mardi 23 novembre 2010

Le plaisir et les endorphines

Il y a des phrases qui n'ont un sens que si l'on comprend convenablement ce que l'on veut leur faire dire. On entend assez souvent dire qu'une personne pourrait ressentir un état de plaisir parce que son niveau d'endorphines augmente. Les endorphines sont des neuro-transmetteurs, des substances produites par le cerveau et capables d'agir sur l'état global de ce cerveau, en réaction à telle ou telle circonstance. Le plaisir est un état psychologique, caractérisé par le fait que celui qui le ressent cherche à le conserver, ou bien cherche à le retrouver, s'il l'a perdu. Bref, le plaisir est un sentiment désirable. Que dit-on quand on dit que l'on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines?
C'est le "parce que" qui est ici, pris en un certain sens, parfaitement ridicule. Socrate nous le rappelle très bien dans le Phédon : il serait ridicule de dire que Socrate est assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi, ou que Socrate court parce que ses muscles des jambes se contractent de manière répétée. 
En un autre sens, ce "parce que" n'est pas ridicule, mais cache une ignorance. Celui qui n'a pas compris pourquoi Socrate reste assis plutôt que de prendre ses jambes à son cou pourrait dire qu'il reste assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi. Il ne ferait qu'avouer qu'il ne sait pas que Socrate reste assis parce qu'il estime que son devoir est de ne pas désobéir aux lois de son pays. Mais l'ignorance est également réciproque : tel le neurologue contemporain qui se permettrait, lorsque sa connaissance physiologique devient insuffisante, de faire référence aux pensées et à la psychologie des individus. Un neurologue qui affirme que la pensée de quelque chose de plaisant produit des endorphines ne fait qu'avouer qu'il ne sait pas quel mécanisme physiologique produit de l'endorphine. Et le recours à la pensée de l'individu n'est là que pour masquer cette ignorance, pour combler ce trou dans la chaîne causale à établir.
Autrement dit, les pensées, les raisons, les actions ont des liens entre elles, mais n'ont pas de lien avec nos états cérébraux. On peut se mettre à courir parce que l'on décide de s'échapper de prison. Mais on ne court pas parce qu'une bouffée d'adrénaline nous envahit. De même, les états physiologiques entretiennent entre eux des liens, mais n'en ont pas avec les actions et les pensées. Une contraction musculaire peut provoquer une bouffée d'adrénaline, mais le fait de courir a une autre raison. 
Pourtant, cette thèse paralléliste aussitôt posée, il faut peut-être la nuancer. Et en la nuançant, on peut alors établir le seul sens sérieux du "parce que"de "on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines". Dire ceci, c'est dire que tel sentiment de plaisir n'a absolument aucune raison psychologique, qu'il y a une brisure dans la chaîne des raisons, des actions et des pensées, et que dans cette brisure vient se glisser le sentiment correspondant à l'état physique, qui lui, est normalement causé par d'autres processus physiques. Bref, quand un plaisir n'a pas d'explication (si c'est possible) alors la seule explication de ce plaisir est l'état physiologique.
Évidemment, une telle explication, un tel "parce que" est toujours une explication par défaut, faute d'explication plus convaincante. Et c'est pourquoi on pourrait toujours tenter de donner des raisons psychologiques, qui seraient toujours prioritaires. C'est d'ailleurs ici que se glisse la psychanalyse : plutôt qu'attribuer un tourment existentiel à une baisse d'endorphine, elle préfèrera l'attribuer à une pensée inconsciente. Ce faisant, elle restaure la chaîne causale, en ajoutant un "anneau" invisible à cette chaîne. C'est évidemment coûteux, mais cela évite cette confusion conceptuelle que constitue l'affirmation d'un lien causal entre cerveau et état psychologique. 

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