mercredi 1 juin 2016

Où finissent les exigences académiques, et où commence le baratin

Dans l'absolu, je n'ai rien contre la répétition, et je ne pense pas que la philosophie ait pour tâche de nous inciter à "penser autrement", comme le dit Foucault. La philosophie a pour tâche de "penser juste", c'est-à-dire de nous aider à comprendre ce que nous faisons et le monde dans lequel nous vivons, mais certainement pas de proposer des thèses originales et farfelues dont la seule valeur est de nous procurer le petit frisson caractéristique des idées nouvelles et manifestement fausses.
Cependant, au-delà d'un certain niveau de répétition, la pensée s'évapore presque totalement. Or, il y a bien quelques lieux communs de la philosophie en terminale qui sont rabâchés de manière tellement mécanique qu'on se demande encore si leurs auteurs les ont vraiment pensés. Même problématiques, mêmes thèses, mêmes références, peu ou prou mêmes conclusions. Ce n'est pas que, subjectivement, les philosophes aguerris s'ennuient à lire ces propos répétés. C'est plutôt que, objectivement, tout le travail philosophique qui requiert de détecter l'impensé, les présupposés discutables, de découvrir des contradictions, etc. n'est tout simplement pas fait. Et autant on peut pardonner à celui qui énonce une première fois des idées de n'avoir pas fait attention à tout, autant on devrait être scandalisé qu'on puisse répéter comme une messe des propos qui devraient être discutés.
Pour illustrer ce phénomène, je renvoie vers deux liens, un site de philosophie très célèbre car bien écrit, très académique dans la forme comme dans le fond : http://www.philolog.fr/ai-je-un-corps-ou-suis-je-mon-corps/. L'article date de 2008. Et le second lien renvoie vers le site d'une radio nationale très célèbre, qui propose une émission de philosophie quotidienne : http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-mercredi-0. L'émission date de 2016.
Le titre des deux dissertations varie légèrement, mais le contenu et le traitement est quasiment le même. D'abord, on pointe le dualisme de Descartes, qui sépare l'homme en un corps et un esprit, et dans lequel l'esprit est possesseur de son corps plutôt qu'il n'est son corps. Puis Merleau-Ponty arrive, avec sa notion de corps propre, et son fameux slogan "je n'ai pas un corps, je suis mon corps". On insiste sur la chair, le sentant-senti, etc. Et on finit par quelques propos vaguement politiques sur les enjeux de l'appropriation du corps humain. Pour être totalement honnête, ces deux dissertations développent avec Merleau-Ponty quelques propos plus spéculatifs que votre serviteur n'est pas parvenu à comprendre. Comme toujours, il n'est jamais facile de déterminer si cela vient de la paresse et de l'ignorance de votre serviteur, ou des foutaises de l'auteur. En tout cas, le fait que de nombreux philosophes soient capables de répéter mécaniquement ces propos mystérieux suggère que la compréhension n'est pas une condition nécessaire à la répétition. Cependant, élève, si tu me lis, prend garde : les correcteurs ne tolèrent pas les foutaises, quand elles sont proférées par des élèves!

Je voudrais, dans ce post, montrer par l'exemple comment on peut échapper au baratin. Mais pour ce faire, il me faut d'abord donner quelques définitions.
J'appelle baratin tout discours qui peut être vrai, juste, ou même d'une élégance extrême, mais qui consiste seulement, pour son auteur, à répéter mécaniquement ce qu'il a lu, vu, ou entendu, sans effort d'appropriation, de reformulation, de de critique.
Un symptôme du baratin, c'est l'extrême précision des formulation, et l'impression que le moindre changement de terminologie modifierait substantiellement la signification de ce qui est dit.
Le baratin doit être distingué des foutaises. J'appelle foutaise tout discours qui peut aussi être vrai ou juste, mais qui consiste seulement à noyer l'auditeur sous des propos d'une technicité extrême, d'une obscurité extrême, ou ayant des présupposés si lourds que toute discussion en devient à peu près impossible.
Le symptôme des foutaises, c'est que personne ne peut raisonnablement en évaluer la valeur de vérité. Certains vont prétendre que c'est n'importe quoi, et d'autres vont prétendre que c'est la seule philosophie qui ait une quelconque valeur. Mais personne ne discute jamais des foutaises. On les abhorre, ou on les adore, mais on ne les discute jamais.
Il est enfin possible, pour un discours, d'être à la fois foutaise et baratin. Quand un suiveur se contente de répéter des foutaises, il profère à la fois des foutaises et du baratin. D'ailleurs, les foutaises incitent au baratin, dans la mesure où l'impossibilité de comprendre ce qui est dit oblige les partisans de ces foutaises à répéter sans réfléchir, ce qui les fait tomber dans le baratin. Par contre, le créateur de ces foutaises ne fait pas de baratin, pour la raison qu'il en est le créateur et que celui lui demande un véritable effort de réflexion.
Comme annoncé, je voudrais ici parler du baratin, à savoir de propos qui sont discutables, mais qu'on répète sans jamais les discuter.

