lundi 9 novembre 2015

Don et échange : quelle différence?

Il est assez courant de distinguer le don désintéressé, gratuit, et noble, et l'échange intéressé et égoïste. En effet, dans le don, on se sépare de quelque chose que l'on possède sans rien demander en retour, alors que l'échange est toujours accompagné d'un second transfert qui est la contrepartie du premier.
Tout ceci serait fort simple si une foule d'anthropologues et de philosophes n'étaient pas venus considérablement compliquer la distinction. Ainsi, Mauss, dans Essai sur le don, estime que le don est toujours suivi d'un contre-don, de sorte qu'un peuple qui a reçu une offrande doit toujours offrir à son tour quelque chose en contre-partie, sous peine d'être humilié par le donneur. Le don paraît n'être plus qu'un cas particulier de l'échange. A l'extrême inverse, Derrida, dans Donner le temps, soutient que le don, étant absolument gratuit, doit être dépourvu de toute réciprocité, à tel point qu'il faudrait que le donateur et le donataire s'ignorent absolument, et que le donateur ne sache même pas qu'il donne, de façon à ce qu'aucune dette d'aucune sorte n'apparaisse, de même qu'aucune possibilité de rétribution. Ici, le don est tellement éloigné de l'échange que Derrida en arrive à dire que le don n'a jamais eu lieu et n'aura jamais lieu. On peut encore relever la théorie de Bourdieu sur le don, dans Le sens pratique, livre obsédé par la tentative de concilier l'objectivisme (sous sa forme structuraliste : Mauss, puis Levi-Strauss) et le subjectivisme (Sartre). Pour Bourdieu, un don appelle bien un contre-don, mais la dimension temporelle doit être prise en compte, ce qui fait du don un défi lancé, un risque que peut prend le donateur. Il faut aussi tenir compte de la dimension sociologique du don, qui est une forme d'acquisition de prestige social, donc de conversion du capital économique en prestige. Bref, le don est aussi une sorte d'échange, mais qui s'inscrit dans des relations sociales distinctes de celles du domaine marchand. 

Je ne vais pas discuter en détails ces références, parce qu'elles me semblent totalement dépourvues de ce par quoi il faudrait commencer pour mettre les choses au clair, philosophiquement parlant. Ce qui aurait été nécessaire, c'est une distinction plus claire de ce qui est de l'ordre du fait, et ce qui est de l'ordre du droit. Il me semble que ce n'est qu'une fois cette distinction faite que les travaux sociologiques ou anthropologiques deviennent clairs. Sans cette distinction, les discussions n'en finissent pas de mélanger l'empirique et le conceptuel. 
Je précise également que je vais m'appuyer assez précisément sur le travail de François Athané, qui a écrit une histoire naturelle du don, justement parce que lui tient compte de la différence du fait et du droit. Athané l'exprime en termes de transferts exigibles ou non exigibles. Ainsi :
- un don est un transfert non exigible sans contrepartie exigible.
Cela signifie que le donataire n'a aucun titre ou aucun droit à faire valoir pour exiger du donateur que celui-ci lui donne quelque chose. Et une fois que le donateur a fait le don, il n'a pas non plus de titre ou de droit pour revendiquer une contrepartie en échange du don.
- un échange est une relation constituée par deux transferts, donc chacun est la contrepartie exigible de l'autre.
Ainsi, dans l'échange, le transfert d'un bien est toujours exigible, à la condition que l'autre partie ait elle-même donné quelque chose. Le premier à avoir donné a donc un droit à recevoir une contrepartie, à la différence du don qui ne donnait aucun droit.
Il me semble que ces définitions sont suffisantes pour résoudre la plupart des mystères dans lesquels sont plongés les sociologues : quand on donne, on ne crée aucun statut normatif, le donateur n'a droit à rien, et le donateur n'est tenu à rien. Quand on échange, on créé un statut normatif, le premier à avoir donné a dorénavant droit à un bien de valeur égale, et le second a dorénavant l'obligation de rendre ce bien de valeur égale. C'est donc l'apparition d'un devoir (et d'un droit qui en est la contrepartie) qui distingue le don et l'échange. L'échange implique un devoir de rendre, une dette. Le don n'implique aucun devoir de rendre. Il ne crée pas de dette.

