mercredi 25 novembre 2015

Décrire et comprendre

Dans la philosophie de l'action, l'idée selon laquelle décrire une action serait la présenter comme intentionnelle, et donc comprendre quel est le but de l'agent lorsqu'il réalise cette action, cette idée est maintenant admise par tous. Le point de bascule est le texte de Anscombe, L'Intention. Anscombe reprend la distinction entre cause et raison que Wittgenstein avait déjà tracée, et l'applique au cas des actions intentionnelles, montrant que de telles actions doivent être expliquées au moyen de raisons, et non pas au moyen de causes. Cela différencie les actions des autres événements, qui eux, peuvent être décrits en montrant les causes qui les ont produits, mais ne peuvent pas être décrits au moyen de raisons. Bien que Anscombe elle-même tempère la distinction entre causes et raisons, montrant que dans un grand nombre d'actions, l'explication donnée n'est ni purement causale, ni purement rationnelle, on peut quand même tenir la distinction pour relativement robuste. Par exemple, quand un grand bruit se fait entendre, les personnes à proximité sursautent. Ce sursaut est plutôt causé que justifié. Néanmoins, il n'est pas non plus causé au sens purement mécanique dans lequel on peut dire que le cœur expulse le sang dans les artères. Une grosse colère en apprenant ce qu'a fait quelqu'un aussi est une action en partie rationnelle, mais aussi en partie causale. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que bon nombre de phénomènes symboliques, donc plutôt d'ordre rationnel que causal, sont quand même capables de produire des effets qui sont plutôt causaux que rationnels. Néanmoins, la distinction n'est pas niée pour autant. Et de même, la différence entre une description causale et une compréhension par les raisons subsiste. 
Cependant, le texte de Anscombe reste très flou sur la nature des raisons. Il est dit que les raisons répondent à la question "pourquoi?". Mais ça ne nous avance guère, d'autant plus que la question pourquoi est souvent utilisée dans le langage ordinaire et scientifique alors que l'on attend une réponse purement causale. "Pourquoi n'y a-t-il plus d'électricité dans la maison? Parce que l'eau qui est tombée dans le fer à repasser a provoqué un court-circuit" est une conversation tout à fait normale. Il faut donc aller plus loin. D'ailleurs, la notion de raison qu'a transmise Anscombe est même si floue que des philosophes comme Davidson, dans "Actions, raisons et causes" s'autorisent à tenir les raisons pour des causes mentales déclenchant l'action. Cela montre bien que Anscombe n'a pas de quoi distinguer une raison d'une cause. Or, si elle n'a rien pour le faire, elle ne peut pas non plus distinguer une description de rapports causaux, et la compréhension d'une action intentionnelle.
Pour ne pas être trop injuste envers Anscombe, il faut quand même dire que son objet est davantage les intentions que les raisons. Une grande partie du travail de Anscombe consiste donc à distinguer une intention et une prédiction. Mais elle ne répond pas à la question plus générale de ce en quoi consiste donner une raison d'une action. Elle estime seulement, sans le justifier totalement, qu'une raison de l'action doit être une intention. Je voudrais montrer qu'on peut caractériser les raisons autrement que comme des intentions. Donner une raison est une opération bien plus générale que l'attribution d'une intention, même si, dans le cas précis des actions humaines, donner une raison revient en effet à attribuer une intention. 