Tout d'abord, rappelons que les élèves de terminale doivent étudier le thème de la matière et de l'esprit. Ce thème se prête bien sûr à discuter du célèbre problème psycho-physique. Il est tentant, sur ce thème, de poser la question "ai-je un corps ou suis-je un corps?", car cette question est assez générale, et soulève aussi bien des enjeux métaphysiques que des enjeux moraux. C'est donc un bon sujet, j'en conviens.
Cependant, tout le propos développé à ce sujet est totalement arbitraire pour les raisons suivantes :
1) Tout le monde se laisse berner par l'illusion grammaticale liée aux adverbes français être et avoir. Les gens pensent spontanément que avoir, en français, dénote une possession, alors que être dénote une identité. Les gens trouvent moralement mauvais le désir de posséder, et trouvent moralement bon le désir d'être ceci ou cela. Le jugement moral et le jugement métaphysique sont faux l'un et l'autre. D'abord, quand j'ai faim, je ne possède pas la faim. Quand j'ai mal aux dents, je ne possède pas une douleur. Quand j'ai réussi mon devoir de philosophie, je ne possède pas une réussite. Inversement, si je suis riche, c'est que je possède de l'argent. Si je suis propriétaire (sans précision), c'est généralement que ma maison m'appartient. Par ailleurs, entre avoir des amis, et être maître du monde, la morale prescrit plutôt d'avoir des amis. Entre avoir des préoccupations politiques, et être obsédé par le sexe, la morale prescrit plutôt de s'intéresser à la politique. Bref, les auxiliaires, en français, n'ont aucune signification déterminée, ni métaphysique, ni morale. Leur contribution à la signification de la phrase dépend uniquement du contexte dans lequel ils sont insérés. Bref, "ai-je un corps ou suis-je un corps?" n'est pas encore une question, tant qu'on ne précise pas le contexte. On peut interpréter la question comme signifiant "suis-je propriétaire de mon corps, ou bien suis-je identique à mon corps?". Là, c'est déjà plus précis.
2) Reste néanmoins à montrer que ces possibilités s'excluent. Locke est célèbre pour être le premier à avoir formulé la thèse de la propriété de soi. C'est donc qu'il n'y aurait rien d'impossible (au moins à première vue) à être quelque chose tout en étant propriétaire de cette chose. A ce sujet, le baratin consiste à se jeter immédiatement sur les questions de marchandisation du corps humain. Il serait si affreux de pouvoir vendre son ventre ou ses organes génitaux. Ou au contraire, le libéralisme montrerait que, puisque vendre son ventre ou ses organes génitaux ne nuit à personne, alors ceci doit être autorisé. C'est en effet un problème fascinant, mais qui ne doit pas nous faire oublier qu'il en existe un autre, plus directement lié au sujet : puis-je vraiment être propriétaire de moi-même? Car si être propriétaire c'est au moins pouvoir céder le bien que je possède, alors il faut que je puisse me céder moi-même à autrui. C'est une opération bien étrange, qui revient à se rendre soi-même esclave. Or, il semble qu'on s'engagerait là à quelque chose qu'on ne peut pas vraiment tenir, pour une raison que Hobbes a mentionnée dans le Leviathan : si l'Etat, ou notre maître, exige que nous mourrions, nous allons toujours préférer désobéir plutôt que de nous laisser tuer pour respecter notre engagement. Il ne peut jamais être rationnel de signer un contrat donnant droit au bénéficiaire de nous tuer quand il le veut. Or, se vendre soi-même, cela implique aussi se laisser tuer à volonté. Certes, on pourrait admettre des contrats que seuls des personnes irrationnelles seraient prêtes à signer. Mais cela signifie admettre des contrats qu'une personne pourrait signer sans comprendre correctement à quoi elle s'engage. Ce n'est pas un vrai contrat. 
3) il y a une question que personne ne soulève jamais, et qui pourtant change tout : "ai-je un esprit, ou suis-je un esprit?". Tout le monde admet tacitement que nous sommes des esprits, et que ces esprits possèdent un corps, un peu comme le pilote possède son navire. Nous sommes obsédés par la marchandisation des corps parce que nous pensons que le corps est un instrument à notre service, et que nous sommes une âme. Pourtant, au moins au niveau du langage ordinaire, nous pouvons dire de manière sensée que nous avons une âme. Les catholiques se sont demandés si les Indiens d'Amériques avaient une âme. Des fous, on disait un temps qu'ils avaient perdu l'esprit. "Mon esprit" est une expression qui n'a rien d'étrange, même si elle contient un possessif. C'est donc qu'il se pourrait que nous ayons une âme, plutôt que nous soyons une âme. Tombé-je à mon tour dans les illusions grammaticales? Mon but est seulement de casser la fausse évidence du rapport à notre âme. Quelqu'un qui dirait qu'il a une âme et un corps ne choquerait personne. Cela implique que nous ne sommes peut-être pas exactement une âme, mais, disons, une personne. Et une personne possède, comme des propriétés métaphysiques, c'est-à-dire des qualifications (et non pas des propriétés au sens de possessions) une âme et un corps. Ainsi, un dualisme hétérodoxe refuserait de dire que nous sommes une âme qui a un corps, et soutiendrait que nous sommes des personnes qui ont une âme et un corps. Et pour se débarrasser des illusions grammaticales, nous soulèverions la question de savoir si on peut vendre son âme, au diable ou à quelqu'un d'autre. La réponse étant non, nous montrerions donc que l'âme n'est pas une propriété-possession, mais une propriété-qualification. Il faudrait un argument parallèle à celui de Hobbes pour montrer qu'on n'accepterait jamais de vendre son âme au diable. Vendre son âme signifierait accorder à autrui le droit de déterminer exactement le contenu de ce qui nous passerait à l'esprit, y compris le droit de faire cesser immédiatement tout contenu. Or, comme le droit d'être tué, personne n'accepterait rationnellement de céder le droit de maîtriser le contenu de ses pensées.