Pourtant, l'anthropologie de Mauss vise à montrer que certaines relations de type don produisent pourtant une obligation de rendre. C'est ici que réside la confusion entre le fait et le droit. Le don ne créé aucune obligation. Il produit par contre, de fait, des désirs de rendre. Dans les sociétés primitives, c'est pour éviter la honte. Et dans la nôtre, c'est aussi pour éviter la honte, et parfois pour faire plaisir à nos amis qui nous ont devancés en nous offrant des cadeaux. Mais le désir de faire plaisir ou d'éviter la honte n'a pas de statut normatif. Il ne créé aucune obligation, aucun devoir, pour le donateur. Et, a fortiori, il ne crée pas non plus de droit pour le donataire d'exiger une contrepartie à son cadeau initial. Les sociétés finissent sans doute par prendre l'habitude d'offrir des cadeaux en contrepartie de premiers cadeaux, mais cela n'a jamais de statut normatif. On fait cela en partie parce que nous avons plaisir à le faire, en partie parce que ce sont des habitudes qui surprennent et déçoivent un peu quand elles ne sont pas suivies. Mon ami fête son anniversaire, et j'oublie de lui offrir un cadeau. Je me sens un peu bête, mais non pas obligé à quoi que ce soit, et mon ami ne va pas venir me voir réclamer son cadeau. 
Réciproquement, la conception de Derrida souffre aussi de cette confusion entre le fait et le droit. Il suffit de dire que le don ne crée pas de droit de rendre, qu'il ne créé aucun statut normatif. Mais il est hors de question de vouloir empêcher que, dans l'ordre des faits, les gens n'aient pas envie de rendre, ou que le donateur n'ait pas le sentiment d'avoir bien agi. Car tout ce qui se passe au niveau factuel est sans intérêt pour le concept du don. Or, Derrida veut réglementer le don pour en modifier les conséquences factuelles. C'est totalement absurde philosophiquement, et totalement ridicule dans la pratique. Les gens préfèrent donner en sachant que le donataire apprécie le geste et a de la gratitude pour eux. Tout cela est très normal, et même recommandable. Tant qu'à donner, autant que les gens se servent de cela pour tisser des relations humaines, et avoir l'occasion d'exercer leurs vertus morales. Peut-être Derrida veut-il comme Bourdieu limiter les effets de domination personnelle que produisent le don. Certainement, le mécénat créé plus de dépendance personnelle que le prélèvement des impôts et leur redistribution. On peut trouver cela mauvais, mais pas affirmer que le mécénat n'est même pas un don parce que le donateur et le donataire se connaissent et que le donataire devient un obligé. Le donataire a toujours le droit de ne jamais rien donner en contrepartie, et même de n'avoir aucune gratitude. 

Il me semble enfin que la distinction entre le fait et le droit est cruciale pour comprendre une grande partie des échanges économiques. En effet, la définition d'un échange est d'être une relation formée de deux transferts, chacun étant exigible. Or, là encore, il faut rappeler que, dans les faits, nombre d'échanges ne sont formés que d'un transfert. Ou bien parce que l'on donne un bien et que l'autre a une dette en échange, qu'il rembourse lentement ou bien parce que l'on donne et que l'autre s'enfuit avec le bien sans jamais rembourser, etc. C'est seulement au niveau du droit que l'échange appelle un transfert et une contrepartie. Et c'est justement pour cela que, tant que la contrepartie n'a pas été rendue, la personne qui doit rendre est en dette. Il est donc faux de dire, comme le fait Bourdieu dans Le sens pratique, que le don serait porteur d'un risque que l'échange n'aurait pas. Ce serait plutôt l'inverse. L'échange est risqué. Et ce risque est quantifiable, en fonction de la solvabilité des personnes, de la hauteur de la dette, de la durée du crédit, etc. Alors que le don, ne créant aucune dette, ne créé pas non plus de risque de ne rien recevoir en retour puisque rien n'est exigible en retour. Bref, Bourdieu, confondant fait et droit, croit voir du risque dans le don alors que le risque n'est qu'une probabilité empirique de contre-don, et passe à côté du risque véritable que représente un échange, dans lequel il arrive toujours que les individus manquent à leurs obligations. L'échange représente un risque parce qu'il y a une attente, de la part du premier donneur, de recevoir en retour sa contrepartie. Le donneur agit comme s'il allait être remboursé, et ainsi prend un risque. Par exemple, il continue à payer ses fournisseurs en prenant en compte le futur remboursement, en supposant qu'il a de l'argent. Mais si le remboursement ne vient pas, il ne pourra pas payer ses fournisseurs, et il sera donc ennuyé. Alors que le don ne créé aucune attente, donc pas vraiment de risque (si ce n'est au sens du risque de pluie ou d'avalanche). On inscrit les dettes dans son carnet de compte et on prend le risque d'agir comme si les dettes étaient de l'argent réellement sur le compte en banque. Alors que personne n'inscrit les cadeaux à venir de ses amis dans sa compatibilité. 
Et pour conclure, je dois encore signaler que ce n'est que si on distingue le fait et le droit qu'on peut arriver à donner une valeur morale au don. En effet, un échange a la qualité d'être toujours consenti. On n'a le devoir de rendre un bien que si on a accepté consciemment de prendre un bien de valeur équivalente à autrui. L'échange suppose égalité et liberté des contractants. Alors que le don, lui, peut être fait sans que le donataire ait donné son accord, notamment parce que les circonstances sont parfois telles qu'un refus est humainement inenvisageable (un affamé prendra toujours l'argent ou la nourriture qu'on lui tend, un malade grave acceptera les organes ou le sang qu'on lui propose), ou parce que la pression sociale est difficile à supporter (refuser un cadeau, souvent, serait terriblement vexant pour le donneur). Mais alors, cela signifierait que l'on peut se trouver en dette sans le vouloir, et que l'on peut forcer quelqu'un à nous devoir quelque chose. Ce serait méchant, et moralement inacceptable. Or, justement, c'est parce que le don ne créé aucun statut normatif qu'il ne met en dette personne, et donc qu'on peut le faire en toute générosité. En donnant, on montre qu'on a confiance dans l'amour et la générosité d'autrui, au lieu de le lier par des statuts normatifs. 

1 commentaire:

  1. Berthe aux grands pieds15 novembre 2015 à 14:30

    "un affamé prendra toujours l'argent ou la nourriture qu'on lui prend, un malade grave acceptera les organes ou le sang qu'on lui propose"

    Tel est pris qui croyait prendre !

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