Pour annoncer en quelques mots mon objectif, il consiste à montre que la notion de raison, et la notion de compréhension qui lui est liée, sont des notions modales, qui ne fonctionnent par la référence à des mondes possibles.  Alors que la notion de description n'est pas une notion modale, sauf quand les descriptions contiennent la mention des causes. Quant à la notion de cause, le point est plus délicat. Il y a eu plusieurs notions assez différentes de la causalité en philosophie, mais il me semble que la notion courante, comme mécanisme produisant un effet, contient une dimension modale.
Tout d'abord, la description consiste en trois choses différentes :
1) le fait d'attribuer en un instant donné des propriétés à un objet.
2) le fait d'établir un récit de la succession des événements, succession qui consiste en un changement ou des changements de propriétés appartenant aux objets dont on parle. 
3) le fait d'établir la cause de la succession des événements, cause qui est elle-même une ou des propriétés de l'objet qui produisent un certain effet, dans des circonstances données. 
Les opérations 1 et 2 sont purement descriptives, et uniquement dans la modalité du réel. Je veux dire par là qu'aucun appel n'est fait au possible, au nécessaire, à l'impossible, afin de mieux décrire. Ces deux opérations consistent seulement à parler de ce qui est là, réel. L'opération 3, par contre, est plus délicate à expliquer, puisqu'il ne suffit pas de décrire ce qu'il se passe pour identifier une cause, il faut employer un raisonnement impliquant des modalités. Hume parlait de connexion nécessaire : cela sous-entend que l'on affirme que dans tout monde possible, si la cause est présente, alors l'effet aussi sera présent. Un tel raisonnement va donc bien plus loin que la seule description, il va aussi du côté des mondes possibles, pour montrer ce qu'il s'y passe. Pour des raisons qui apparaîtront par la suite, je souhaite à tout prix éviter l'expression "décrire un monde possible". Puisque, justement, un monde possible n'est pas le genre de choses qu'on peut décrire, puisqu'il n'est pas existant. Un monde possible peut être pensé, conçu, imaginé, mais pas décrit. Je réserve donc la notion de description au monde réel. De même, je m'autorise une assez grosse inflexion dans ma lecture de Hume. En effet, Hume se focalise sur une question temporelle : n'ayant pas encore la connaissance de tous les cas futurs, nous ne pouvons pas juger de la nécessité d'une cause. Alors que je lis Hume d'une manière non temporelle mais modale : nous ne pouvons décrire que les cas passés présents ou futurs, donc ceux qui ont réellement lieu ; mais nous ne pouvons pas décrire tous les cas possibles. Or, pour juger de la nécessité d'une cause, il faudrait aussi avoir une connaissance de ce qui est possible. Et puisque nous ne pouvons pas accéder à ce qui est possible par la voie normale de la description (qui est notre seul mode de connaissance, pour un empiriste), il semble que nous ne pouvons pas avoir de connaissance de la nécessité des causes. Cependant, mon intention n'est pas de redonner naissance au scepticisme humien sous une nouvelle forme, sa forme modale. Je veux simplement montrer que le jugement sur les causes d'un événement implique par définition une connaissance d'ordre modal sur la nécessité de la connexion entre ces causes et leurs effets. 

Or, quand on assigne une cause à un événement, on en rend raison. Cela nous met sur la piste de ce qu'est donner une raison. Je soutiens que R est une raison de l'événement E si et seulement si, dans tout monde possible contenant R, alors E a lieu. Cela ne signifie pourtant pas que E n'a lieu que si R a lieu. Une raison est suffisante, mais n'est pas nécessaire. Par exemple, l'eau dans les circuits électriques est la raison qui explique que le disjoncteur de la maison ait sauté. Cela signifie que, dans tout monde possible dans lequel l'eau s'est infiltré dans les prises, le disjoncteur saute. Par contre, il y a un grand nombre de causes différentes qui peuvent produire le même effet, par exemple, un faux contact avec des câbles, une surtension, etc. Néanmoins, même si une raison suffisante est assez rarement une raison nécessaire, les explications par les raisons suffisantes sont souvent assez informatives, parce que, si la raison est absente, on peut s'attendre (le plus souvent) que l'effet aussi soit absent. Pour reprendre mon exemple, si je me suis assuré que je n'ai pas mis d'eau dans mon fer à repasser, je peux raisonnablement m'attendre à que les fusibles ne sautent pas. Bien que l'eau ne soit qu'une raison suffisante et pas une raison nécessaire, elle est, dans ce contexte, une raison suffisamment fréquente pour la tenir dans la pratique pour nécessaire. 
Il me semble que c'est cette distinction entre le suffisant et le nécessaire qui permet d'expliquer pourquoi, dans le champ pratique, nous nous contentons souvent d'explications suffisamment bonnes, mais pas parfaitement satisfaisantes. Pour donner une explication parfaite, il faudrait montrer qu'une cause est suffisante et nécessaire, ou bien établir la liste de toutes les autres causes suffisantes pour produire l'effet, et vérifier une par une qu'elles ne sont pas responsables de ce qu'on cherche à expliquer (ce qui revient exactement à montrer que la cause de départ est nécessaire). Mais dans la pratique, personne ne fait ça. Il nous suffit le plus souvent de découvrir la cause suffisante, et d'estimer à vue d’œil que les autres causes possibles ne sont pas responsables. Bref, la nécessité des causes est souvent jugée grossièrement. Et de toute façon, comme Hume l'a longuement montré, il est impossible de montrer qu'une cause est nécessaire : parce qu'il faudrait pouvoir connaître tous les cas passés, présents, futurs, et possibles, et cela excède tout entendement fini. Nous sommes donc obligés de juger du nécessaire en gros. C'est pourquoi nos explications sont juste suffisamment bonnes. 