Une remarque supplémentaire sur la possibilité de vendre son corps ou de vendre son âme. On pourrait concevoir une expérience de pensée dans laquelle le fait d'avoir à se sacrifier pourrait permettre au reste de l'humanité de bien vivre. Par exemple, s'il existe une sorte de grande machine à bien-être, capable de produire une sensation de bien-être dans toute la population, mais qui doit avaler et dévorer des humains pour fonctionner, il peut être justifié de se sacrifier. Par exemple, un parent pourrait faire ceci pour assurer le bien-être de ses enfants. De même, on pourrait imaginer un dispositif semblable pour l'âme.
Par contre, à partir du moment où nous cédons notre corps ou notre âme à une personne libre, alors cela devient irrationnel. En effet, le fait de céder notre corps ne nous garantit même pas que la personne fasse ce qu'elle a annoncé en contrepartie. En s'aliénant, nous nous mettons sous sa dépendance, et ne pouvons plus lui demander de respecter son contrat, puisqu'elle peut nous éliminer à la moindre contrariété. Bref, ce serait tout à fait comme se faire esclave pour toucher de l'argent. Aussitôt que nous sommes esclaves, notre maître peut nous reprendre l'argent qu'il nous a donné en contrepartie. Dons nous sommes partout perdants. Quant à se dire que les institutions publiques pourraient garantir la transaction, cela ne fait que repousser le problème, car les institutions peuvent être changées presque aussi vite que les intentions des hommes.
J'en arrive donc à la conclusion qu'on peut maîtriser par la force l'âme ou le corps de quelqu'un, mais qu'il n'est pas possible de les céder, c'est-à-dire de passer un contrat visant à les donner à un autre. Il n'y a pas d'engagement à vendre son corps, même si notre propre faiblesse peut, de faire, amener autrui à nous maîtriser par la force.

Ainsi, ma réponse à la question est la suivante : j'ai un corps et une âme au sens de propriétés métaphysiques attachées à ma personne, mais ce corps et cette âme ne sont pas des propriétés qu'on puisse céder. Je suis une personne, et non une âme, ni un corps. Peut-être ce discours n'est-il pas parfait. Mais il tente de dire quelque chose d'un peu critique vis-à-vis des évidences. Un professeur de philosophie a toujours le devoir de discuter des idées. Il n'a jamais le droit, même en terminale, d'ânonner des platitudes au prétexte qu'elles font partie de la culture générale.

3 commentaires:

  1. Pour Foucault, le philosophe doit penser autrement. Pour toi, il doit penser juste.
    Pour tes collègues, il doit juste penser.
    Peu importe à quoi.

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    1. J'ai récemment lu un livre d'un professeur dont l'ambition pour la classe de philosophie était justement d'"être le plus nombreux possible à penser le plus possible".

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    2. C'est un peu le téléthon de l'intellect...

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