence, puisque l'histoire peut être défaite à tout moment. Je refuse ta propre réduction parce qu'il me semble qu'elle a besoin de s'appuyer sur un holisme des notions sociales qui annule totalement la différence entre un concept utilisé arbitrairement, et un concept non arbitraire quoique reposant sur d'autres concepts utilisés arbitrairement.

      Supprimer
    2. Je n'en suis pas à envisager une réduction, je cherche seulement à comprendre : je ne sais pas ce que signifie "concept arbitraire". Tous les concepts peuvent être appliqués objectivement une fois qu'on les a (suffisamment) définis, sauf peut-être dans certains cas-limites comme "truc".

      Supprimer
    3. Prenons les notions d'extension et d'intension. Pour un concept non arbitraire, l'intension détermine l'extension. Par exemple, on connaît la définition d'une propriété, et on peut retrouver les entités qui la possèdent. Dans le cas des concepts arbitraires, l'intension ne suffit pas à déterminer l'extension. On peut avoir la définition du concept de monnaie européenne, mais cela n'indique pas encore quels sont les pièces et billets qui ont effectivement cours en Union Européenne. C'est parce qu'il y a une seconde convention qui établit l'extension du concept.

      Supprimer
    4. Je ne crois pas qu'il y ait lieu de faire une telle distinction.

      Pour ce qui est de la monnaie, la définition du concept de monnaie de l'UE nous dit : est monnaie de l'UE toute monnaie émise par la BCE.
      Pour ce qui est du mariage, la définition du mariage nous dit qu'est mariée toute personne qui a été déclarée mariée par le maire ou le curé.
      Où vois-tu une différence ? Je ne vois pas non plus de différence entre ces deux cas et une définition de la table qui nous dirait qu'est une table tout ce qui possède au moins un pied et est généralement utilisée pour s'asseoir. Dans un cas, on doit vérifier une origine pour déterminer l'extension, dans l'autre une fonction.

      D'où sors-tu cette espèce de décomposition bizarre de la genèse du concept de monnaie en deux étapes ? De la monnaie en général, c'est un certain type de bien tels qu'il remplit trois fonctions économiques et qu'il est accepté par un certain groupe. Muni de cette définition, on peut facilement déterminer ce qui est de la monnaie et ce qui n'en est pas.

      Supprimer