J'en viens maintenant aux explications d'actions humaines. Les décrire consiste seulement à dire ce qui se passe. Par exemple, je vais en direction de l'évier remplir un verre d'eau. Puis je retourne près de la planche à repasser, et je verse le verre d'eau dans le fer à repasser. J'en fais couler à côté de la trappe, l'eau s'infiltre dans l'appareil, les fusibles sautent, me plongeant dans le noir. 
Ici, il n'y a pas la moindre trace d'explication intentionnelle, bien qu'on soit presque tenté de les lire malgré tout. Pour donner des intentions, il faudrait dire, par exemple, que je souhaite repasser mon linge. Mais on pourrait aussi dire que je souhaite m'amuser en provoquant des coupures de courant. Il se peut aussi que je veuille tester si mon fer à repasser fonctionne correctement.
Dans les descriptions pures, il n'y a pas de considération modale. On décrit seulement ce qui a réellement lieu. Avec les explications de l'action, il me semble par contre qu'on entre dans des considérations modales. Quand on m'attribue l'intention de repasser mon linge, on caractérise mon comportement dans un ensemble de mondes possibles, différents du monde réel, sauf en un point, mon désir que mon linge soit repassé. Par exemple, dans le monde où mon ligne est encore dans le sèche-linge, mon comportement consistera à aller le chercher et l'amener près de la planche à repasser. Dans le monde où le linge est encore mouillé, on peut s'attendre à ce que je range mon fer et ma planche, qui sont inutiles. Par contre, si mon désir était de tester mon fer à repasser, alors mon comportement dans ce monde possible serait différent, puisque je brancherais quand même le fer, même si le linge était humide.
Il me semble qu'on peut ainsi expliquer pourquoi il arrive que nos tentatives de comprendre échouent, alors que d'autres fonctionnent. Par exemple, si on cherche à comprendre pourquoi je mets de l'eau dans mon fer à repasser et qu'on donne comme explication : "il aime mettre de l'eau dans les appareils électriques", l'explication va échouer. Elle échoue parce qu'elle ne permet pas de m'attribuer des comportements satisfaisants dans les mondes possibles. Elle ne permet pas de dire ce que cela change que d'aimer mettre de l'eau dans les appareils électriques. Personne n'arrive à comprendre le type de frustration, ni le type de plaisir auxquels cela correspond. Personne n'arrive à associer ce type d'actions à d'autres actions qui ont un sens compréhensible. Personne n'arrive à dire ce qui changerait si je ne mettais pas de l'eau dans les appareils électriques. Pour me sauver de la folie, il faudrait ajouter une explication supplémentaire : "il est payé par les grandes marques d'appareils électriques pour saboter ceux qui existent et pousser à la consommation". Dans un tel cas, le sens est rétabli, car tout le monde arrive à fixer le contenu des mondes possibles. Dans certains, je suis devenu pauvre parce qu'on m'empêche de mettre de l'eau, dans d'autres, j'ai changé d'activité professionnelle par conviction écologique, dans d'autres, je travaille sur des technologies alternatives  de sabotage pour augmenter mes revenus, etc. 
Ainsi, comprendre quelque chose, c'est donner une raison, et c'est pouvoir dire ce qui ferait une différence. Faire une différence, c'est indiquer que, dans tout monde possible contenant cette raison, les événements seraient différents des mêmes mondes possibles ne contenant pas cette raison. Et comprendre marche aussi bien pour des événements naturels que pour des comportements humains. Par contre, il y a bien une différence fondamentale entre la description et la compréhension, puisque la description est une opération empirique, alors que la compréhension suppose une opération rationnelle, supposant des expériences de pensée sur ce qui aurait lieu dans des mondes possibles. 

