jeudi 25 novembre 2010

Relativisme et autres préjugés

Il y a un préjugé parmi les philosophes, celui selon lequel les jeunes élèves qui leur arrivent en classe de terminale auraient des préjugés. Et par préjugé il faut entendre une croyance injustifiée, sans raison, jamais réfléchie ni examinée pour elle-même.
Or, si l'on retrouve effectivement une croyance absolument universelle parmi les personnes n'ayant pas de culture philosophique, c'est bien l'idée du relativisme des valeurs : tout se vaut; ce qui est bien pour moi n'est pas bien pour un autre; ce qui est vrai pour moi n'est pas vrai pour un autre. Il faut ajouter, pour être précis, que cette croyance ne fonctionne pas seule, mais va presque toujours avec une autre dont on ne peut pas penser qu'elle n'est pas contradictoire avec la précédente : la science, elle, progresse et est indubitablement vraie. Là encore, face à des croyances manifestement si contradictoires, il serait facile de crier au préjugé. Mais il convient plutôt de s'interroger sur l'universalité de ces croyances. Si elles sont partagées par presque tous les esprits, est-ce que cela ne signifie pas qu'elles ont une fonction précise à jouer, de sorte qu'elles ne sont pas des préjugés, mais remplissent une fonction absolument nécessaire?

Or, il me semble que c'est justement le cas. Le relativisme est moins une doctrine qu'une stratégie, une manière de couper court à la discussion, de faire cesser d'avance la possibilité d'un conflit. De sorte que l'adhésion au relativisme n'est pas l'affirmation que tout se vaut, elle est la volonté de ne pas entrer dans un conflit, situé dans un champ donné (la morale et la politique notamment). C'est la peur du conflit, et non pas les préjugés, qui est à l'origine des déclarations relativistes. Pourquoi? Parce que dans ces champs donnés, les élèves savent aussi bien que Weber que la polémique fait rage, qu'il y a une guerre des dieux. Dès lors, plutôt que de rentrer dans une discussion, c'est-à-dire plutôt que d'ouvrir un conflit, ils préfèrent d'avance prévenir ce conflit, en désamorçant immédiatement toute possibilité de leur répondre.
Lorsque l'on dit, par exemple, qu'il est bien de sacrifier un homme pour en sauver deux (lorsque l'on défend l'utilitarisme), on s'engage, on prend des risques, on s'expose à des contre-arguments, la discussion peut s'envenimer etc. Un kantien répondra que la dignité humaine passe avant, et qu'il n'est jamais acceptable d'attenter à la vie d'un homme, fut-ce pour en sauver d'autres. Alors que si l'on dit que certains veulent bien accomplir ce genre d'actes, et que d'autres ne le veulent pas, on se protège immédiatement contre tout argument contraire. On se replie assez platement sur une description factuelle (certes, de fait, les hommes ne sont pas d'accord), sans entrer dans le véritable débat.
Et comme Weber, les élèves pensent pouvoir se replier dans un lieu paisible, celui des faits, celui de la science. Si les élèves sont platement positivistes en même temps que dangereusement relativistes, c'est parce qu'ils n'ont encore jamais expérimenté les conflits qui secouent les sciences, et qui ne sont pas moins virulents que ceux qui ont lieu en morale ou en politique (mais qui sont moins répandus, car réservés aux spécialistes, aux experts).
En résumé, partout où le conflit est inévitable, le relativisme règne. Partout où les élèves n'ont jamais expérimenté de conflit, le dogmatisme le plus robuste s'impose. On est donc bien loin du préjugé irrationnel.

Ceci peut nous amener à réfléchir sur la place très spéciale qu'occupe la philosophie parmi les autres disciplines scolaires. Les autres disciplines présentent un savoir établi et pacifié. Dans tous les cours, c'est la "vérité" qui est transmise aux élèves. Les élèves peuvent donc recueillir la parole de leur professeur avec confiance, puisqu'il y a une forme de pacte à ce que les professeurs ne mentent pas, ni ne disent d'erreur.
En philosophie, les choses sont différentes. Les philosophes ne prétendent pas avoir la vérité. Pourtant, ils s'engagent dans des débats comme s'ils pouvaient les faire avancer, c'est-à-dire, au moins lutter contre quelques erreurs. La philosophie demande de prendre position, tout en sachant prendre au sérieux les opinions contraires. Autrement dit, la philosophie est nécessairement une discussion, un conflit entre positions. Une position qui ne s'oppose à rien est une position qui ne dit rien. 
C'est pourquoi la philosophie ne vise pas du tout à combattre les préjugés ou à donner l'esprit critique. En un sens, elle exige au contraire d'oser endosser des préjugés, d'avoir des convictions tout en sachant que nous ne les aurions pas si nous étions capables de pousser plus loin notre réflexion. La philosophie exige de l'engagement, l'engagement de celui qui sait qu'il se trompe, mais que, compte tenu de ce qu'il sait, il adhère à ce qui est le plus vraisemblable. Bref, la philosophie n'est pas une lutte contre les préjugés, mais une lutte contre la peur. C'est la peur du vide ("je ne vois pas les fondements") et du conflit ("l'autre n'est pas d'accord") qu'il convient d'exorciser.

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