Une dernière chose, mais pas de moindre importance. J'ai suggéré que, puisque nous ne pouvons jamais parcourir tous les mondes possibles en imagination, nous serions plongés dans un scepticisme à la Hume. Mais c'est faux. Car dans de nombreuses disciplines, parcourir les mondes possibles n'a rien de compliqué. En logique, en mathématiques, on peut toujours dire qu'une vérité est valide dans tout monde possible. Cela ne pose pas le moindre possible. Car les mondes possibles n'étant pas le genre de choses qu'il faut décrire, tous les passer en revue n'est pas une opération qui prend du temps. Il n'y a donc, en principe, aucun problème à les passer en revue instantanément. Cela est aussi vrai pour les mondes possibles qui concernent la vie ordinaire ou les sciences empiriques. Ces mondes possibles ne sont pas plus longs à "explorer". Simplement, dans ces mondes, les explications sont par principes, constitutivement, susceptibles d'être améliorées en précision ou complétées par d'autres explications. C'est donc la règle selon laquelle les explications sont ouvertes que traduit cette métaphore des mondes possibles infinis à explorer. Au contraire, dans les disciplines pures, la précision est par principe absolue. De sorte que cette règle de précision absolue implique que les mondes possibles sont instantanément fixés. Pour le dire autrement, les mondes possibles sont plutôt décidés que découverts (même si "décider" n'est pas encore le terme exact). C'est par décision qu'une vérité logique ou mathématique est vraie dans tout monde possible. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut découvrir en fouillant dans des mondes possibles, ou pire, en faisant l'expérience en réalité (même si ce dernier point mériterait une argumentation distincte).
L'idée que les mondes possibles sont construits et non découverts est ce qui explique que notre connaissance des raisons nous paraisse infaillible dans certains cas, et faillible dans d'autres. Par exemple, nous connaissons nos propres raisons d'agir, parce que nous seuls sommes responsables de ce que nous aurions fait dans d'autres situations possibles. De sorte que l'auteur d'une action est aussi celui qui a l'autorité ultime sur ses raisons d'agir. Par contre, quand nous cherchons à comprendre les autres, nos attributions d'intentions peuvent toujours être contredites par les autres, puisqu'ils peuvent très bien nous dire ce qu'ils auraient fait dans d'autres situations. Enfin, concernant les événements naturels, il est évident que nous ne pouvons pas fixer à leur place leur cours dans les situations contrefactuelles, nous sommes donc incapables de voir le contenu de tous les mondes possibles. Ainsi, je m'oppose à Wittgenstein pour qui la différence entre cause et raison recouvre la différence entre connaissance par hypothèse et certitude immédiate. Il me semble au contraire que la certitude immédiate est limitée à ce pour quoi nous avons la possibilité de décider nous-mêmes le contenu des mondes possibles, à savoir nos propres actions (autrement dit : ce qu'on aurait fait si les choses avaient été différentes). Par contre, pour les actions des autres et pour les événements naturels, nous n'avons qu'une connaissance par hypothèse, parce que ce sont les autres ou la nature qui fixent le contenu des contrefactuels (autrement dit : ce que les autres auraient fait si les choses avaient été différentes, ou ce qu'il se serait passé, si les conditions avaient été différentes). 

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